So Foot Club

Giorgio s’en va-t-en guerre

- PAR ADRIEN CANDAU ET ANDRÉA CHAZY. PHOTOS: PANORAMIC

Besogneux, vicelard, bientôt chauve, Giorgio Chiellini n’est ni un surdoué comme Leonardo Bonucci, ni un leader né comme Sergio Ramos et encore moins une icône glamour comme Gerard Piqué. Avec l’efficacité pour maître-mot, le natif de Pise a pourtant su s’imposer comme l’un des défenseurs les plus iconiques de sa génération. La marque d’un type qui a eu l’intelligen­ce de miser sur sa différence.

7

mars 2018. Soudain, Wembley se tait comme un seul homme. Paulo Dybala vient de planter le second but de la Juventus, qui permet aux Bianconeri de se qualifier pour les quarts de finale de la Ligue des champions, aux dépens de Tottenham. Un scénario cruel, pour conclure une rencontre où les Spurs ont fait jeu égal avec la Juventus. Drôle de match. Difficile à analyser. Sauf pour Giorgio Chiellini: “Il ne fallait pas grandchose à Tottenham pour l’emporter... Nous, on a l’expérience. Ce soir, c’est l’histoire qui a gagné.” L'histoire, Chiellini ne l'écrit pas seulement sur les terrains. Il la chronique, la décortique, à l'image de ses interviews pointues d'après-match. Ou encore de ce livre qu'il a co- écrit en 2014 sur Gaetano Scirea, défenseur emblématiq­ue de la Juventus, tragiqueme­nt disparu en 1989. Car Giorgio pense son sport autant qu'il le pratique. C'est même ce qui lui a permis d'arriver là où il en est aujourd'hui.

Le guerrier du silence

“On a fait notre premier match ensemble face à la Fiorentina, je me rappelle un tacle glissé qu’il avait fait sur 2,3 mètres, ça m’avait bluffé…” C'était il y a quinze ans, mais Marc Pfertzel se souvient de Giorgio Chiellini comme si c'était hier. En 2003, le défenseur français débarque en Serie B, à Livourne, et s'impose dans l'équipe du club toscan en même temps que le stoppeur italien. “Il était plus jeune que moi, mais c’était déjà un monstre physiqueme­nt.”

Une introducti­on classique à la méthode Giorgio. Découvrir Chiellini, c'est d'abord goûter à son intensité, à sa hargne. Un profil précieux, mais assez banal pour un défenseur central de haut niveau. Pour schématise­r: des qualités physiques audessus du lot, mais des pieds pas toujours copains avec le ballon. Conscient de ses qualités mais aussi de ses limites, le jeune Giorgio ne se la raconte pas. “Dans le vestiaire, il était très discret. C’est un introverti, mais aussi un gars très simple et très attachant.”

S'il marche à l'ombre dans la vie, Chiellini n'oublie pas de briller sur les terrains. Et montre qu'il est trop simpliste de le réduire à un simple gladiateur aux épaules carrées, voué uniquement à déglinguer les chevilles des attaquants adverses. “C’est une force de la nature, mais c’est aussi quelqu’un de très intelligen­t, déroule Pfertzel. Il a tout de suite progressé tactiqueme­nt, pour sa première saison comme titulaire à Livourne,

sous les ordres de Mazzarri.” En résumé: un physique de bourrin? Oui. Un cerveau bien rangé? Aussi. Pour preuve, le jeune Giorgio ne s'éparpille pas en dehors des terrains. Quand il ne potasse pas ses bouquins favoris comme Le Petit Prince, il poursuit ses études, obtenant avec les honneurs son diplôme au lycée scientifiq­ue de Livourne. “Les grands champions comme lui ou Buffon ont besoin de se fixer des objectifs comme ça, confie un proche du joueur. Ça leur permet de continuer à développer leurs connaissan­ces, de s’épanouir hors du football, pour être meilleur sur le terrain.” Coup de pot, rien de tout cela n'échappe à l'oeil acéré de la Juventus, qui accueille Chiellini dans ses rangs à l'été 2005, après l'avoir envoyé se faire les os du côté de la Fiorentina.

“Sur le terrain, ça peut être un porc”

La suite de l'histoire est beaucoup plus connue. Six scudetti consécutif­s glanés à partir de 2012, plus deux finales de Ligue des champions en 2015 et 2017. Un conte de fées en trompe-l'oeil. Car avant

de connaître la gloire dans le Piémont, Chiellini s'est d'abord construit dans la souffrance, en acceptant d'accompagne­r la Vieille Dame lorsqu'elle descend en Serie B en 2006, suite au scandale du Calciopoli. Un geste qui crée un rapport spécial entre

le joueur, le club et les tifosi: “Quand je suis arrivé à la Juve, j’ai tout de suite été conquis par ce maillot. Et le Calciopoli n’a fait que renforcer ce sentiment. Vivre cette situation ne peut pas vous laisser indifféren­t. Après ça, vous ne pouvez que comprendre ce que vous représente­z pour la ville et les fans du club.” Une icône est née. Lui reste encore à réussir la chose qui compte le plus dans un club comme la Juventus: gagner. Pour y parvenir, Chiellini se découvre une nouvelle qualité: le vice. “Sur le terrain, ça

peut être un porc, expliquait en 2016 son ex- coéquipier Albin Ekdal. Il le sait bien luimême, mais, en vérité, tout le monde a besoin d’un joueur comme ça.” Luis Suárez, qui avait pété un câble en mordant goulûment Chiellini lors de la Coupe du monde 2014, ne peut qu'approuver: “Chiellini est un défenseur qui vous provoque et vous agace constammen­t.”

Pour Roberto Donadoni, qui l'a pris sous son aile à Livourne et en équipe nationale de 2006 à 2008, c'est cet état d'esprit qui l'a emmené au sommet:

“D’un point de vue technique, ce n’est pas un joueur formidable, mais il compense grâce à sa déterminat­ion. Encore aujourd’hui, Chiellini est l’un des défenseurs les plus forts du monde. Il comprend vite et bien le jeu, il analyse et anticipe rapidement, ce qui lui permet d’intervenir en mettant la bonne dose d’agressivit­é.” Des atouts qui sont, de 2011 à 2017, complétés par le jeu long de Leonardo Bonucci et la science défensive d'Andrea Barzagli, dans une formule à trois derrière où Chiellini remplit le rôle de chien de garde avec plaisir: “Chaque défenseur a son propre rôle. Je suis le plus agressif des trois. Je vais chasser mes adversaire­s haut sur le terrain, pour gagner mes un-contre-un. Leo est notre organisate­ur défensif et Andrea, notre professeur.”

L’art de la guerre

Un trio redoutable, mais vieillissa­nt, alors que l'Italie attend toujours l'émergence d'un défenseur apte à prendre la succession de Chiellini et compagnie. Car si Giorgio se revendique lui-même de la pure tradition du défenseur italien tel que “Maldini, Baresi, Cannavaro, Nesta...”, il n'en est pas moins conscient de l'état actuel des troupes: “Si on prend les joueurs nés entre 1984 et 1995, nous avons seulement Bonucci. En dix ans, nous n’avons pas lancé un seul grand défenseur.” Le coupable désigné pour l'ancien de Livourne? La mode initiée par l'Espagne et le Barça de Pep Guardiola, qui ont popularisé l'émergence de défenseurs au profil plus technique, voués autant à construire le jeu qu'à détruire les actions adverses. Un style qui a aussi imprégné le football transalpin. Et porté un coup dur à la vieille école de la défense à l'italienne, à en croire Chiellini:

“Nous, les Italiens, nous sommes très critiques envers nous-mêmes. L’idée qu’on ne joue pas assez avec la balle, qu’on pense trop à défendre, est devenue un gros sujet ici. Alors, il y a eu tous ces projets de jeu que j’assimile à de la ‘Guardiolis­ation'. Maintenant, les jeunes défenseurs de Serie A savent faire une passe de quarante mètres, mais pas comment marquer correcteme­nt un joueur, car nous avons voulu copier la façon dont le Barça de Guardiola jouait...”

De quoi inciter Giorgio à se poser comme le premier défenseur de l'art de la guerre à l'italienne: “À cause de ça, nous avons perdu certaines des caractéris­tiques qui ont fait de l’Italie une grande équipe. Le marquage individuel, gagner les un-contreun...Ces notions-là nous ont permis de former d’immenses défenseurs...il ne faut pas perdre toutes ces bonnes choses que l’histoire nous a

données.” Être à la hauteur de l'histoire, une vieille obsession de Giorgio. En attendant, tant que Chiellini continuera de trotter sur le pré, l'Italie du football a au moins une certitude en tête: il y aura toujours un b. guerrier pour défendre coûte que coûte les

uts de la Juve et de la Nazionale.

 ??  ?? La joie des Turinois après la victoire à Wembley contre Tottenham.
La joie des Turinois après la victoire à Wembley contre Tottenham.

Newspapers in French

Newspapers from France