Philippe le Bel, aux racines de la malédiction
Popularisée par le grand cycle historique de Maurice Druon et l’adaptation télévisée magistrale de Claude Barma, l’Histoire des « Rois maudits » a tout pour fasciner. Mais comment démêler le roman de la réalité, la légende des faits historiques ? Dans quelles circonstances la glorieuse dynastie des Capétiens, fondée par Hugues Capet en 987, a-t-elle disparu trois siècles plus tard ?
Paris, 19 mars 1314. « Pape Clément ! Chevalier Guillaume ! Roi Philippe ! Avant un an, je vous cite à paraître au tribunal de Dieu pour y recevoir votre juste châtiment ! Maudits ! Maudits ! Tous maudits jusqu’à la treizième génération de vos races ! », aurait crié Jacques de Molay au moment de mourir, dévoré par les flammes du bûcher auquel l’avait condamné Philippe IV le Bel. Du moins, estce ainsi que Maurice Druon le rapporte dans sa suite romanesque (publiée à partir de 1955). Molay, Grand Maître de l’ordre du Temple, était emprisonné depuis le 13 octobre 1307, quand, sur ordre du roi, baillis et sénéchaux ont arrêté tous les Templiers présents sur le territoire de France. Comment en est-on arrivé là ?
Philippe le Bel, le roi de fer
Maurice Druon, dans le premier tome de sa saga Le Roi de fer, a fait de Philippe le Bel une figure hiératique, insensible et cruelle. L’homme est en réalité secret, extrêmement prudent, réfléchi et très pieux. Il poursuit l’oeuvre de saint Louis, son grand-père, en développant une administration d’État centralisée, avec l’aide de légistes et de techniciens spécialistes du droit romain. Cela ne se fait pas sans heurt car les grands seigneurs, se sentant écartés du pouvoir, se révoltent. Cette progression du droit permet une harmonisation de la Justice. La reprise en main, sans aller jusqu’à la monarchie absolue, témoigne de la volonté de Philippe le Bel d’être le maître en son royaume : bientôt, il engage un bras de fer avec le pape.
Pouvoir temporel contre autorité spirituelle
Ce n’est pas la première fois que des tensions apparaissent dans les relations entre Rome et les Capétiens mais, sous le règne de Philippe le Bel, elles vont s’aggraver. Soucieux de faire entrer de l’argent dans les caisses et de marquer par la même occasion son autorité, le roi décide de nommer lui-même les évêques français et de lever des impôts sur les biens du clergé. Cette autonomie va de pair avec la centralisation du pouvoir qu’il poursuit. Le pape Boniface VIII réaffirme alors la supériorité du pouvoir spirituel sur le temporel, et donc de son propre pouvoir sur celui de Philippe le Bel. Il va jusqu’à menacer le roi d’excommunication, lequel réplique en exigeant un concile pour déposer le pape : « Il se pose en champion de l’Église contre le Vatican », explique l’historien Éric Le Nabour. En 1303, le roi envoie son proche conseiller, Guillaume de Nogaret, arrêter le pape à Anagni, sur ses terres italiennes. L’entrevue aurait été d’une extrême violence : on rapporte que Nogaret aurait giflé le souverain pontife. Sous la pression de la population venue le défendre, les Français doivent battre en retraite… Le mois suivant, Boniface VIII meurt. Les mesures papales engagées contre la France sont annulées et Clément V, élu en 1305, s’installe en Avignon en 1309. « Philippe le Bel opère un renversement de l’autorité spirituelle et impose son pouvoir temporel, analyse Éric Le Nabour. L’Église, dès lors, va servir d’instrument politique ; les contemporains vivent cela comme quelque chose d’anormal. Le roi devient encore plus impopulaire. Le procès des Templiers et leur disparition sont une nouvelle étape dans ce bouleversement des autorités. »
Les Templiers, victimes d’acharnement
Au début du xive siècle, l’ordre des Templiers, fondé deux siècles plus tôt, est le plus prestigieux de la chrétienté. Ses moines-chevaliers ont pour mission de protéger les pèlerins qui se rendent en Terre Sainte et de défendre cette dernière. Ils font voeu d’obéissance, de chasteté et de pauvreté. Le succès rapide de l’Ordre et son prestige lui confèrent une puissance incontestable. Si les chroniqueurs ont longtemps expliqué les poursuites contre les Templiers par l’appât du gain et l’intérêt financier à mettre la main sur leurs biens ou sur leur trésor légendaire, il existe aussi des raisons plus politiques, religieuses voire personnelles. Éric Le Nabour confirme : « Philippe le Bel aurait essayé de rejoindre l’Ordre mais il a été refusé. Il en aurait conçu de la rancune. Sa grande piété, voire son mysticisme, s’il a réellement cru aux accusations d’hérésie, ont pu motiver cet acharnement. Car il s’agit bien d’acharnement, cela avait l’air très personnel ! Nulle part en Europe, même après la dissolution de l’Ordre par le pape, les Templiers ont été autant pourchassés. Enfin, et surtout, il y a la dimension politique : après la prise de Saint-Jean d’Acre en 1291 par les musulmans, les Templiers, de retour en Europe, étaient devenus encombrants. Ne dépendant que du pape, ils formaient un État dans l’État insupportable pour Philippe le Bel qui voulait disposer d’un pouvoir sans partage. »
Clément V lâche prise
Pour amoindrir leur puissance, Philippe le Bel propose d’abord de fusionner l’ordre des Templiers avec celui des Hospitaliers (et qu’un prince français en prenne la tête), dans la perspective de relancer une croisade. L’accord du Grand Maître Jacques de Molay est sollicité, qui le refuse. Le roi écoute alors avec complaisance les rumeurs d’hérésie qui circulent au sujet des Templiers : il demande à ses hommes d’étayer ces soupçons. Leur enquête aboutit, le 13 octobre 1307, à l’arrestation de tous les membres de l’Ordre présents sur le territoire. Un vaste coup de filet qui prend tout le monde de court, y compris Clément V, dont l’autorité est bafouée : normalement, les moines-chevaliers n’ont de comptes à rendre qu’à lui-même. Trop tard. Sous la torture, ils avouent tout ce qu’on leur demande : hérésie, crachats sur la Croix, sodomie… Les rumeurs sont devenues des aveux et les aveux valent preuves. Dans les années qui suivent, manoeuvres et procès se succèdent, certains reviennent sur leurs aveux. En vain. Le pape lâche prise : sans toutefois le condamner, dans la bulle Vox in Excelso de 1312, il prononce la dissolution de l’ordre du Temple.
La malédiction
Reste à régler le sort des derniers dignitaires emprisonnés, dont Jacques de Molay. En 1308, tous ont été absous et réconciliés; en 1314, ils sont condamnés à la prison à vie. Soudain, Jacques de Molay, qui espérait encore être