Enquête e-sport
De plus en plus de jeunes rêvent aujourd'hui de devenir joueurs professionnels de FIFA. Il faut dire que certains gamers, à l'instar de DaXe, RocKy ou le pionnier Bruce Grannec, sont parfois presque plus connus que certains joueurs de foot.
Nous sommes à la mi-juin, le bac approche. Élève en terminale ES, Nathan, 17 ans, ne fanfaronne pas:
“C’est dur de gérer la compétition et le taff. J’aurai peut-être le bac avec 10 ou 11 de moyenne.”
Parallèlement à ses études, celui que l’on surnomme Herozia est joueur professionnel sur FIFA 17, le plus célèbre des jeux de football virtuel. En période de compétition, le Perpignanais peut manquer deux jours de cours par semaine, la majorité des tournois nationaux se déroulant à Paris. Si la Picardie est plus proche de la capitale, Lucas, alias DaXe, élève en première scientifique, rencontre des difficultés similaires, d’autant qu’en plus des compétitions nationales, s’ajoutent tournois internationaux et sollicitations médiatiques. Olivier, son père, est fataliste: “Cette année est compliquée. Lucas est très demandé. Ça s’est ressenti dans ses résultats. J’ai essayé de l’aider au maximum, mais il y a une limite.” Manquer les cours pour jouer à la console, c’est le fantasme de beaucoup d’élèves. Alors que certains professeurs déplorent le manque de considération toujours croissant envers l’enseignement scolaire, d’autres encouragent ces jeunes: “Certains professeurs me suivent à la télé et me félicitent pour mes résultats”, sourit
Herozia.
FIFA 17, bien culturel le plus vendu en France
Si Lucas et Nathan doivent s’accrocher, leur présence au sein des prestigieuses filières S et ES prouve que le jeu vidéo n’est pas le refuge des seuls cancres. Sans crier au génie, ces mômes possèdent des aptitudes rares pour leur âge: intelligence, logique, maîtrise de soi, concentration, faculté à gérer le stress et à se représenter aisément dans l’espace. Tactiquement et techniquement, les pros sont au point, et ces qualités font la différence avec les amateurs: “Certains vont jouer 10 h par jour sans jamais atteindre le niveau d’un professionnel. Il faut maîtriser le jeu”,
explique Johann, le nouveau champion de France 2017. Maîtriser FIFA, Lucas (DaXe) en a fait un objectif. Depuis ses 13 ans, le garçon n’avait qu’un rêve: décrocher la couronne mondiale. Mission accomplie le 31 octobre dernier. À 16 ans, il remporte l’E-sports World Convention (ESWC) en
battant l’Allemand Timox à la Paris Games Week. De retour au lycée Felix Faure de Beauvais, il assure que les regards ont changé: “Ça a fait beaucoup parler. Il y avait plein de rumeurs comme quoi le champion du monde était dans le lycée. Les gens cherchaient à savoir qui c’était.”
La popularité grandissante des joueurs français s’explique par le succès d’une série de jeux: FIFA 17 s’est écoulé en France à plus d’1,5 million d’exemplaires, ce qui en fait le bien culturel le plus vendu de l’Hexagone. La notoriété des joueurs français s’explique aussi par leurs résultats, puisqu’ils se placent tout en haut de la hiérarchie mondiale. Si le niveau est très serré, Corentin Chevrey alias RocKy, s’impose comme le leader: “RocKy c’est un monstre, le meilleur joueur au monde. Il a gagné 160 000 dollars il y a quelques semaines à Berlin lors des FUT Championship Series. Il est craint de tout le monde”, rapporte le commentateur et ancien
“Certains vont jouer 10 h par jour sans jamais atteindre le niveau d’un professionnel. Il faut maîtriser le jeu.” Johann, champion de France FIFA 17
champion du monde Bruce Grannec.
In Real Life (IRL) comme sur la toile, les joueurs deviennent des personnalités médiatiques, des modèles que l’on veut copier et à qui on souhaite ressembler: “Des jeunes sont allés frapper chez RocKy pour prendre des photos avec lui”, raconte Julien, l’entraîneur d’Herozia. Olivier, le père de DaXe, n’hésite pas à solliciter son fils pour aller à la rencontre de ses “fans”: “Un de mes amis organisait un grand tournoi de football à Compiègne. J’ai demandé à Lucas de venir signer des autographes pour
les enfants. Pour eux, c’est une star.” Jouer aux jeux vidéo, être populaire, gagner de l’argent. Cette perspective, autrefois réservée à un cercle extrêmement restreint de gamers, semble aujourd’hui devenir accessible à tous. D’où son côté fascinant et attrayant. La finale de l’Orange e-Ligue 1 en clair et en direct Il y a une dizaine d’années, Bruce Grannec conduisait déjà la France au sommet. Une époque à laquelle il était presque inenvisageable de faire carrière. Idole de toute une génération, reconnu sur les cinq continents, Spank (son pseudo de joueur) a remporté quatre championnats du monde ( 3 sur FIFA, et 1 sur PES). À 30 ans, le désormais retraité constate, avec un brin d’envie, l’évolution de la discipline: “2017 est l’année de FIFA dans l’e-sport. Des clubs de foot investissent. Ça m’aurait fait rêver de les représenter dans les compétitions. Sans parler des ‘cash prize’ qui ne cessent de monter. Voir tout ça, ça me titille un peu.”
Bertrand Amar, ancien animateur devenu producteur, a toujours cru en la réussite de l’e-sport. Si les chaînes de télévision étaient un temps réticentes à l’idée de faire le jeu des produits commerciaux, la mise en avant des champions permet de placer l’humain et l’exploit sportif sous le feu des projecteurs: “Ma première production d’e-sport date de 2012, un documentaire sur
Bruce Grannec: The Machine”, explique Amar. Convaincu par le potentiel des compétitions de jeux vidéo, ce passionné de 45 ans a acquis les droits de diffusion d’une des premières Coupes du monde cette même année 2012. Un succès. Derrière, tout s’accélère. En septembre 2016, la Ligue de football professionnel et EA Sports annoncent le lancement de la e-Ligue 1, le championnat de France sur FIFA17. En novembre, beIN Sports achète les droits de diffusion de la compétition et dans la foulée, Orange en devient le partenaire. Associé à Webedia, entreprise spécialisée dans les médias en ligne, la chaîne qatarie a diffusé en mai 2017, en clair,
“2017 est l’année de FIFA dans l’e-sport . Des clubs de foot investissent. Ça m’aurait fait rêver de les représenter dans les compétitions. Voir tout ça, ça me titille un peu.” Bruce Grannec, ancien champion du monde FIFA
en direct et pour la première fois en France, une compétition d’e-sports : la finale de l’Orange e-Ligue 1.
L’usine, un CDD, un voyage à Rio
Concurrencée, débordée par Internet et ses streamings toujours plus prisés par les jeunes, la télévision compte sur l’e-sport pour stopper l’hémorragie. Utiliser les jeux de football semble le plus efficace. Basé sur un sport populaire et non violent, l’efootball peut être retransmis à des heures de grande écoute. “FIFA est compréhensible par tout le monde même pour quelqu’un qui ne connaît pas le jeu”,
assure Bertrand Amar. Avec cette popularité croissante, les clubs professionnels devaient investir et ils l’ont fait. Le PSG, Lyon, Monaco, Toulouse, Metz, Montpellier, Dijon, Nancy et bien d’autres développent progressivement leur section e-sport. Les joueurs recrutés sont traités comme des sportifs de haut niveau: “Le PSG est le meilleur club de Ligue 1. Je suis bien là-bas, il y a une bonne organisation,
un bon staff, il n’y a pas mieux”, se réjouit DaXe. Cash Prize élevé, salaire à la clé, l’esport commence à offrir des perspectives d’avenir. À 24 ans, le Messin Maniika peut désormais vivre sereinement de sa passion: “Il y a quelques années, c’était compliqué. J’ai travaillé 18 mois à l’usine et puis quand j’ai pu commencer à vivre de FIFA, j’ai arrêté.” Les joueurs ne sont pas les seuls à bénéficier de la professionnalisation
“Au début, mes parents étaient contre. Ils ne croyaient pas que ça allait vraiment me rapporter de l’argent, mais quand ils ont vu que ça prenait de l’ampleur… ils sont désormais totalement pour.” Nathan (Herozia)
du milieu. Les entraîneurs, dont le rôle consiste à encourager et soutenir moralement les champions, ne sont pas en reste. Diplômé d’un master en communication digitale, Julien, passé
par quelques mois de freelance, aperçoit le bout du tunnel: “Un club me propose un CDD payé 2 600 euros par mois et un logement.” Puis il précise: “La fonction va au-delà du coaching. C’est du management. Il faut gérer l’organisation d’événements avec les joueurs du club, démarcher les sponsors, gérer la communication sur les réseaux sociaux.”
Dans une société en pleine évolution technologique, où le chômage des moins de 25 ans atteignait 23,7 % en mars 2017, les ressources qu’offrent l’e-sport convainquent progressivement des parents. “Au début, ils étaient contre. Ils ne croyaient pas que ça allait vraiment me rapporter de l’argent, mais quand ils ont vu que ça prenait de l’ampleur… ils sont désormais totalement pour”, explique Nathan (Herozia). La réussite a également permis de rapprocher un père et son fils. Grand fan de football, le papa de Maniika a très mal accepté la décision de son rejeton d’arrêter le foot à 16 ans, alors que ce dernier était au centre de formation
du FC Metz: “C’était vraiment la guerre. Je jouais de plus en plus à FIFA à la maison et il ne le vivait pas trop bien. Et puis en 2014, je me suis qualifié pour la Coupe du monde à Rio. Je l’ai emmené avec moi et sa vision des choses a vraiment changé. Il a vu que je ne faisais pas n’importe quoi. Il est désormais très, très fier de moi et il en parle à ses potes de boulot. Et puis, on est allés voir France-Allemagne en quarts de finale de la Coupe du monde de foot qui se déroulait en
parallèle. Tout a été oublié en
un voyage.” Il y a des parents à convaincre et ceux pour qui ce n’est pas nécessaire. Très investi dans la carrière de son fils, Olivier a toujours été fan de jeu vidéo. Il lui a transmis le virus. Bébé, Lucas (DaXe) était déjà installé sur les genoux paternels et contemplait ses exploits sur la Playstation 1. La carrière qu’il n’a jamais pu réaliser, ni même imaginer, Olivier la vit un peu à travers son fiston: “Depuis qu’il a 13 ans, j’assiste à toutes les compétitions.” Un soutien sans lequel Lucas n’aurait peut- être pas réussi: “Mon père a toujours été là pour moi. Au début, je n’avais aucune structure, aucun moyen de me déplacer aux compétitions. Il faisait le coach. Je lui en serai toujours reconnaissant. Tous les parents n’auraient pas accepté. Il ne m’a jamais mis de limites le soir. Il me disait: ‘Allez, continue! Entraînetoi!’” Olivier s’est d’ailleurs occupé de négocier le contrat du fiston lorsque le Paris Saint-Germain s’est manifesté pour le recruter le 17 octobre dernier. Un moment surréaliste que le papa prend plaisir à se remémorer: “Je suis allé au Parc
des Princes. Ça fait drôle. (Rires) Signer au PSG avec tous les journalistes qu’il y avait autour de nous… C’était fou.”
Carrière éphémère et divertissement
Malgré l’investissement des clubs professionnels, les tournois et l’exigence du haut niveau, certains observateurs ne considèrent toujours pas les jeux vidéo
“Je suis allé au Parc des Princes. Ça fait drôle. Signer au PSG avec tous les journalistes qu’il y avait autour de nous… C’était fou.” Olivier, papa de DaXe
comme un sport à part entière. Mais pour le père de DaXe, “ça l’est peut-être même plus que certains autres sports. C’est une discipline individuelle mentalement très épuisante pour le joueur. J’ai vu mon fils puiser au plus profond de lui-même pour gagner. Il avait l’oeil du tigre. C’était extraordinaire. Un
des plus grands moments de ma vie.” Pour appuyer ce propos, l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance pourrait ouvrir très prochainement une section dédiée aux jeux vidéo. Un moyen d’encadrer et de protéger les champions, mais aussi d’anticiper l’avenir, le pic de carrière d’un joueur d’e-sport se situant entre 16 et 25 ans. Si la passion du jeu empêche parfois d’envisager la retraite, Maniika, 24 printemps, n’en fait pas un tabou: “Je sais ce que c’est que travailler. Arrêter FIFA ne me poserait pas de problème. J’aimerais continuer deux ou trois ans, histoire de rentrer pas mal d’argent. Après, j’aimerais bien être coach fitness.” Carrière éphémère oblige ou simple sens des responsabilités, les joueurs français ne sont pas réputés comme de grands dépensiers. Certains investissent quand d’autres mettent de l’argent de côté: “Je gère ça de loin, confie le père de DaXe. Au démarrage, j’avais ouvert un livret A où je mettais de l’argent tous les mois. Mais voyant que Lucas n’est pas dépensier, il est désormais à 99 % autonome. Il ne va pas claquer des centaines d’euros pour des conneries. Actuellement, il
veut simplement s’acheter une nouvelle tour
d’ordinateur.” Si cette simplicité perdure encore, c’est peut- être parce que FIFA n’a pas atteint le niveau de popularité des jeux de guerre comme Call of Duty, ou des jeux de rôles tels que League of Legend. Entre joueurs de foot virtuel, l’ambiance est cordiale, voire amicale: “C’est très communautaire même lors de l’Orange e-Ligue 1, on se parlait tous. À la Coupe du monde à Munich, on était à l’hôtel ensemble, on allait à la piscine ensemble, on mangeait ensemble. On s’encourage entre Français, on est tous potes”, raconte coach Julien.
Ne pas rendre la compétition plus tendue qu’elle ne l’est reflète une volonté de replacer FIFA comme un simple jeu: “Au bout d’un moment, FIFA n’est plus un plaisir. Parfois je joue par obligation, comme quelqu’un qui va au travail alors qu’il n’en a pas envie”, regrette Maniika. Si pour lui, FIFA est devenu un véritable métier, pour d’autres, c’est encore un divertissement, un moyen de décompresser, d’entretenir son âme d’enfant et de fuir, parfois, une réalité difficile: “Jouer me sortait de tous mes problèmes de vie, personne ne te saoule et tu fais ta petite partie tranquille. Quand je me sentais triste, j’allumais ma console et je me
sentais mieux”, confie pudiquement DaXe. Si l’abus de jeux vidéo peut couper des réalités, l’e-sport, comme toute discipline, peut être un moyen de s’épanouir, de réussir et de s’accomplir. Sans avoir besoin e. de se taper des entraînements sous la pluie
n plein hiver.
“Au bout d’un moment, FIFA n’est plus un plaisir. Parfois je joue par obligation, comme quelqu’un qui va au travail alors qu’il n’en a pas envie.” Maniika