Portrait
Vauban le visionnaire
Vauban a-t-il bien conçu toutes les fortifications et citadelles qu’on lui prête ? S’est-il déplacé sur tous leurs chantiers ? Cela ne fait pas de doute ; l’Histoire n’a rien exagéré. Mais le génial architecte de Louis XIV fut bien plus qu’ingénieur militaire. Statisticien, économiste, urbaniste, publiciste et théoricien de l’impôt sur le revenu, il jeta les bases de la France moderne.
Selon l’Éloge prononcé peu après son décès par le Secrétaire perpétuel de l’Académie royale des sciences, Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban (1633-1707) «… a fait travailler à trois cents places anciennes et en a fait trente-trois neuves ; il a conduit cinquante-trois sièges … il s’est trouvé à cent quarante actions de vigueur. » Quant aux historiens qui ont établi un pointage méticuleux de ses déplacements à longue distance, ils totalisent 180 600 kilomètres pour 57 années de service, soit une moyenne annuelle de 3 168 km, parcourus en une centaine de jours. Ce sont précisément ces voyages qui ont fait de Vauban l’observateur privilégié de la France, et l’ont amené à étudier bien d’autres problématiques que l’art de la guerre. En tant qu’ingénieur militaire, Vauban est vite effaré par les hécatombes auxquelles il assiste. Et il s’interroge : de com
bien d’hommes le pays dispose-t-il pour remplacer les soldats tués au combat ? En reste-t-il assez pour assurer la subsistance du pays ? À une époque où, sans une paire de bras solides pour guider la charrue, semer à la volée et moissonner à la faux, un champ de blé devient une friche d’une saison à l’autre. Que le phénomène se généralise, et le royaume connaîtra la faim.
Connaître son pays pour mieux le gérer
Faute de pouvoir répondre à la question, Vauban fait sien l’adage selon lequel « La sueur épargne le sang ». Autrement dit, les travaux longs et fatigants, effectués pour préparer l’assaut d’une place assiégée, permettent d’économiser des vies , de conserver des forces pour la suite du conflit. L’ingénieur veut donc se faire une idée du potentiel de la France. Mieux qu’un simple recensement, il veut déterminer ce que les campagnes peuvent fournir en cultures et en élevage ; ce
Ci-dessous : Valenciennes prise d’assaut par Louis XIV, le 17 mars 1677, de Jean Alaux dit « le Romain » (1837). Vauban dirige les opérations militaires.
Ci-contre : Portrait présumé de Sébastien Le Prestre, Seigneur de Vauban, École française du xviie siècle.
que les forêts contiennent de bois ; quel est le volume des échanges commerciaux ? Ainsi, serait-il possible d’envisager une politique économique basée sur une connaissance objective du pays. Vauban invente donc un outil statistique ; une démarche intellectuelle révolutionnaire pour son temps. Pour ce faire, il conduit une étude prototype sur ses propres terres : la Description géographique de l’élection de Vézelay demeurera, jusqu’au xixe siècle, un parfait modèle d’étude économique d’un pays. Par la suite, en rédigeant La Cochonnerie, ou Calcul estimatif pour connaître jusqu’où peut aller la production d’une truie pendant dix années de temps, il invente les statistiques. On dit que Vauban avait l’oreille de Louis XIV et qu’il échangeait avec lui très librement. Connaissant la personnalité du Roi-Soleil, on ne peut imaginer que flagornerie. C’est tout l’inverse, Vauban ne craignant jamais de dire son fait au roi, comme on a pu le vérifier lors de la Révocation de l’édit de Nantes, et avec le projet du pré carré. Lorsque Louis XIV révoque l’édit de Nantes, provoquant l’émigration de milliers de protestants, Vauban est le seul à prévenir le roi que la France est en train de se démunir de ses élites.
De la défense du pré carré
On notera aussi qu’en refusant de s’arrêter aux questions religieuses, même s’il est lui-même un fervent catholique, Vauban invente le principe de l’État laïc. Mais c’est avec le projet du pré carré que Vauban montre sa dimension étatique. S’il ne s’autorise pas à juger la politique expansionniste de son souverain – 46 années de guerre
On notera aussi qu’en refusant de s’arrêter aux questions religieuses, même s’il est lui-même un fervent catholique, Vauban invente le principe de l’État laïc.
en 72 ans de règne ! –, Vauban détermine les limites du raisonnable en définissant des frontières définitives et tenables pour le royaume, ce qu’il appelle le pré carré. Fortifier le pays s’impose dès lors comme une urgence. Comment effectuer ces travaux dans les meilleurs délais ? La logistique devient la force numéro un. Pour le transport des matériaux de construction, Vauban constate que la voie d’eau est la plus efficace, ce qui l’amène à rêver d’une France maillée par un réseau de canaux. Si, à l’origine, il ne pense qu’à l’approvisionnement de ses chantiers, bientôt Vauban envisage que ce réseau serve à des échanges commerciaux entre toutes les provinces : il invente l’aménagement du territoire. Et comme il accumule les voyages entre les côtes bretonnes et le massif alpin, les parages de La Rochelle et la vallée du Rhin, une réalité s’impose à Vauban : la misère gagne tandis que les fermiers généraux s’enrichissent. Lorsque le pays est géré, c’est pour l’unique profit de quelques-uns. D’abord, il préconise le remplacement du système des charges par une administration au service exclusif de l’État : des réflexions qui annoncent la Révolution de 1789 ! Mais bientôt Vauban va plus loin. Il découvre que l’essentiel de la pression fiscale pèse sur les paysans. Et que ceux-ci, ayant compris que leur labeur ne sert qu’à payer des impôts, laissent la terre retourner en friche. Alors lui vient l’idée que chacun doit contribuer aux dépenses du royaume dans la proportion des revenus qu’il a obtenus en usant de ses infrastructures. Aristocrates, bourgeois, gens du peuple : tout le monde doit payer. Avec cette dernière réflexion, matérialisée dans le livre Projet de dîme royale, Vauban invente l’impôt sur le revenu ! Mais l’idée, pourtant évidente aujourd’hui, ne sera pas mise en application avant la loi Caillaux de 1917.