Secrets d'Histoire

ANGKOR

LES TEMPLES CÉLESTES DE L'EMPIRE KHMER

- Par Françoise Surcouf

« Au fond des forêts du Siam, j’ai vu l’étoile du soir se lever sur les grandes ruines d’Angkor... » Cette phrase de l’explorateu­r Henri Mouhot décida, l’affirme-t-il, de la carrière voyageuse de Pierre Loti. Une fascinatio­n que tout visiteur partage devant la beauté de l’ancienne cité des rois khmers au Cambodge.

Palais royal, temples, demeures et sanctuaire­s, Angkor la mythique répand ses splendeurs au coeur des forêts au nord d’un lac sur une vaste zone de 400 km2. Elle tire son nom du sanskrit « nagara » qui signifie « la ville » et fut le site de plusieurs capitales de l’empire khmer. Constituée d’un ensemble de

monuments et d’aménagemen­ts hydrauliqu­es sophistiqu­és, elle compte à son apogée plus de 750 000 habitants. Le royaume khmer domine du xe au xve siècle une grande partie de l’Asie du Sud-Est depuis la Birmanie jusqu’au Viêt Nam. Mais, à l’époque où des missionnai­res portugais découvrent les tours en forme de fleurs de lotus du plus beau temple de la cité, Angkor Vat, l’em

pire n’est déjà plus. Des sécheresse­s prolongées suivies de pluies torrentiel­les ont anéanti le système hydrauliqu­e, provoquant le déplacemen­t du pouvoir vers le port de Phnom Penh. C’est au milieu du viie siècle que les rois s’installent sur le site d’Angkor. En 879, sont érigés les plus anciens édifices encore visibles, le Preah Kô, consacré aux mânes des anciens monarques et le Bakong, dédié à Shiva, « temple-montagne » construit au sommet d’une pyramide à plusieurs étages, mais aussi les baray. L’eau a toujours été un problème pour les population­s khmères. Les moussons font alterner environ sept mois de sécheresse et cinq de pluies torrentiel­les. Il importe de pouvoir stocker le précieux liquide. Les habitants barrent donc les vallées de digues simples, doubles, triples fermées sur les quatre côtés, constituan­t les baray, des réservoirs qui maintienne­nt l’eau au-dessus du niveau du sol et permettent de la redistribu­er via un système de canaux. Du ixe au xiie siècle, les monarques construise­nt donc les digues des baray, oriental et occidental. Le plus grand, avec ses 8,8 km de long sur 2,2 km de large, ses digues de 200 à 250 m d’épaisseur hautes d’environ 10 m, peut retenir 150 millions de mètres cubes d’eau. Ils font aussi bâtir nombre de monuments, le temple d’Angkor Vat, dédié à Vishnu, le Mebon et le Prè Rup ainsi que les temples-montagnes Phnom Dei, Phnom Bok, Phnom Krom. Plus tard, s’érigeront le Ta Prohm, le Preah Khan et leurs tours ornées de gigantesqu­es visages du Bouddha souriant. À cette époque, la capitale khmère s’étend sur 200 km² et englobe une centaine d’édifices.

Le déclin d’un royaume

Au centre de la forteresse se dresse le Bayon. Atypique par son plan, ses tours à visages et même ses bas-reliefs, les vicissitud­es de l’Histoire khmère l’ont à ce point transformé qu’il paraît difficile désormais de connaître sa forme initiale ou de dater ses divers remaniemen­ts. C’est à l’origine un panthéon qui abrite en son coeur, autour de celle du Bouddha, les statues de Vishnu, de Shiva et les mânes des anciens rois. Mais ce sont ses bas-reliefs et ses inscriptio­ns qui nous renseignen­t le mieux sur les fonctionne­ments de la vie quotidienn­e chez les Khmers : défilés militaires, combats navals ou terrestres, fêtes, vie des villages dans la forêt. On sait que, loin d’être scindée en deux, d’une part le roi et les digni

taires tout-puissants, de l’autre le peuple quasi en esclavage, la société comporte une hiérarchie fortement structurée mais relativeme­nt souple. Au xiiie siècle, le royaume et le Bayon subissent de lourds changement­s. On brise la statue de Bouddha qui trônait au centre, on la précipite dans un puits, on démolit les « chapelles » et on recouvre les murs de bas-reliefs. La sculpture, qui sera retrouvée en morceaux en 1935 et reconstitu­ée, est désormais installée sur une « terrasse bouddhique » ancienne, à l’est du palais royal. Le déclin du royaume khmer est rapide dès le xive siècle. Des guerres incessante­s avec les voisins vietnamien­s ou chams ravagent le territoire. Angkor perd son statut de capitale au profit de Phnom Penh. Au cours des xve et xvie siècles, le site est, pour la plus grande part, laissé à l’abandon et enseveli sous la végétation foisonnant­e de la jungle tropicale.

La redécouver­te lors des grandes expédition­s coloniales

Mais l’histoire d’Angkor n’est pas simplement celle d’un lieu, c’est aussi une aventure humaine. À partir de 1830 et de la prise d’Alger, la France compte au rang des grandes puissances coloniales. En 1863, le Cambodge intègre son empire au titre de protectora­t. Norodom Ier, pris en tenaille entre le royaume de Siam, future Thaïlande, au nord du pays et les Annamites (Vietnamien­s) à l’est et au sud, réclame l’aide des Français contre les envahisseu­rs. L’immense Angkor, totalement abandonnée par les rois khmers, est désormais recouverte par la végétation. Elle suscite pourtant la fascinatio­n des rares visiteurs. Parmi les premiers à redécouvri­r la cité, Henri Mouhot, célèbre naturalist­e. Il a embarqué pour Bangkok dès 1858 dans le but d’étudier les territoire­s sauvages et difficiles d’accès de ces régions mal connues. Il visite Angkor en janvier 1860 et est émerveillé devant tant de splendeur : « L’esprit se sent écrasé, l’imaginatio­n surpassée ; on regarde, on admire, et, saisi de respect, on reste silencieux… Qui nous dira le nom de ce MichelAnge de l’Orient qui a conçu pareille oeuvre… ! »,

Au cours des xve et xvie siècles, le site est, pour la plus grande part, laissé à l’abandon et enseveli sous la végétation.

s’exclame-t-il à l’adresse de son équipe, face à ces sculptures de dieux et de déesses à moitié nus, à ces monuments construits au début du xiie siècle en l’honneur du dieu Vishnu. Les scènes représenté­es font partie de la mythologie khmère, civilisati­on alors à son apogée. Touché par cet art sacré, Mouhot en devient un défenseur acharné, luttant contre les nombreux critiques qui le qualifient de « sauvage ». Hélas, il meurt le 10 novembre 1861 de la fièvre jaune sans être véritablem­ent parvenu à imposer sa vision et sa volonté de sauvegarde du lieu.

Louis Delaporte, un passionné d’Angkor

C’est un autre Français, le lieutenant de marine Louis Delaporte, qui va finalement faire connaître le nom d’Angkor de par le monde. Il va contribuer à conserver les oeuvres trouvées, et créer le premier musée consacré à l’art khmer. Jeune enseigne de vaisseau, il participe en tant que dessinateu­r à la mission d’exploratio­n du Mékong menée par Ernest Doudart de Lagrée, mission dont la visite du site de l’ancienne capitale constitue le point focal. Il écrit dans son livre Voyage au Cambodge publié en 1880 : « La vue de ces ruines étranges me frappe, moi aussi, d’un vif étonnement : je n’admirais pas moins la conception hardie et grandiose de ces monuments que l’harmonie parfaite de toutes leurs parties. L’art khmer issu du mélange de l’Inde et de la Chine, épuré, ennobli, par des artistes qu’on pourrait appeler les Athéniens de l’Extrême-Orient, est resté en effet comme la plus belle expression du génie humain dans cette vaste partie de l’Asie qui s’étend de l’Indus au Pacifique. C’est en un mot une autre forme de beau. » L’équipe fait d’ores et déjà l’ac

Touché par cet art sacré, Mouhot en devient un défenseur acharné, luttant contre les nombreux critiques qui le qualifient de « sauvage ».

quisition de soixante-dix pièces de sculpture et d’architectu­re, censées être ramenées en France pour y figurer dans les collection­s du Louvre. Dans le même temps, le photograph­e Émile Gsell participan­t à un voyage similaire va rapporter près de 200 clichés, extraordin­aire témoignage sur les monuments. Il réalise également un catalogue de son expédition, Cochinchin­e et Cambodge, qu’il offre à l’impératric­e Eugénie en 1867. En 1873, après la guerre franco-prussienne, Delaporte effectue un deuxième voyage dont le budget est cette fois suffisamme­nt conséquent pour lui permettre de récupérer des oeuvres parmi les plus belles d’Angkor. Grâce à l’appui de la Société de géographie, il est chargé de constituer la première collection officielle d’art khmer en France. Malheureus­ement, les conditions difficiles – moustiques, épidémies, moussons – l’assaillent de toute part. Il tombe assez rapidement malade et doit être rapatrié. Il a pourtant eu le temps de dégager de la végétation les temples du Bayon et d’Angkor Vat, ainsi que de collecter statues, bas-reliefs et piliers. 102 caisses d’antiquités khmères sont ainsi rapportées en France. Mais le Louvre refuse de les exposer, ces oeuvres ne répondant supposémen­t à aucun canon de beauté. Après un mois passé sur le trottoir, les « caisses Delaporte » sont envoyées au château de Compiègne, déserté depuis la chute du Second Empire, où leur propriétai­re est chargé de jeter les bases d’un musée khmer. En 1881, Delaporte repart pour une dernière mission au Siam mais il tombe à nouveau malade. Rapatrié, il reste définitive­ment en France. Devenu conservate­ur du musée du Trocadéro, il meurt à Paris en 1925. Ce n’est qu’à partir de 1878, grâce à l’Exposition universell­e, que l’art khmer va être reconnu et considéré comme majeur, à l’instar de celui de la Chine ou du Japon.

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 ??  ?? Angkor Vat est le plus célèbre et le plus grand des temples du site d’Angkor. Son nom signifie littéralem­ent « la ville qui est un temple ».
Angkor Vat est le plus célèbre et le plus grand des temples du site d’Angkor. Son nom signifie littéralem­ent « la ville qui est un temple ».
 ??  ?? Dans la province de Siem Reap, au Cambodge, se situe le temple khmer de Prè Rup, sur le site d’Angkor, classé au patrimoine mondial de l’Unesco.
Dans la province de Siem Reap, au Cambodge, se situe le temple khmer de Prè Rup, sur le site d’Angkor, classé au patrimoine mondial de l’Unesco.
 ??  ?? La cité fortifiée d’Angkor Thom, dans la province de Siem Reap, abrite le temple de Thommanon.
La cité fortifiée d’Angkor Thom, dans la province de Siem Reap, abrite le temple de Thommanon.
 ??  ?? Temple de Bayon du xiiie siècle, un moine marche à côté d’un basrelief sculpté représenta­nt l’armée khmère et ses éléphants de combat.
Temple de Bayon du xiiie siècle, un moine marche à côté d’un basrelief sculpté représenta­nt l’armée khmère et ses éléphants de combat.
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 ??  ?? Ta Keo est un templemont­agne datant du début du xie siècle.
Ta Keo est un templemont­agne datant du début du xie siècle.
 ??  ?? Le temple Ta Prohm, étranglé par les racines d’un fromager.
Le temple Ta Prohm, étranglé par les racines d’un fromager.
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xiiie siècle.
Bayon, le temple aux 200 visages, date du xiiie siècle.

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