Septembre 1852 : Juliette Drouet ou la fidélité d’une maîtresse
Après le coup d’État commis par le futur Napoléon III, lorsque la police recherche Victor Hugo, Juliette Drouet, sa maîtresse, lui trouve des cachettes et des faux papiers pour franchir la frontière. Mieux, elle met en sécurité ses précieux manuscrits, puis l’accompagne discrètement sur les chemins de l’exil.
Dans Histoire d’un crime, Victor Hugo raconte le coup d’État, la répression et la traque systématique des opposants. « Sous la porte cochère, quelqu’un me saisit le bras. C'était Madame D. Elle m'attendait. N'entrez pas, me dit-elle. – Je suis découvert ? – Oui. – Et pris ? – Non. Elle ajouta : – Venez. Nous traversâmes la cour et nous sortîmes par une porte d'allée sur la rue Fontaine-Molière ; nous gagnâmes la place du Palais-Royal. Les fiacres y stationnaient comme à l'ordinaire. Nous montâmes dans le premier
venu. Où allons-nous ? demanda le cocher. Elle me regarda. Je répondis : Je ne sais pas. – Je le sais, moi, dit-elle. Les femmes savent toujours où est la providence. Une heure après, j'étais en sûreté. » Madame D. est bien sûr Juliette Drouet, la maîtresse fidèle et en la circonstance, héroïque, de Victor Hugo. Elle tient une place à part parmi les innombrables maîtresses qui donnent sa dimension exceptionnelle à l’érotomanie de Victor Hugo. On n’a jamais pu déterminer le nombre de ses liaisons, mais celles qui sont connues font apparaître des femmes aux personnalités multiples, appartenant à toutes
les catégories sociales. Et comme le personnage Hugo est légendaire, on lui attribue en plus la conquête d’autres mythes vivants, comme l’actrice Sarah Bernhardt et Louise Michel, la grande figure de la Commune.
La passion chevillée au corps
Une mention spéciale doit aussi être faite pour une certaine Léonie d’Aunet, parce qu’elle fut la rivale en titre de Juliette, et surtout parce que son destin illustre bien l’époque. Épouse du peintre François-Auguste Biard, elle entretient pendant sept ans une liaison avec Hugo. Si Adèle Hugo est au courant, Juliette Drouet ne le découvrira que bien plus tard. Quant à Biard, le mari outragé, il porte plainte, car l’adultère constitue un délit (ce sera le cas jusqu’en 1975 !). Un commissaire de police fait ainsi irruption dans le discret hôtel du passage Saint-Roch où les deux amants se retrouvent. Léonie est immédiatement incarcérée à la prison pour femmes de Saint-Lazare. Elle y passe deux mois avant de partir pour six mois dans un des couvents alors consacrés à la remise dans le droit chemin des femmes débauchées. Quant à Victor Hugo, en tant que pair de France, il n’est pas inquiété tandis qu’Adèle, dans un premier temps, s’attache à étouffer le scandale, et ensuite apporte son soutien à Léonie. Celle-ci devient la maîtresse adoubée par l’épouse ! De plus, une fois Léonie d’Aunet répudiée par son mari, Victor Hugo lui apporte durablement une aide financière. Qu’il s’agisse de cette affaire ou de la relation avec Juliette Drouet, on peut s’étonner de voir Adèle Hugo si compréhensive… ou si résignée. Sans doute sait-elle bien quelle puissance peut atteindre une passion amoureuse. Elle en a eu elle-même l'expérience quelques années après son mariage, lorsqu’elle avait pour amant le critique littéraire Charles-Augustin Sainte-Beuve, très proche ami de la famille. S’il en a été mortifié, Victor Hugo a supporté. Par ailleurs, s’agissant de Juliette Drouet, le terme liaison est-il bien choisi pour évoquer une relation qui a duré cinquante ans et inspiré à l’amoureuse vingt mille lettres et billets ? La malheureuse aura cependant passé sa vie dans l’ombre.
Une relation parfois houleuse
Quelques moments forts de cette relation en illustrent le caractère pathétique. Le coup de foudre d’abord. Orpheline, Juliette est éduquée dans un couvent d’où elle sort à l’âge de 15 ans avec pour bagage une bonne éducation
et une beauté sublime. On peut s’en faire une idée exacte, dit-on, en contemplant la statue qui représente la ville de Strasbourg sur la place de la Concorde. Car en 1825, James Pradier, l’auteur de ce monument, eut pour modèle, puis compagne, la jeune Juliette, alors âgée de 19 ans. De cette union naît une fille qui portera le nom de son père. Juliette, qui veut alors devenir actrice, ne sera jamais une mère attentive… Elle ne fera pas non plus carrière, car sa beauté ne compense pas tout à fait les limites de son talent. Elle obtient cependant un petit rôle (neuf répliques) dans la pièce de Victor Hugo Lucrèce Borgia. C’est ainsi qu’elle approche le grand homme et, dans la nuit du 16 au 17 février 1833, devient sa maîtresse. La date importe, car tous deux auront à coeur de célébrer chaque année cet anniversaire. Bien sûr, le grand amour connaîtra des crises, dont deux mémorables. La première survient le jour où Juliette aux abois avoue qu’elle est poursuivie par des créanciers. Victor accepte de payer, mais à tempérament, tant le montant de la dette atteint des sommets. Il n’envisage pas qu’elle ait pu dépenser pareilles sommes toute seule. Aussi son comportement vis-àvis d’elle change, il devient très dur. La jeune femme désespérée quitte Paris pour se réfugier chez sa soeur en Bretagne, mais son amant la rappelle, ne pouvant pas se passer d’elle. Dès lors cependant, Juliette Drouet disparaît de la vie parisienne, acceptant une vie non seulement modeste, proche de la réclusion, entièrement soumise désormais au bon vouloir du grand homme. Seconde crise, le 28 juin 1851 lorsque Juliette reçoit les lettres écrites par Victor à Léonie d’Aunet ; correspondance aimablement communiquée par cette dernière. La naïve Juliette découvre que, depuis sept ans, une autre reçoit des lettres que la passion enflamme. Quant à Léonie, espérait-elle supplanter sa rivale ? La manoeuvre mesquine lui a-t-elle été inspirée par Adèle Hugo ? Victor, offusqué, s’éloigne de Léonie.
Les drames du grand homme
Car entre Victor et Juliette s’est établie une relation profonde. Les liens qui unissent les deux amants éprouvent au fil du temps une solidité renforcée. Il ne s’agit plus des nuits torrides du début, mais d’événements vécus ensemble. Le premier est une histoire terrible, l’instant le plus tragique sans doute de la vie de Victor Hugo. Le 9 septembre 1843, sur le chemin du retour d’un long voyage en Espagne, ils font étape à Rochefort. C’est là que, jetant un oeil sur la presse des jours derniers, Victor Hugo apprend que, cinq jours plus tôt, Léopoldine, sa fille aînée, et son mari se sont noyés lors d’une promenade en barque sur la Seine. Devant le charmant village de Villequier, ils ont été surpris par la redoutable vague du mascaret… Le père
abasourdi est assommé par la culpabilité : au lieu de voyager avec sa maîtresse, il aurait pu répondre à l’invitation de sa fille en Normandie. Dans cette situation délicate, Juliette sait adopter l’attitude idoine. Mais c’est avec le coup d’État du 2 décembre 1851 qu’une nouvelle force vient lier les deux amants. Juliette Drouet devient le salut de Victor Hugo. Lorsque la police traque celui qui a osé traiter le président maintenant putschiste de « Napoléon le Petit », c’est Juliette qui lui trouve des caches. C’est toujours elle qui se fait donner le passeport d’une relation, précieux sésame qui permet à Hugo de passer la frontière pour se réfugier à Bruxelles.
Ensemble malgré l'exil
C'est encore elle qui se charge de convoyer en Belgique une malle contenant le bien le plus précieux pour l’écrivain: ses manuscrits. Juliette Drouet reste à Bruxelles, mais tandis que Victor s’installe au n° 16 puis au n° 27 de la Grand’place, elle est logée chez des amis. Victor Hugo rédige Napoléon le Petit, dont la publication lui vaut d’être invité à quitter la Belgique, qui tient à conserver de bons rapports avec le prince-président. Prévoyant, il a déjà envisagé un nouveau refuge. Ce sera Jersey, île britannique située en vue de la France ! Il va s’y installer durablement, rejoint par Adèle et la famille. Le mobilier parisien étant vendu, tandis que les avoirs financiers avaient été sauvegardés dès le coup d’État. Et Juliette ? Elle est invitée à venir à Jersey, mais en toute discrétion : Saint-Hélier est un gros bourg où tout se voit, tout se sait et l’illustre proscrit tient à conserver son honorabilité. Tandis que la famille Hugo s’installe à Marine Terrace, Juliette Drouet est reléguée au Havre des Pas.
Les années Guernesey
Entre-temps, la publication de Napoléon le Petit rapporte des droits d’auteur substantiels qui évitent tout souci financier. En fait, Jersey accueille une petite communauté de proscrits français, assez nombreux pour justifier la publication d’un journal : L’Homme. Les mois passent, puis les années. Victor Hugo écrit beaucoup : Les Contemplations, Les Châtiments… Juliette se résigne, mais est mieux logée. En 1855, la bienveillance qui avait entouré les Français émigrés fait place à une irritation grandissante, surtout lorsque ces derniers critiquent les rapports de sympathie qui s’établissent entre la reine Victoria et Napoléon III. Les journalistes de L’Homme sont expulsés de Jersey,
Une fois proclamée la déchéance de l’Empire, lorsque Victor Hugo revient triomphalement à Paris, Juliette est à ses côtés.
décision à laquelle Hugo réagit par une protestation vibrante. Il reçoit à son tour l’injonction de quitter l’île. Le 31 octobre, c’est le départ pour Guernesey. Juliette fait partie du voyage et, cette fois, subit une relégation moins stricte. Grâce au succès des Contemplations, Hugo peut se rendre acquéreur d’une maison superbe qu’il va aménager à son goût : Hauteville House. Il loue pour Juliette une maison située à quelques dizaines de mètres. Peu à peu – mais le temps se compte en années – des rapports s’établissent entre la famille Hugo et la maîtresse. Charles et FrançoisVictor lui rendent régulièrement visite. En 1863, Adèle dédicace à Juliette Drouet un exemplaire de son Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie. L’année suivante, elle l’invite à fêter Noël en leur compagnie à Hauteville House. Telle est l’histoire de l’étrange relation qui lie Victor Hugo à Juliette Drouet. Adèle Hugo décède le 27 août 1868 d’une attaque d’apoplexie. Non, les vieux amants ne se laisseront pas aller au ridicule d’un mariage qui ferait les choux gras de la presse. Mais en septembre 1870, une fois proclamée la déchéance de l’Empire, lorsque Victor Hugo revient triomphalement à Paris, Juliette est à ses côtés. Le 11 mai 1883, elle décède d’un cancer. À partir de ce jour-là, Victor Hugo cesse d’écrire.