So Foot

OLDMAN

En 1989, la BBC diffuse TheFirm, premier film sur un mal qui ronge l’Angleterre du football: le hooliganis­me. Une oeuvre aussi radicale que réaliste –signée du réalisateu­r culte Alan Clarke, avec un fiévreux Gary Oldman–, qui évoque plus la violence des a

- Par Matthieu Rostac / Photos: DR

n.m. Vieux monsieur. Syn. Neil Young.

“Gary Oldman, il a cette psychose en lui. Quand tu le vois, tu te dis: ‘Bah, c’est juste un mec normal!’ Mais une fois que t’as le dos tourné, il va t’arracher les yeux” William Vanderpuye, acteur de The Firm

“La première fois que j’ai vu Gary Oldman, je me suis dit que c’était le genre de mec à avoir sa place dans une bibliothèq­ue, pas en tribunes.” Personne n’oserait dire à Cass Pennant, montagne noire de 59 ans au fort accent cockney, qu’il a tort. Leader dans les années 70 de l’Inter City Firm, première “firme” de hooligans rattachée au club de West Ham United, il est le premier supporter de football à être condamné à une peine de prison longue en 1980. Quatre ans. Quelques mois après sa remise en liberté, celui qui est aujourd’hui écrivain se voit proposer un job bien particulie­r: consultant sur un téléfilm de la BBC. Son nom? The Firm. Le pitch? Clive Bissell, alias Bexy, agent immobilier et père de famille la semaine, leader de l’Inter City Crew les soirs et week-ends, souhaite réunir pour la première fois tous les hools de Londres pour aller foutre le bordel à l’Euro 88 en Allemagne. Un personnage incarné par Gary Oldman, donc, jeune acteur repéré dans Sid et Nancy puis Prick Up Your Ears. “Ray Winstone, qui représenta­it cette menace physique, était censé incarner Bexy, avant que Gary Oldman finisse par être l’évidence. Gary Oldman, il a cette psychose en lui, rembobine William Vanderpuye, qui incarne Aitch dans le téléfilm de 67 minutes. Quand tu le vois, tu te dis: ‘Bah, c’est juste un mec normal!’ Mais une fois que t’as le dos tourné, il va t’arracher les yeux.”

Costumes Armani et coups de cutter

The Firm a décidé de prendre à contre-pied toutes les idées reçues d’une Angleterre profondéme­nt thatchérie­nne sur le football et le hooliganis­me, seulement quelques années après la tragédie du Heysel. Ici, les fans de football sont des salarymen à la recherche du “buzz”, cette adrénaline qui les fera sortir de leur quotidien résidentie­l morose. “L’opinion publique avait une perception biaisée de ce qu’on était: des jeunes ouvriers sans avenir, sans famille, des punks quoi. Or là, on était des entreprene­urs qui aspiraient à la middle class, qui portaient des costumes et avaient des cartes de visite”, analyse Cass Pennant. Loin des clichés, le film montre qu’il n’y a pas qu’un seul type de hooligan. Vanderpuye: “Il y avait des Blancs, des Noirs, des Juifs. C’était simplement un échantillo­n de ce qu’étaient l’Angleterre et sa jeunesse d’alors. L’Inter City Crew du film, c’est l’Inter City Firm de la réalité,

donc West Ham, donc l’East End de Londres, donc un quartier à la mixité historique.” Un travail de réalisme amorcé dès 1985 par Al Hunter Ashton. Le scénariste de 28 ans vient de voir le documentai­re Hooligan de Ian Stuttard, immersion totale dans l’univers des hooligans à laquelle avait déjà participé Cass Pennant, et décide d’en tirer une fiction. Pour ce faire, Hunter Ashton applique la même méthode anthropolo­gique que Stuttard. Parce qu’il ne

sait pas faire autrement. “Al était un homme qui travaillai­t toujours sur la brèche, aux limites de la société. Il a longtemps suivi des équipes de police antigangs de nuit, des ambulancie­rs, ce genre de choses”, apprend William Vanderpuye, ami de longue date du scénariste. Pour des questions de naturalism­e, il va donc chercher Cass Pennant. “J’indiquais quelles histoires semblaient crédibles, quels personnage­s collaient à la réalité, quelles armes utiliser, quelles fringues porter, quels coups donner dans les bagarres. On a également fait un travail sur l’argot utilisé, car Al Hunter est un Brummie, un mec de Birmingham, avec un argot propre. Or, il voulait représente­r l’opposition entre West Ham et Millwall, soit des Londoniens”, lâche Pennant. “On portait du Armani, du Versace, du Hugo Boss sur le tournage. Je me rappelle que tous les acteurs essayaient de négocier des réductions avec l’équipe des costumiers pour récupérer les

tenues après le film”, renchérit Vanderpuye, le sourire aux lèvres. Avant de le perdre aussitôt, à l’évocation de cette scène où un gamin se fait lacérer le visage. À l’entendre, elle a

demandé énormément de recherches: “Dans les années 80, il y avait une pièce de monnaie qui s’appelait un halfpenny, de la taille d’un ongle. Tu la glissais dans ton cutter, entre deux lames, pour créer un léger écart qui permettait d’infliger une plaie impossible à recoudre en raison du fin trait de peau au milieu. C’est ce qu’on voit dans la scène.”

Un grand Noir avec un pitbull

Mais encore faut-il trouver un producteur qui souhaite mettre quelques deniers dans un contenu aussi controvers­é. Étonnammen­t, c’est vers la BBC que se tourne en premier Al Hunter Ashton. David Thompson, producteur de téléfilms pour la chaîne publique britanniqu­e et futur fondateur de BBC Films, explique comment une institutio­n aussi prestigieu­se a pu valider un tel scénario: “Il y avait un certain Peter Goodchild qui travaillai­t à la BBC

(créateur des anthologie­s de téléfilms Screen One et Screen Two, ndlr). Un homme qui aimait s’en tenir aux faits tout en prenant des risques. Il adorait le travail d’Alan Clarke, donc si ce dernier acceptait de faire le film, c’était parti.” L’Angleterre des années 80, qui rentre de plein fouet dans le libéralism­e et le multicultu­ralisme, se prend d’affection pour les kitchen sink dramas, ces films qui évoquent la violence et la désillusio­n du monde prolétaire. Le grand écran a Ken Loach ou Stephen Frears ; le petit a Alan Clarke. Au détail près que Clarke est un réalisateu­r à l’oeuvre aussi séminale que radicale. Après l’atmosphère délétère des prisons juvéniles de Scum (1977), la folie autodestru­ctrice d’un néonazi dans Made in Britain (1982) ou le conflit nord-irlandais avec Contact (1985) –avant l’hallucinan­t Elephant (en 1989)–, ce fan d’Everton –il a nommé son fils Gabriel en hommage à Jimmy Gabriel– retravaill­e le scénario de Hunter Ashton pour ne lui laisser que la peau sur les os. “À l’origine, le script était truffé de péripéties, mais au fil de sa création, on l’a dépouillé jusqu’à ne garder que des bastons entre hooligans et des scènes de famille. Ce qui rend la chose beaucoup plus puissante et cruelle, précise David

Thompson. Il n’y avait pas de ‘jeu’ à proprement parler, tout semblait immédiat. Pourtant, Alan Clarke était un homme extrêmemen­t méticuleux, il pouvait passer deux journées entières

de tournage sur un seul combat.” Si les scènes de comédie entre Gary Oldman et sa femme sont expédiées, les scènes de baston sont les plus dures à chorégraph­ier. Parce qu’elles impliquent un bon nombre de personnes, mais aussi parce que la réalité vient s’immiscer dans la fiction. Lors d’une scène à la gare d’Euston, le responsabl­e des cascades, un ancien para, se bat avec un homme qui prend les acteurs pour de vrais hooligans. William Vanderpuye a

vécu la même situation un peu plus tard dans

le tournage, lors d’une scène dans un pub: “On tournait dans un quartier vraiment craignos de Londres, et un homme noir, immense, est entré, un pitbull en laisse: ‘Il se passe quoi, là?’ On lui dit qu’on tournait un film. ‘Ah ouais? Rien ne se passe sans mon consenteme­nt ici.’ Finalement, un des cascadeurs lui file un peu de pognon et lui dit qu’il peut rester regarder la scène de baston entre deux bandes rivales. On rentre

comme des fous dans le pub, le pitbull s’excite et la laisse échappe au mec. Alan, qui rentre avec la Steadicam, dit: ‘Filme! Filme tout!’ Il s’en foutait de savoir qu’un chien pouvait dévorer ses acteurs.”

“Se faire couper les couilles”

Mais comme souvent avec Alan Clarke, la censure est bien plus virulente que n’importe quel groupe de hooligans, et de nombreuses scènes de The Firm finissent par être coupées au montage. “Mary Whitehouse (activiste

conservatr­ice britanniqu­e, ndlr) voulait faire interdire le film, et la BBC en chiait des briques. Je me suis senti trahi, déçu mais la politique et la censure s’étaient beaucoup trop immiscées dans le processus de création du film pour qu’Alan Clarke puisse en faire le film qu’il voulait au départ”, croit savoir Cass Pennant. Notamment parce que le réalisateu­r de Liverpool préfère s’attaquer violemment à Margaret Thatcher plutôt qu’aux fans de football. S’attaquer à la cause politique plutôt qu’à la conséquenc­e sociale. “Présenter les hooligans comme des entreprene­urs ou des agents immobilier­s nantis, c’était une manière de critiquer ce contexte individual­iste qui transforma­it les cols blancs en petites brutes et qui soutenait qu’un égoïsme toxique était acceptable au sein de la société”, balance David Thompson. Sociologue à l’université de Leicester et pionnier dans l’étude du mouvement hooligan en Angleterre, John Williams, abonde: “Il y a dans The Firm cette idée que Thatcher a aidé à la déconstruc­tion des solidarité­s de la ‘bonne’ classe ouvrière, fait disparaîtr­e le travail manuel comme un jalon de dignité pour beaucoup de jeunes hommes, puis produit une version plus individual­iste et plus belliqueus­e de cette Grande-Bretagne, où le racisme et la violence peuvent être vus comme une réponse légitime aux problèmes structurel­s.” Face à tant de restrictio­ns, Thompson assure que “Alan Clarke pensait qu’à la fin, le film ne sortirait jamais.” Ce qui peut expliquer sa diffusion le 26 février 1989, quatre ans après le premier jet d’encre d’Al Hunter Ashton. La légende veut d’ailleurs que le réalisateu­r britanniqu­e, las, ait lancé au board de la chaîne publique britanniqu­e:

“Est-ce que se faire couper les couilles est une compétence requise pour travailler à la BBC?”

Les critiques de Palace et de la FA

The Firm est donc un faux film sur le football, et le seul moment où le ballon rond est évoqué, c’est en fond de cadre, lorsque Bexy et ses boys cherchent un groupe rival dans les travées de Selhurst Park. Malgré cela, et alors que le club avait donné son accord au préalable, le président de Crystal Palace, Ron Noades, menace la BBC de poursuites judiciaire­s. La Football Associatio­n

monte également au créneau et parle de “mauvais modèles” pour la jeunesse. “La FA a toujours été partisane du ‘N’en parlons pas et le problème s’en ira de lui-même’,

constammen­t inquiète d’une possible sanction gouverneme­ntale, riposte John Williams, donc montrer les problèmes que rencontrai­t le

football ne jouait pas en leur faveur.” Un peu plus d’un an après la diffusion du téléfilm, Alan Clarke décède à l’âge de 54 ans d’un cancer du poumon. Il aura à peine eu le temps de voir

The Firm gagner son statut culte auprès des supporters de football anglais. “Certains d’entre eux connaissai­ent les dialogues par coeur. Ce qui est plutôt étonnant quand on sait que le film ne les dépeint pas sous leur meilleur jour”, constate Thompson, tandis que William Vanderpuye se remémore vingtcinq ans plus tard des “fans avec leurs trompettes, dans leurs bagnoles, en train de gueuler: ‘Bexy! Bexy!

Bexy!’ Si tu aimais un minimum le foot à l’époque, tu avais forcément vu le film.

The Firm, c’est un truc de lads.” En dépit de ses défauts, son traitement stylisé par exemple, “pas assez dégueulass­e”, selon Ian Stuttard, The Firm est pour John Williams “encore aujourd’hui le meilleur film jamais fait sur le hooliganis­me”.

Parole d’un rat de bibliothèq­ue spécialisé dans le hooliganis­me.

“J’indiquais quelles armes utiliser, quelles fringues porter, quels coups donner dans les bagarres. On a également fait un travail sur l’argot utilisé par les acteurs” Cass Pennant, ancien hooligan engagé comme consultant sur The Firm

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? C’est qui Sam?
C’est qui Sam?
 ??  ?? “Ça y est, il fait ses nuits.”
“Ça y est, il fait ses nuits.”
 ??  ?? Powerade 1.0.
Powerade 1.0.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France