LE BLOND
Il est l’homme qui vient de finir meilleur buteur de l’année 2017 devant Messi et CR7, celui qui fait revivre le souvenir d’Alan Shearer, celui qui redonne le sourire à un royaume qui ne regarde plus vraiment ses joueurs et, surtout, celui qui ne serait rien d’autre que le “meilleur attaquantdumonde” selon Mauricio Pochettino, son entraîneur. Harry Kane, 24 ans, est surtout l’incarnation même de ce qu’est la nouvelle Angleterre: un cocktail lisse, bien éduqué, structuré. Misterperfect. Par Maxime Brigand, à Londres
Il y a cette mèche qui tient sous un zeste de Gomina, au-dessus d’un début de calvitie difficile à masquer. Il y a cette barbe fine, largement éligible pour faire la réclame d’un rasoir électrique à sabot. Il y a aussi ce visage, qui semble avoir été taillé au burin. Et puis il y a cette dentition foireuse, qui lui donne un sourire de personnage de film d’animation Dreamworks. À première vue, Harry Kane est le stéréotype d’un prince charmant désuet. Seulement, à l’intérieur, on le dit imperméable aux émotions, enfermé dans une bulle de stakhanoviste où la peur, sentiment ennemi du sportif de haut niveau, n’a jamais su s’infiltrer. Si lui affirme “revenir de loin”, les autres préfèrent regarder ses stats de serial killer au sang froid: cinquante-six pions en 2017, toutes compétitions confondues. Soit plus que Lionel Messi, Cristiano Ronaldo, Edinson Cavani, Robert Lewandowski et les autres. Des stats qui permettent aujourd’hui à l’ancien enfant rondouillard de dépasser le statut de “feu de paille” pour devenir l’objet de convoitise des plus grands clubs d’Europe. Le Real Madrid serait ainsi prêt à craquer 200 millions d’euros pour ses services. Et ce ne sont pas les louanges de Mauricio Pochettino à son égard qui vont faire baisser sa cote: “Je suis arrivé à Tottenham il y a trois ans et demi maintenant, et ce garslà me surprend toujours. Pas seulement avec ses buts, mais aussi avec son attitude, son professionnalisme, la répétition de ses efforts sur le terrain… Je crois que c’est un exemple pour tout le monde.” Il y a quelques mois, le coach argentin avait même élevé le curseur, évoquant la jalousie de sa femme, Karina, face à l’amour qu’il porte à son buteur: “Vous savez, c’est Harry Kane…” Un type qui, mine de rien, a fait tomber les vieux records d’Alan Shearer et prouvé qu’il existait encore un avenir pour les
“Tottenham? C’est l’équipe d’Harry Kane” Pep Guardiola
footballeurs anglais dans un royaume lassé d’être éternellement déçu par ses propres joueurs.
Un Gunner devenu canonnier
Il y a quelques années, Greg Dyke, l’ancien président de la fédération anglaise, avait eu des sueurs froides en évoquant la carrière de l’attaquant des Spurs. “Harry est un cas intéressant. Soudain, un gosse anglais, dont on ne savait même pas s’il allait un jour jouer en équipe première, est devenu le meilleur buteur du pays. Mais combien d’autres Kane existent aujourd’hui?” Greg Dyke a désormais sa réponse: probablement aucun, Kane étant sans aucun doute ce que l’Angleterre a de plus létal depuis très longtemps. Dans les chiffres, cela donne quatre saisons consécutives à plus de vingt pions en Premier League et des records qui s’avalent comme des cacahuètes sur un comptoir. Harry Kane est devenu dans les conversations “le meilleur attaquant du monde”. Au sens premier de ce qu’est un buteur, la cartouche que chaque gros club d’Europe rêve de glisser dans son canon. Élevé dans un système où l’on dit que le footballeur ne s’appartiendrait plus, lui est systématique: “Pourquoi voudrais-je quitter ce club? Mon club?” La question se pose forcément, même s’il est un temps passé par Arsenal lorsqu’il était gosse, période où sa passion pour les Spurs était plutôt relative. Aujourd’hui, s’il évoque souvent la possibilité d’un destin romantique à la Totti, Kane aime aussi répéter qu’un joueur, au-delà des statistiques, se juge avant tout sur les titres remportés… “Quoi qu’il fasse à l’avenir, Harry est déjà une légende de Tottenham, et cette affirmation dépasse le cadre du foot, répond Chris Ramsey, un des formateurs du joueur au sein de l’académie des Spurs, aux côtés notamment de Les Ferdinand et Tim Sherwood. Ce que représente aujourd’hui Kane, c’est l’identité du Tottenham de Pochettino: un Tottenham jeune, brave, avec du caractère, et auquel les supporters s’identifient.” Un Tottenham que Pep Guardiola a récemment résumé en ces termes: “L’équipe de Harry Kane.”
Une vérité que l’ego de Pochettino a pris pour une critique de son travail de tacticien. Et pourtant, c’est bel et bien à Harry Kane que les supporters de White Hart Lane rendent hommage lorsqu’ils s’égosillent à chanter “He’s one of our own”. La déclaration d’amour remonte à une visite des Spurs à Villa Park, le 2 novembre 2014, une époque où Pochettino attaquait encore ses adversaires avec une doublette Adebayor-Soldado. L’Anglais a alors 21 ans, commence le match remplaçant, puis monte finalement sur la table pour libérer ses potes sur un coup franc de dernière minute. Un détonateur. Pour lui, pour son entraîneur argentin comme pour ses dirigeants, qui voient alors dans le blondinet un nouveau Ledley King, seul produit de l’académie des Spurs ayant empilé plus de cent matchs avec le club au cours des années 2000. “Quelques années plus tôt, il a pourtant fallu se battre pour que Harry reste au club, resitue Ramsey. Certaines personnes ne croyaient pas en lui, et sans l’intervention de Tim Sherwood, qui avait repris l’équipe première à la fin de la saison 2013-2014, il ne serait probablement plus à Tottenham.” Ce à quoi Sherwood répond aujourd’hui par l’affirmative: “C’est probablement au début de l’année 2014 que tout a basculé, je n’aurais jamais accepté de le laisser partir tant que j’étais en poste. Si les dirigeants avaient acheté quelqu’un de plus expérimenté, médiatique, les supporters se seraient certainement emballés, mais je suis persuadé qu’il n’aurait pas eu le même rendement que Harry.”
Voyage dans le “trouduculdeLondres”
Harry Kane, né à quelques miles à peine de White Hart Lane, est devenu au fil des années le porte-étendard d’un club et d’une génération: l’incarnation parfaite du joueur anglais moderne, un temps laissé de côté par son club, qui a pris la porte de secours pour glisser sur la piste. Une porte dont la clé s’appelle Championship ou League One, championnats où Kane a, un temps, cumulé les aventures en prêt, de Leyton Orient à Leicester, en passant par Millwall mais aussi Norwich, alors en Premier League. Autant de passages obligés pour un “joueur qu’il fallait à tout prix sortir de l’académie pour le faire grandir”, selon Kevin Nugent, à l’époque adjoint de Russell Slade à Leyton Orient. Nugent reprend: “La League One, c’est autre chose que les U21. L’idée était de faire de ce passage chez nous une première étape pour voir s’il pouvait résister. Il est arrivé, avec son physique un peu frêle, en compagnie de deux autres joueurs de Tottenham, Tom Carroll et Paul-José M’Poku, et on a très vite compris qu’on avait avant tout face à nous un monstre de travail.” Un joueur au tempérament stakhanoviste qui s’enfile systématiquement des séances supplémentaires, ce que Chris Ramsey décrit comme une “obsession”, et qui montrera avant tout sa personnalité sur le terrain plutôt que sur les réseaux sociaux. “Il prenait des coups, ne se plaignait jamais et a rapidement progressé, se souvient son coéquipier de l’époque Jonathan Téhoué. En dehors, il déconnait pas mal, mais il avait aussi conscience qu’il n’avait pas vraiment le droit de laisser passer sa chance, il connaissait la problématique du jeune de grand club.”
Au contraire de certains de ses compatriotes encensés trop vite et considérés aujourd’hui comme des espoirs déchus, Kane a fait son trou, tapi dans l’indifférence des tabloïds locaux. Des années plus tard, le voilà donc en robe d’avocat du système de prêts à l’anglaise, aujourd’hui pas mal laissé de côté, mais qui aura notamment profité à Kyle Walker ou à certains mecs formés à l’école West Ham époque Redknapp, à la fin des années 90. Au premier semestre 2012, à 18 ans, le jeune Harry échoue dans ce que John King décrivait dans son journal de bord Football Factory comme le “trou du cul de Londres”: Millwall. Un endroit où il découvre surtout qu’on joue parfois au foot pour les autres –les spectateurs– plus que pour soi-même. “J’ai vu des coéquipiers perdre pied au bout de cinq minutes au Den, parce qu’ils entendaient nos supporters hurler à leur encontre des insultes qu’ils n’avaient encore jamais entendues auparavant, replonge Alan Dunne, ancien défenseur mythique des Lions entre 2000 et 2015.
“Il a fallu se battre pour que Harry reste au club. Certaines personnes ne croyaient pas en lui, et sans l’intervention de Tim Sherwood, il ne serait probablement plus à Tottenham” Chris Ramsey, formateur au sein de l’académie des Spurs
Lui a compris qu’à Millwall, il faut être un peu plus agressif qu’ailleurs, montrer un peu plus de fierté pour prouver que tu mérites de porter ce maillot.” Du voyage, Harry Kane retiendra surtout les images, ce qu’il racontera un jour au London Evening Standard: “Voir le visage de ces hommes –les joueurs, les supporters. Cela m’a prouvé le poids que pouvait avoir le foot.” Soit une éventuelle descente en League One que Kane aidera à empêcher en quelques mois, marquant notamment un but décisif à Portsmouth. Joe Gallen, entraîneur adjoint de Millwall à l’époque, décrit alors un homme qui “aime la vie au moins autant que le foot”, et qui a pris à cette époque “dix ans d’expérience en pleine tête”.
Labradors, healthyfood et foot US
De retour à Tottenham, Kane a enfin conscience de ce qu’il représente et de ce qu’il peut représenter. “On peut parler d’une inspiration”, avoue Chris Ramsey, et la fédération anglaise l’a bien compris, faisant rapidement du buteur des Spurs, international passé à travers toutes les catégories, un poster boy. Un statut de héros exemplaire sans aspérité destiné à tous les publics qui rappelle par certains points le business plan David Beckham. Hasard ou coïncidence, les deux joueurs ont débuté dans le même club amateur, les Ridgeway Rovers. Et si le Spice Boy a été la première représentation d’une Premier League worldwide et aseptisée, Kane pourrait bien reprendre le flambeau. En d’autres termes, si le joueur parle à travers son parcours, raconter, si ce n’est une vie sans alcool, ni sortie, ni frasque, débutée dans les bras de parents émigrés d’Irlande et rythmée par la poursuite de son grand frère, Charles, qu’il décrit souvent comme son super-héros. Issu de la middle class londonienne et biberonné aux exploits de son idole, Teddy Sheringham, la vie trépidante de Kane se résume à une femme rencontrée avant sa majorité, à l’école, et à une passion pour le golf qui ne déborde que pour celle qu’il a pour la NFL. Ah, et il y a ses deux chiens, des labradors évidemment, qu’il a appelés Brady et Wilson, en hommage à Tom Brady et Russell Wilson. Plus encore, celui qui envisage très sérieusement de se reconvertir en tant que kicker dans le foot US a engagé un chef perso spécialiste de la healthy food pour surveiller sa nutrition et, conséquence, refuser de lui servir des glucides avant les rencontres. “Je connais la charge de travail dont mon corps a besoin, la quantité de nourriture et ce qu’il ne peut accepter pour atteindre la performance”, se justifie-t-il, comme Novak Djokovic vend au monde son régime sans gluten.
Alors quoi? Oui, le foot anglais a changé, ses joueurs avec, et Kane a réussi à réveiller son esprit, par le jeu plus que par les espoirs placés et trop vite écrasés. Une performance en soi. Reste une équation, désormais, celle sur laquelle Raul s’est notamment cassé la tête: comment soulever un Ballon d’or lorsque l’on n’est pas médiatique, qu’on n’ouvre pas sa maison aux photographes des magazines et qu’on ne régale pas YouTube de ses compilations de gestes techniques? Bon partout, excellent nulle part, la grande force de Kane réside, comme pour l’Espagnol, dans sa science du placement. Une qualité d’analyse rapide du jeu, que certains appellent intuition, d’autres intelligence de jeu, mais qui reste quoi qu’il en soit invisible aux yeux d’un grand public avide de tout ce qui scintille. Alors Hugo Lloris est intervenu, a prévenu son buteur que “le plus dur” se présentait désormais: le regard du monde, l’attente, la tentation. Ce qui l’attend s’appelle le couronnement. Et s’il est permis de douter de l’existence des princes charmants, de toutes les façons, un roi, lui, ne peut régner innocemment. Surtout au royaume du foot.
Harry Kane a engagé un chef perso spécialiste de la healthy food pour surveiller sa nutrition qui refuse de lui servir des glucides avant les rencontres…