9 juillet 1849 : le discours sur la misère, message d’un humaniste
Royaliste d’abord, puis conservateur, Victor Hugo se transforme en humaniste convaincu et pragmatique. Avec son Discours sur la misère, il scandalise l’Assemblée nationale et entre en conflit ouvert avec Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III.
Le Discours sur la misère s’achève par ces mots : « […] avec le concours de la garde nationale, de l’armée et de toutes les forces vives du pays, vous venez de raffermir l’État ébranlé encore une fois. […] Vous avez sauvé la société régulière, le gouvernement légal, les institutions, la paix publique, la civilisation même. […] Eh bien ! Vous n’avez rien fait ! […] Vous n’avez rien fait, tant qu’il y a au-dessous de vous une partie du peuple qui désespère ! Vous n’avez rien fait, tant que ceux qui sont dans la force de l’ âge et qui travaillent peuvent être sans pain ! Tant
que ceux qui sont vieux et ont travaillé peuvent être sans asile ! Tant que l’usure dévore nos campagnes, tant qu’on meurt de faim dans nos villes, tant qu’il n’y a pas des lois fraternelles, des lois évangéliques qui viennent de toutes parts en aide aux pauvres familles honnêtes, aux bons paysans, aux bons ouvriers, aux gens de coeur ! […] Vous n’avez rien fait, rien fait, tant que dans cette oeuvre de destruction et de ténèbres, qui se continue souterrainement, l’homme méchant a pour collaborateur fatal l’homme malheureux ! » Ces mots sont ceux d’un socialiste authentique, d’un humaniste. Telle n’est pourtant pas l’éti
quette politique de Victor Hugo. À l’origine, sa sensibilité serait plutôt royaliste, ce qui s’explique d’abord par l’éducation maternelle « vendéenne », pour reprendre sa propre expression.
La souffrance du petit peuple
Ajoutons qu’en tant qu’homme de lettres, la pension royale octroyée par Louis XVIII après la publication des Odes (en 1821) et le soutien de Charles X à Hernani (1830) n’ont pu qu’encourager cette inclination. En 1844, il a été approché par Louis-Philippe dont il est devenu très proche. C’est ainsi qu’en 1845, le poète et dramaturge siège à la Chambre des pairs de France. Victor Hugo perd rapidement ses convictions royalistes. En témoigne Écrit en 1846, le poème dans lequel il confesse son erreur : « Voilà ce que m’apprit l’histoire. Oui, c’est cruel, / Ma raison a tué mon royalisme en duel. / Me voici jacobin. Que veut-on que j’y fasse ? / Le revers du louis dont vous aimez la face, / M’a fait peur. » Victor Hugo va cependant se fourvoyer dans d’autres impasses politiques. En février 1848, la révolution non violente qui renverse Louis-Philippe donne naissance à un gouvernement provisoire de la République. En cette époque de crise économique où le chômage massif maintient les classes modestes dans un état de misère criant, tous les espoirs d’équité sociale sont mis dans la fondation de la Deuxième République. Un demisiècle après la Révolution initiée en 1789, la bourgeoisie commerçante et industrielle exploite le petit peuple plus impitoyablement encore que l’aristocratie a pu le faire sous l’Ancien Régime. Dès février, Victor Hugo est nommé maire du huitième arrondissement de Paris, et en juin, il siège comme député à l’Assemblée constituante, dans les rangs des conservateurs. Avec le
plus grand cynisme, cette Assemblée ne prend que des décisions favorables aux intérêts de la grande bourgeoisie et des royalistes.
Un virage idéologique
L’exemple le plus frappant est celui des ateliers nationaux, créés sous la pression des manifestations de chômeurs qui implorent un travail, sous peine de mourir de faim, eux et leurs familles. Quelques mois plus tard, ces chantiers de terrassement, jugés immoraux et dispendieux par la classe bourgeoise qui les surnomme « râteliers nationaux », sont supprimés provoquant l’insurrection qui éclate à Paris le 22 juin. Le gouvernement de la République donne l’ordre à l’armée de tirer sur la foule qui manifeste ! Dans cette situation révoltante, le rôle joué par Victor Hugo laisse stupéfait. Le futur auteur des Misérables figure parmi les soixante parlementaires nommés commissaires, avec pour mission de rétablir l’ordre. Dans son huitième arrondissement parisien, face aux barricades, Hugo commande à des troupes. L’insurrection, qui dure du 22 au 26 juin, se solde par 4 000 morts et des milliers de condamnations à la déportation. Un an plus tard, Hugo fait référence à ces événements dans son Discours sur la misère, en affirmant aux parlementaires : « Vous avez sauvé la société régulière, le gouvernement légal, les institutions, la paix publique, la civilisation même. » C’est le même Victor Hugo qui disait, dans Écrit en 1846 : « Les Révolutions, qui viennent tout venger, / Font un bien éternel dans leur mal passager. » Le Discours sur la misère est pourtant sincère, la conscience de Victor Hugo s’est enrichie de nouvelles expériences. En décembre 1848, la constitution de la Deuxième République, enfin votée, conduit à l’élection d’un président de la République, Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de l’empereur Napoléon Ier, déjà auteur de deux tentatives de coups d’État ! L’Assemblée législative élue en mai 1849 affiche une large majorité royaliste si sûre d’elle-même qu’elle s’autorise une division entre légitimistes partisans du comte de Chambord, et orléanistes sous la bannière du comte de Paris. Jugeant moins dangereux un candidat royaliste, Victor Hugo a soutenu Louis-Napoléon Bonaparte, en créant un journal, L’Événement, quotidien qui paraît de 1848 à 1851, avec pour dirigeants ses deux fils, Charles et François-Victor. Politique et littéraire – un feuilleton-fleuve est chargé de fidéliser les lecteurs – il compte parmi ses collaborateurs Dumas père et Dumas fils, Gérard de Nerval, Alphonse Karr… Afin de suivre l’information au plus près, le bouclage se fait une heure après la fin de la séance parlementaire, et l’information que dispense L’Événement se caractérise par son indépendance.
Et bientôt… l'exil
Rien d’étonnant donc, si le journal qui a oeuvré pour donner la présidence de la République au prince Napoléon se place vite dans l’opposition ! Charles Hugo se verra ainsi condamné à six mois de prison pour avoir pris parti, dans ses colonnes, contre la peine de mort. Et ce, en vertu d’une
loi sur la presse qui caractérise l’autoritarisme grandissant du président. En juillet 1851, LouisNapoléon Bonaparte propose une révision de la Constitution de la Deuxième République : il veut abolir l’impossibilité de réélire le président sortant. C’est à l’occasion des débats autour de cette proposition que Hugo lance l’invective demeurée célèbre : « Quoi ! Après Auguste, Augustule ! Quoi ! Parce que nous avons eu Napoléon le Grand, il faut que nous ayons Napoléon le Petit ! » L’Assemblée rejette la proposition du princeprésident, mais l’étau policier se resserre sur la famille Hugo. Charles est arrêté et embastillé à la Conciergerie. François-Victor le sera à son tour quelques semaines plus tard. Le coup d’État survient dans la nuit du 2 décembre 1851. D’habiles promotions ayant mis l’armée à son service, le président putschiste verrouille les points stratégiques du centre de Paris, fait occuper les imprimeries et, au petit matin, empêche l’ouverture des cafés. La circulation des informations est bloquée ! Les leaders de l’opposition sont arrêtés. On apprend que des décrets du président de la République dissolvent l’Assemblée nationale et convoquent le peuple français à des élections en vue de la rédaction d’une nouvelle constitution. Les appels au peuple et à l’armée qu’on placarde partout dans Paris résument le projet du putschiste : un retour au système créé par son oncle lorsqu’il devint Premier Consul. Les députés se réunissent dans une mairie d’arrondissement et votent la destitution du chef de l’État. Nombre d’entre eux sont arrêtés dans les heures qui suivent. Le peuple de Paris, médusé, assiste au coup d’État sans réagir. Le souvenir des fusillades de juin 1848 est proche et il sait ne rien avoir à attendre de cette Deuxième République faite pour les riches. Cette fois-ci, Victor Hugo ne fait pas face aux barricades et essaie de persuader le peuple de Paris d’en élever. Il va s’en dresser quelques dizaines, provoquant une répression dont le bilan atteint des centaines de morts. Dans les provinces aussi – dans le sud-est du pays notamment – la répression est sanglante. D’une manière générale, le régime parlementaire de la Deuxième République s’est tellement déconsidéré que l’indifférence demeure le sentiment le mieux partagé. La sécurité de Victor Hugo s’avère plus que compromise. Il ne lui reste d’autre solution que de quitter le pays avant d’être arrêté, voire assassiné par la police secrète, comme l’en avertit Alexandre Dumas.