Ibuprofène Football Club
“Je prends des pilules pour jouer, cinq avant chaque rencontre. Je dispute les matchs mais je ne peux pas m’entraîner.” Dejan Lovren, défenseur de Liverpool
Paracétamol, Kétoprofène, Stilnox... La liste des produits ingérés quotidiennement dans les vestiaires est longue. Au sommet, le Diclofénac et l’Ibuprofène, des antiinflammatoires non stéroïdiens (AINS), qui permettent aux joueurs d’ignorer la douleur et de tenir leur place pour répondre à des calendriers toujours plus chargés et une pression de résultats toujours plus grande. Sauf que ces molécules miracles ne soignent pas les blessures et peuvent dérégler certains organes en cas de consommation abusive. Enquête sur une mauvaise habitude à haut risque pour l’intégrité physique des footballeurs.
Jürgen Klopp a perdu son sourire gingival. Ce 22 octobre 2017, après douze minutes de jeu, ses Reds sont déjà menés 2-0. Coupable de deux cagades à l’origine directe des buts de Tottenham, le défenseur Dejan Lovren est remplacé dès la demi-heure de jeu. À l’arrivée, Liverpool subit l’une de ses plus cuisantes défaites de la saison. Sur les réseaux sociaux, le Croate essuie insultes et menaces de mort. Tout ça pour un match qu’il n’aurait pas dû jouer, à en croire les propos qu’il livre au quotidien sportif croate Sportske Novosti en septembre: “Je prends des pilules (antidouleur, ndlr) pour jouer, cinq avant chaque rencontre, révèle alors l’ancien Lyonnais. Je dispute les matchs mais je ne peux pas m’entraîner. Ce n’est pas normal de prendre quatre ou cinq comprimés avant de rentrer sur le terrain. Mais je veux jouer, et l’entraîneur me met dans l’équipe...” L’ancien Lyonnais croit bien faire. Il se trompe. Comme Daniel Agger, autre défenseur passé par Anfield. Le Danois a touché le fond en mars 2015, lors du derby Brondby IF-FC Copenhague. Sujet à des douleurs articulaires chroniques ainsi qu’au pénible reliquat d’un disque vertébral déplacé –après une chute en 2008 pendant un stage de présaison en Thaïlande– , le Scandinave tient debout à l’aide d’anti-inflammatoires non stéroïdiens, considérés comme non dopants et disponibles sans ordonnance. Le matin du New Firm, il avale deux comprimés. Puis deux autres à son arrivée au point de rassemblement de Brondby. Dans le bus qui mène les siens à Parken, il s’endort un petit quart d’heure, puis son coéquipier Martin Ornskov le réveille pour constater qu’il est totalement déphasé. Agger tente alors de se requinquer avec un caffeine shot, un gel énergétique généralement utilisé pendant un effort d’intensité forte. À l’échauffement, il mélange le tout avec une autre boisson énergisante. Un cocktail
Molotov qui le transforme en zombie. “Je ne pensais qu’à rester dans le vestiaire après l’échauffement, rembobine le Danois. Finalement, j’ai enfilé mon maillot et j’ai décidé de jouer.” Capitaine, il livre un speech d’avant match incompréhensible, puis lutte contre lui-même à chaque mouvement sur le pré. Dans The Guardian, il est écrit à propos de sa prestation que “sa vision n’était pas synchrone avec les événements autour de lui.” Agger est remplacé à la 29e minute du match. Complètement désorienté, il doit être aidé par quelques coéquipiers pour rejoindre les vestiaires. Aujourd’hui, le défenseur a perdu tout souvenir de ce triste moment qu’il met sur le compte des AINS. “J’ai pris trop d’anti-inflammatoires dans ma carrière. Je le sais trop bien, et ça craint.” Reconverti dans le tatouage, Agger n’espère rien à gagner à faire ces confidences, si ce n’est “pousser d’autres athlètes à prendre une ou
deux pilules de moins.” Car le Danois n’est pas dupe, il fait partie de la norme. Un grand nombre de joueurs a déjà admis avoir pris des anti-inflammatoires non stéroïdiens au-delà des quantités prescrites, pour pouvoir passer outre la douleur et jouer. Un phénomène non-circonscrit au Royaume-Uni et aux derbys danois.
La distribution de bonbons
“Des joueurs accrocs aux anti-inflammatoires? Je n’en connais pas personnellement, seulement des mecs accrocs au Stilnox, un puissant psychotrope pour les aider à dormir. Mais ils refuseront de vous parler.” L’aveu de ce routier de la ligue 2 française tranche avec le déballage d’un de ses confrères de ligue 1, lui aussi
un vieux de la vieille. “Des anti-inflammatoires, j’en prends tous les jours, parce que tous les jours j’ai mal quelque part. Là, mon pied est tout gonflé parce qu’à l’entraînement, un joueur me l’a écrasé. Pour pouvoir jouer, on m’a fait des infiltrations, sous forme de petites piqûres, et je ne le sens plus. Demain en revanche, je ne sais pas si je pourrai marcher, je vais galérer.” Passé
par quatre clubs de la ligue 1, ce joueur, toujours en activité, évoque même une prise organisée au niveau de son équipe actuelle, là où la plupart des différents médecins du sport interrogés avançaient que le problème était plutôt individuel de ce côté-ci de la Manche: “Chaque jour, le médecin du club passe dans le vestiaire et distribue des anti-inflammatoires comme si c’était des smarties: ‘Toi, tu veux quoi? J’ai aussi de l’Ibuprofène, qui en veut?’ Parce que chacun a un problème quelque part. Ça va tellement loin qu’on nous donne aussi des médicaments pour éviter qu’on se détruise l’estomac avec les anti-inflammatoires. Quand je vais arrêter ma carrière, je ne sais pas comment je vais faire.”
Même en équipe de France, les pilules anti-inflammatoires ont leurs entrées, comme le confie l’ancien international Vikash Dhorasoo, qui dit avoir surtout tourné au Voltarène en pilules. Pour lui, qui consacre tout un paragraphe de sa récente autobiographie Comme ses pieds à la douleur, AINS et
football de haut niveau vont de pair. “C’est un sport dur, avec des contacts, on demande beaucoup à l’organisme. Comme un maçon va prendre des antidouleurs pour pouvoir continuer à porter des charges lourdes, l’une des conditions pour pouvoir être footballeur, c’est d’accepter la douleur permanente et les médicaments pour l’atténuer, apprend l’ancien joueur du PSG. Sinon tu fais un autre métier, comme comptable. C’est moins physique, mais il y aura sûrement d’autres contreparties, une autre forme de stress.” Sa relation avec la souffrance physique a commencé à 12 ans, avec une pubalgie, et il n’a eu besoin de personne pour lui expliquer “la nécessité de prendre des cachetons”, malgré une
hygiène de vie optimisée pour durer. “Car quand on a fait autant de sacrifices en amont, on ne va pas s’arrêter devant des anti-inflammatoires.”
La grand-mère du Docteur Paclet et Ronaldo
Longtemps, il a été difficile d’avoir des chiffres sur l’usage d’anti-inflammatoires par les footballeurs et les structures professionnelles, et encore plus depuis que Jiri Dvorak s’est intéressé au sujet. Récemment évincé de la Fifa alors qu’il enquêtait sur les soupçons de dopage organisé dans le football russe, l’ancien chef de la commission médicale de l’instance dirigeante du foot a été le premier à commander et financer une étude. C’était après le mondial sud-africain. Le rapport a été publié par le British Journal of Sports Medecine. Son intitulé? “L’abus de médicaments durant la compétition internationale de 2010”. Un constat dressé à partir des listes de médicaments administrés aux joueurs 72 heures avant les matchs, que reçoit la commission médicale. À l’époque, le médecin tchèque
“L’une des conditions pour pouvoir être footballeur, c’est d’accepter la douleur et les médicaments pour l’atténuer. Sinon tu fais un autre métier, comme comptable” Vikash Dhorasoo, ancien international français
“Chaque jour, le médecin du club passe dans le vestiaire et distribue des antiinflammatoires comme si c’était des smarties: ‘Toi, tu veux quoi?’” Un joueur de Ligue 1 en activité
avançait ce chiffre: avant chaque match, ils étaient 39% –soit quatre joueurs sur dix– à prendre un antalgique. Avant d’en remettre une couche en 2017 sur la BBC, statistiques plus fournies à l’appui: 50% des joueurs sélectionnés pour les coupes du monde entre 1998 et 2014 ont pris des anti-inflammatoires non stéroïdiens quotidiennement. Michel D’Hooghe, successeur de Dvorak à la tête de la commission médicale de la Fifa, en parle comme du “problème pharmacologique
majeur” du football. Au-dessus du dopage? “Le dopage, c’est 0,5% de cas positifs, alors que pour les AINS, il n’est pas rare que les 23 joueurs d’un effectif soient concernés, explique-t-il. Certains vont même jusqu’à prendre trois anti-inflammatoires différents en même temps, ce qui n’a aucun sens.” Dans bien des cas, les antidouleurs sont aussi pris par précaution. Comme des placebos. Médecin de l’équipe de France entre 1993 et 2008, le docteur Jean-Pierre Paclet a ainsi vu défiler pas mal de malades imaginaires, mais parle de “réflexe rassurant, un peu comme pour ma grandmère qui prétend avoir mal partout si on ne lui donne pas sa dose de paracétamol.” Inoffensif, à première vue. Moins à la deuxième. Car le problème avec la consommation d’AINS en l’absence de vraie pathologie survient justement le jour où il y en a une qui apparaît vraiment. “Si vous vous faites une entorse de la cheville, le médecin va vous prescrire un anti-inflammatoire
car c’est nécessaire pour la guérison, rappelle l’ancien membre du staff de Raymond Domenech. Mais souvent, les joueurs en prennent pour pouvoir passer outre la douleur et jouer, alors que la meilleure solution médicale
serait autre, notamment le repos.” Soigner la douleur ne soigne pas le mal. Au contraire. Les signaux d’alertes envoyés par le corps sont dissipés par les médicaments. Les joueurs, devenus insensibles, finissent ainsi par aggraver les lésions musculaires ou ligamentaires non cicatrisées. Et un jour, ils se cassent. Le cas du Brésilien Ronaldo et de son genou gauche, en son temps, en est la plus éclatante illustration.
Foé et Klasnic, victimes potentielles?
Les joueurs pro ont-ils conscience de jouer avec leur santé? Non, répond clairement Vikash Dhorasoo. Malgré le fait qu’il ait fréquenté le fameux Milan Lab, il pointe du doigt, “une absence de prévention sur les risques réels.” Il est rejoint sur ce point par un ancien
médecin de ligue 1 qui confirme en off “qu’en dehors des effets gastriques, les joueurs ne savent rien des effets secondaires des anti-inflammatoires sur leur organisme.”
Ni même, ironie de la chose, qu’en cas de surdose, il n’y a que les effets secondaires qui augmentent. À cet égard, la liste que dresse le docteur D’Hooghe donne froid dans le dos: problèmes gastro-intestinaux,
uro-génitaux et potentiellement, –des études sont en cours–, certains cas de problèmes cardio-respiratoires. Sans pour autant mettre sur le dos du Diclofénac et de l’Ibuprofène les décès de Marc-Vivien Foé ou Cheikh Tioté, ce qui ne serait “que pure spéculation à ce stade”, selon le chef de la commission médicale de la Fifa, la Food and Drug Administration américaine a pourtant souligné à deux reprises, en 2005 et 2015, les risques de crises cardiaques accentués par la prise d’AINS prolongée. Pharmacienne depuis 20 ans, Lucie, dont le prénom a été modifié, assure que là où elle travaille, “la consigne est d’éviter autant que possible de donner des anti-inflammatoires, en particulier aux personnes fragiles du coeur.” Trop tôt pour tirer des conclusions fermes, mais la question mérite d’être posée sur la table, estime le docteur Bernard Jégou, directeur de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale. Co-responsable d’une étude franco-danoise sur les risques liés à la consommation excessive d’AINS, sortie très récemment, il met en garde les joueurs pros: “Sur la durée d’une saison ou d’une compétition internationale, les effets négatifs sont avérés. Le sportif de haut niveau qui utilise les anti-inflammatoires comme médecine préventive ou de confort, il ne sait pas où il va avoir un souci, mais il peut être certain qu’il va en avoir un quelque part.” Potentiellement au niveau des reins, où l’abus d’anti-inflammatoires est notoirement capable d’engendrer une insuffisance rénale. “Ivan Klasnic a déjà subi trois greffes ( janvier 2007, mars 2007,
octobre 2017, ndlr), c’est évident qu’il a trop pris d’anti-inflammatoires”, assure le docteur Marc Dauty, médecin du sport au CHU de Nantes, qui a connu le joueur en 2009, année où il a pris ses fonctions chez les Canaris (avant de les quitter la saison dernière). Le Croate a failli y rester, quand d’autres risquent de devenir infertiles à cause d’une chute de la production de testostérone. Beaucoup de questions sont encore à poser, la plus importante à ce stade étant de savoir “à qui la faute ?”.
Marche ou crève
Pour Michel D’Hooghe, la réponse est limpide: “Ce sont les médecins de clubs qui doivent convaincre les joueurs.” Pas si simple, selon Paclet. “Ils préfèrent donner, histoire d’avoir un vrai suivi, que de risquer que le joueur se
fournisse lui-même dans leurs dos.” Et encore, c’est la version idéale quand il a son mot à dire. L’ancien médecin de ligue 1, qui parle aujourd’hui en off, estime ainsi que son avis ne pesait pas face à l’entraîneur.
“Neuf athlètes sur dix, tu peux leur
dire ‘voici une pilule rose qui peut vous faire gagner la médaille d’or mais vous fera crever douloureusement dans cinq ans’, ils prendront la pilule car leur vie a été orientée sur la performance depuis toujours” Dr Jean-Pierre Paclet, médecin des Bleus de 1993 à 2008
Même chose face au kiné qui était là à plein temps, contrairement à lui, seulement en contrat à 20%. Un témoignage qui va dans le sens contraire de l’article 2.4 de la Charte du médecin de club de football employant des joueurs professionnels, censée être appliquée en ligue 1. Cette dernière stipule que le médecin doit coordonner et contrôler le personnel du service médical, incluant “masseurs-kinésithérapeutes, infirmiers ou infirmières, secrétaires médicales ou tout autres paramédicaux: diététiciens, psychologues, pédicures, dont il est le supérieur hiérarchique de fait.” En pratique, la structure médicale censée veiller à la santé des joueurs n’aurait pas vraiment son mot à dire. “Les enjeux sont importants et les ordres viennent souvent d’en haut, du président et des entraineurs, confirme le docteur Dauty. Le coach, dans certains clubs, c’est un chef de meute qui impose la prise d’anti-inflammatoires parce qu’il veut que le joueur puisse être aligné” Quand l’intéressé ne se force pas lui-même. Greg Roberston, ancien international écossais, a puisé dans l’armoire à pharmacie pendant ses quatorze ans de carrière et ses 360 matchs pro en Championship et League Two anglaises. Et ce, dès l’âge de 17 ans. Il explique son raisonnement: “On ne veut pas les prendre, ces médicaments, mais entre ne pas les prendre et rester en tribunes, ou les prendre et pouvoir tenir sa place, moi j’ai toujours choisi d’ingérer les anti-inflammatoires.” Les
motivations? “Gagner, avoir du succès, ou simplement continuer à gagner beaucoup d’argent en prolongeant sa carrière.” Céder sa place, c’est prendre effectivement le risque que le remplaçant assure. Impossible, quand on sait à quel point une carrière tient à tellement peu de choses. Les joueurs comme Dejan Lovren se contentent donc de tirer sur la corde et de “sacrifier leur vie
d’après pour la carrière”, ce qu’un Mécha Bazdarevic, désormais
entraîneur et “confronté chaque semaine à au moins un joueur qui veut jouer sans être en état”, comprend parfaitement. “J’ai fait six mois sous Voltarène pour qualifier Sochaux en coupe UEFA et jouer la coupe du monde. Lors d’une demi-finale de coupe de France, j’ai même dit au médecin, ‘donne-moi n’importe quoi, tant que je joue’.” Ce qui fait dire au docteur Paclet, que quand bien même on informerait en détails les joueurs des risques encourus, tous ou presque continueraient dans leurs travers: “Neuf athlètes sur dix,
tu peux leur dire ‘voici une pilule rose qui peut vous faire gagner la médaille d’or mais vous fera crever douloureusement dans cinq ans’, ils prendront la pilule car leur vie a été orientée sur la performance depuis toujours.” Insensé? Pas vraiment.
Le business des entreprises pharmaceutiques
Comme d’habitude, le football n’est qu’un reflet de la société. Et les chiffres le montrent: La consommation d’anti-inflammatoires et d’analgésiques explose partout dans le monde. Les Français, champions du monde de la consommation de médicaments, sont évidemment en tête de peloton. Le pire, c’est que rien ne semble enrayer cette frénésie puisque la généralisation de l’automédication arrange tout le monde: les accrocs au médocs, la sécurité sociale, qui n’a plus besoin de rembourser, mais aussi les entreprises pharmaceutiques, qui font du chiffre... Un système pernicieux que regrette le docteur Jégou. “Les médicaments ont perdu leur cadre médical. En tant que citoyen je m’interroge: on sait tous que le Diclofénac ou l’Ibuprofène ont des contre-indications, mais si on interdit tout, on devient une société répressive.” Faudraitil alors proscrire les placébos aux footballeurs? Michel D’Hooghe renvoie la balle vers l’Agence Mondiale Anti-dopage (AMA), seule institution habilitée à inscrire de nouvelles substances sur la liste des produits interdits, mais qui pourrait difficilement le faire avec des produits disponibles sans ordonnance médicale. Dans ce débat complexe, la seule qui semble avoir tranché, c’est l’épouse de Daniel Agger, visiblement plus intéressée par le bien-être de son mari que l’argent qu’aurait pu lui rapporter un dernier gros contrat avec l’aide d’anti-inflammatoires. “Elle m’a dit et répété que
je devais arrêter d’en prendre, sourit le Danois. Mais à l’époque, ça rentrait par une oreille et ça ressortait par l’autre. Alors quand j’ai arrêté de jouer, elle était heureuse. Car j’avais trop souffert et pris • trop de choses simplement pour tenir debout.” TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR NJ, SAUF MENTIONS