ANGKOR
LES TEMPLES CÉLESTES DE L'EMPIRE KHMER
« Au fond des forêts du Siam, j’ai vu l’étoile du soir se lever sur les grandes ruines d’Angkor... » Cette phrase de l’explorateur Henri Mouhot décida, l’affirme-t-il, de la carrière voyageuse de Pierre Loti. Une fascination que tout visiteur partage devant la beauté de l’ancienne cité des rois khmers au Cambodge.
Palais royal, temples, demeures et sanctuaires, Angkor la mythique répand ses splendeurs au coeur des forêts au nord d’un lac sur une vaste zone de 400 km2. Elle tire son nom du sanskrit « nagara » qui signifie « la ville » et fut le site de plusieurs capitales de l’empire khmer. Constituée d’un ensemble de
monuments et d’aménagements hydrauliques sophistiqués, elle compte à son apogée plus de 750 000 habitants. Le royaume khmer domine du xe au xve siècle une grande partie de l’Asie du Sud-Est depuis la Birmanie jusqu’au Viêt Nam. Mais, à l’époque où des missionnaires portugais découvrent les tours en forme de fleurs de lotus du plus beau temple de la cité, Angkor Vat, l’em
pire n’est déjà plus. Des sécheresses prolongées suivies de pluies torrentielles ont anéanti le système hydraulique, provoquant le déplacement du pouvoir vers le port de Phnom Penh. C’est au milieu du viie siècle que les rois s’installent sur le site d’Angkor. En 879, sont érigés les plus anciens édifices encore visibles, le Preah Kô, consacré aux mânes des anciens monarques et le Bakong, dédié à Shiva, « temple-montagne » construit au sommet d’une pyramide à plusieurs étages, mais aussi les baray. L’eau a toujours été un problème pour les populations khmères. Les moussons font alterner environ sept mois de sécheresse et cinq de pluies torrentielles. Il importe de pouvoir stocker le précieux liquide. Les habitants barrent donc les vallées de digues simples, doubles, triples fermées sur les quatre côtés, constituant les baray, des réservoirs qui maintiennent l’eau au-dessus du niveau du sol et permettent de la redistribuer via un système de canaux. Du ixe au xiie siècle, les monarques construisent donc les digues des baray, oriental et occidental. Le plus grand, avec ses 8,8 km de long sur 2,2 km de large, ses digues de 200 à 250 m d’épaisseur hautes d’environ 10 m, peut retenir 150 millions de mètres cubes d’eau. Ils font aussi bâtir nombre de monuments, le temple d’Angkor Vat, dédié à Vishnu, le Mebon et le Prè Rup ainsi que les temples-montagnes Phnom Dei, Phnom Bok, Phnom Krom. Plus tard, s’érigeront le Ta Prohm, le Preah Khan et leurs tours ornées de gigantesques visages du Bouddha souriant. À cette époque, la capitale khmère s’étend sur 200 km² et englobe une centaine d’édifices.
Le déclin d’un royaume
Au centre de la forteresse se dresse le Bayon. Atypique par son plan, ses tours à visages et même ses bas-reliefs, les vicissitudes de l’Histoire khmère l’ont à ce point transformé qu’il paraît difficile désormais de connaître sa forme initiale ou de dater ses divers remaniements. C’est à l’origine un panthéon qui abrite en son coeur, autour de celle du Bouddha, les statues de Vishnu, de Shiva et les mânes des anciens rois. Mais ce sont ses bas-reliefs et ses inscriptions qui nous renseignent le mieux sur les fonctionnements de la vie quotidienne chez les Khmers : défilés militaires, combats navals ou terrestres, fêtes, vie des villages dans la forêt. On sait que, loin d’être scindée en deux, d’une part le roi et les digni
taires tout-puissants, de l’autre le peuple quasi en esclavage, la société comporte une hiérarchie fortement structurée mais relativement souple. Au xiiie siècle, le royaume et le Bayon subissent de lourds changements. On brise la statue de Bouddha qui trônait au centre, on la précipite dans un puits, on démolit les « chapelles » et on recouvre les murs de bas-reliefs. La sculpture, qui sera retrouvée en morceaux en 1935 et reconstituée, est désormais installée sur une « terrasse bouddhique » ancienne, à l’est du palais royal. Le déclin du royaume khmer est rapide dès le xive siècle. Des guerres incessantes avec les voisins vietnamiens ou chams ravagent le territoire. Angkor perd son statut de capitale au profit de Phnom Penh. Au cours des xve et xvie siècles, le site est, pour la plus grande part, laissé à l’abandon et enseveli sous la végétation foisonnante de la jungle tropicale.
La redécouverte lors des grandes expéditions coloniales
Mais l’histoire d’Angkor n’est pas simplement celle d’un lieu, c’est aussi une aventure humaine. À partir de 1830 et de la prise d’Alger, la France compte au rang des grandes puissances coloniales. En 1863, le Cambodge intègre son empire au titre de protectorat. Norodom Ier, pris en tenaille entre le royaume de Siam, future Thaïlande, au nord du pays et les Annamites (Vietnamiens) à l’est et au sud, réclame l’aide des Français contre les envahisseurs. L’immense Angkor, totalement abandonnée par les rois khmers, est désormais recouverte par la végétation. Elle suscite pourtant la fascination des rares visiteurs. Parmi les premiers à redécouvrir la cité, Henri Mouhot, célèbre naturaliste. Il a embarqué pour Bangkok dès 1858 dans le but d’étudier les territoires sauvages et difficiles d’accès de ces régions mal connues. Il visite Angkor en janvier 1860 et est émerveillé devant tant de splendeur : « L’esprit se sent écrasé, l’imagination surpassée ; on regarde, on admire, et, saisi de respect, on reste silencieux… Qui nous dira le nom de ce MichelAnge de l’Orient qui a conçu pareille oeuvre… ! »,
Au cours des xve et xvie siècles, le site est, pour la plus grande part, laissé à l’abandon et enseveli sous la végétation.
s’exclame-t-il à l’adresse de son équipe, face à ces sculptures de dieux et de déesses à moitié nus, à ces monuments construits au début du xiie siècle en l’honneur du dieu Vishnu. Les scènes représentées font partie de la mythologie khmère, civilisation alors à son apogée. Touché par cet art sacré, Mouhot en devient un défenseur acharné, luttant contre les nombreux critiques qui le qualifient de « sauvage ». Hélas, il meurt le 10 novembre 1861 de la fièvre jaune sans être véritablement parvenu à imposer sa vision et sa volonté de sauvegarde du lieu.
Louis Delaporte, un passionné d’Angkor
C’est un autre Français, le lieutenant de marine Louis Delaporte, qui va finalement faire connaître le nom d’Angkor de par le monde. Il va contribuer à conserver les oeuvres trouvées, et créer le premier musée consacré à l’art khmer. Jeune enseigne de vaisseau, il participe en tant que dessinateur à la mission d’exploration du Mékong menée par Ernest Doudart de Lagrée, mission dont la visite du site de l’ancienne capitale constitue le point focal. Il écrit dans son livre Voyage au Cambodge publié en 1880 : « La vue de ces ruines étranges me frappe, moi aussi, d’un vif étonnement : je n’admirais pas moins la conception hardie et grandiose de ces monuments que l’harmonie parfaite de toutes leurs parties. L’art khmer issu du mélange de l’Inde et de la Chine, épuré, ennobli, par des artistes qu’on pourrait appeler les Athéniens de l’Extrême-Orient, est resté en effet comme la plus belle expression du génie humain dans cette vaste partie de l’Asie qui s’étend de l’Indus au Pacifique. C’est en un mot une autre forme de beau. » L’équipe fait d’ores et déjà l’ac
Touché par cet art sacré, Mouhot en devient un défenseur acharné, luttant contre les nombreux critiques qui le qualifient de « sauvage ».
quisition de soixante-dix pièces de sculpture et d’architecture, censées être ramenées en France pour y figurer dans les collections du Louvre. Dans le même temps, le photographe Émile Gsell participant à un voyage similaire va rapporter près de 200 clichés, extraordinaire témoignage sur les monuments. Il réalise également un catalogue de son expédition, Cochinchine et Cambodge, qu’il offre à l’impératrice Eugénie en 1867. En 1873, après la guerre franco-prussienne, Delaporte effectue un deuxième voyage dont le budget est cette fois suffisamment conséquent pour lui permettre de récupérer des oeuvres parmi les plus belles d’Angkor. Grâce à l’appui de la Société de géographie, il est chargé de constituer la première collection officielle d’art khmer en France. Malheureusement, les conditions difficiles – moustiques, épidémies, moussons – l’assaillent de toute part. Il tombe assez rapidement malade et doit être rapatrié. Il a pourtant eu le temps de dégager de la végétation les temples du Bayon et d’Angkor Vat, ainsi que de collecter statues, bas-reliefs et piliers. 102 caisses d’antiquités khmères sont ainsi rapportées en France. Mais le Louvre refuse de les exposer, ces oeuvres ne répondant supposément à aucun canon de beauté. Après un mois passé sur le trottoir, les « caisses Delaporte » sont envoyées au château de Compiègne, déserté depuis la chute du Second Empire, où leur propriétaire est chargé de jeter les bases d’un musée khmer. En 1881, Delaporte repart pour une dernière mission au Siam mais il tombe à nouveau malade. Rapatrié, il reste définitivement en France. Devenu conservateur du musée du Trocadéro, il meurt à Paris en 1925. Ce n’est qu’à partir de 1878, grâce à l’Exposition universelle, que l’art khmer va être reconnu et considéré comme majeur, à l’instar de celui de la Chine ou du Japon.