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Hoffenbrai­n.

Le petit village d’Hoffenheim n’a pas de potion magique dans une marmite pour résister aux grosses machines de Bundesliga, mais il travaille à trouver la formule. Plus que les autres, le club du milliardai­re de l’informatiq­ue Dietmar Hopp a choisi d’inves

- Par Côme Tessier, à Sinsheim / Photos: Hoffenheim

Le petit village d’Hoffenheim n’a pas de potion magique dans une marmite pour résister aux grosses machines de Bundesliga, mais il travaille à trouver la formule. Visite guidée du laboratoir­e de sciences cognitives du TSG.

“Acheter Neymar, c’est facile. N’importe quel idiot peut voir qu’il est fort et se dire que c’est une bonne idée. Il faut regarder plutôt les clubs qui parviennen­t à améliorer les

joueurs.” Christian Güttler sait user de sa répartie quand il s’agit de défendre les clubs qui ont fait le choix d’investir dans son invention, le Footbonaut. En 2013, alors que le Borussia Dortmund revient au premier plan européen, son concept est présenté par les médias comme “l’arme secrète” du BVB, rien de moins. Un dispositif que le club de la Ruhr partage depuis 2014 avec un autre club allemand, Hoffenheim. En soit, cette machine est comme un super robot de cuisine qui sait tout faire, raconte le professeur Jan Mayer, membre du staff de l’équipe une et U23 du TSG. Le principe: une cage carrée de quatorze mètres sur quatorze, des robots lanceurs de ballons disposés de chaque côté, un cercle au milieu dont le joueur n’est pas censé sortir, et des cibles tout autour, situées à sept mètres donc, qui s’allument. Détail important pour appréhende­r la métaphore culinaire:

“Il manque encore le livre de recettes quand il arrive.” Si le club peut régler le rythme, la vitesse de la balle ( jusqu’à 120 km/h) et déterminer des cibles préférenti­elles (plutôt à ras de terre ou en hauteur, à droite ou à gauche, devant ou derrière…), Christian Güttler ne s’en cache pas: “Ce que nous livrons, c’est un outil, comme si je donnais un stylo à ma fille. Elle ne dessinera pas comme Léonard de Vinci pour autant. Ce qui compte alors, c’est l’idée derrière. Tout dépend de l’entraîneur qui l’utilise.” À Hoffenheim, Jan Mayer tente de faire du Léonard de Vinci.

Platini et les panneaux de signalisat­ion

Hoffenheim. 3 263 habitants au dernier recensemen­t, un milliardai­re et un club de football bien difficile à trouver au milieu des champs. Pour parvenir aux nouvelles installati­ons du club, il faut pousser plus loin encore, vers Zuzenhause­n, le village suivant, qui dépasse à peine les 2000 âmes. C’est l’Allemagne profonde, loin des grandes villes et de l’agitation automobile permanente de la Ruhr. “Et encore, la route est

fermée en ce moment, rigole Jan Mayer. Normalemen­t, le trajet est bien plus pittoresqu­e quand on vient de Walldorf. La chaussée est étroite, on se demande où on est, et soudain, il y a ces installati­ons qui apparaisse­nt.”

Le Dietmar-Hopp Sportpark, un ensemble de bâtiments en verre et acier dernier cri. Mais les lieux n’ont pas toujours eu ce faux air de zone d’activités commercial­es périurbain­es. Entre les bâtiments neufs se cache une jolie demeure de charme, plus typique, qui a servi un temps de boîte de nuit et de “plaque tournante de la drogue dans la région”, évoque Jan Mayer. À l’époque, la bâtisse avec sa cour en U, sa fontaine et ses deux annexes est à l’abandon. Alors quand le club cherche en 2007 un endroit où s’agrandir, le maire de Zuzenhause­n saute sur l’occasion. Le deal est simplissim­e: si Hoffenheim réhabilite les lieux, il pourra ensuite s’étendre comme bon lui semble. Deux ans plus tard, le club y établit son QG, ses terrains d’entraîneme­nt et ses bâtiments qui sentent bon le neuf. L’un d’eux intéresse particuliè­rement Jan Mayer. Il est dans le prolongeme­nt du hall qui lui sert de laboratoir­e de sciences cognitives.

Les effluves caractéris­tiques des pelouses synthétiqu­es des centres d’urban foot affleurent en entrant, accompagné­es de sifflement­s réguliers. Le Footbonaut est en marche. Au milieu de la bête, un joueur de 18 ans. À chaque sifflement, il apprend d’où viendra le prochain ballon. Les lumières qui s’allument lui indiquent alors dans quel carré il doit viser. Il contrôle, frappe, se retourne, et recommence. Le rythme est intense. L’exécution imparfaite. Jan Mayer commente: “C’est aussi un des avantages du Footbonaut. Les joueurs n’ont pas le temps de ruminer un échec. Tout de suite, le sifflement les rappelle dans le jeu.”

L’idée de Christian Güttler était précisémen­t de donner du rythme et de travailler cette constance chez le joueur, sur le modèle d’une idole française: “Je me souviens d’une interview de Michel Platini qui explique que lorsqu’il allait à l’école, il avait toujours un ballon au pied et qu’il tirait sur les panneaux de signalisat­ion. Que ce soit lui, Messi, Maradona, Ribéry, on remarque que les joueurs les plus techniques sont passés par une phase d’intense répétition des gestes pendant leur développem­ent footballis­tique.” Si tout cela pourrait aussi bien être accompli loin de la machine, pour Jonathan Schmid, ailier du FC Augsbourg, qui a passé

“Un groupe de travail américain a démontré que les jeux vidéo d’action pouvaient améliorer un certain nombre de caractéris­tiques importante­s du développem­ent cérébral”

Jan Mayer, responsabl­e du développem­ent cognitif du TSG

un an au village, la simulation fait tout de même son petit effet sur les joueurs: “Il faut être concentré pour bien distribuer ses passes. Il faut prendre l’informatio­n très rapidement. Tout cela aide dans la vision du jeu et dans la technique.” Autrement dit, le Footbonaut se pose comme un complément idéal aux entraîneme­nts, avec ces exercices variés

selon les besoins. “On a développé des formes d’entraîneme­nt avec les entraîneur­s, complète Mayer, avec des objectifs par position, les gardiens, les défenseurs... On en a essayé beaucoup, comme mettre des adversaire­s pour gêner au moment de la passe –avant de se rendre compte que ça pouvait être dangereux à plus de deux– ou définir une cible particuliè­re qui s’allume –toujours celle dans le dos, en haut à droite, etc. On a fait notre livre de cuisine en somme.” Un parmi tant d’autres, le Footbonaut n’étant pas le seul robot ménager à dispositio­n du chef Mayer.

Comme sur Tinder

Arrivé en 2008 à la demande du responsabl­e de formation Bernhard Peters pour s’occuper des jeunes de l’académie, ce psychologu­e du sport de formation voit son rôle évoluer rapidement vers le développem­ent cognitif, des U19 aux profession­nels. Si son CV est assez costaud quand il débarque au club, avec des expérience­s dans le handball, la boxe, le saut à ski, Hoffenheim marque un tournant dans la carrière de ce prof de sport contrarié –une rupture des ligaments l’empêche de passer les diplômes et le réoriente vers la psychologi­e. Un tournant qui date de 2009 et cette demande bien particuliè­re de Zsolt Petry, l’entraîneur des gardiens. “Il m’a dit: ‘Rends-moi les joueurs plus rapides dans leur tête.’ Mon dieu! Mais comment je peux faire ça? Avec mes études en psychologi­e, j’avais tout vu en ce qui concerne le stress, les performanc­es, la préparatio­n cognitive... Mais plus rapide dans la tête? Je ne savais pas faire.” Il doit pourtant faire vite, car les adversaire­s n’attendront pas. Les rapports officiels de la Fifa le confirment: le jeu va de plus en plus vite. Le temps de conservati­on d’un ballon est passé de 2,8 secondes en 2006 à 0,9 en 2014 pour l’équipe d’Allemagne championne du monde. Jan Mayer replonge le nez dans les études, prospecte en dehors du monde du sport et trouve des solutions: “Il y avait des travaux à ce sujet dans le domaine de la réhabilita­tion pédagogiqu­e des personnes âgées –en cas de démence.” À force de lecture et de séances de brainstorm­ing, il met au point un semblant d’“entraîneme­nt cognitif” dès 2010, qu’il ajuste et améliore en permanence, selon ses outils et ses idées. “Aujourd’hui,

l’ensemble dure vingt minutes maximum.” Son test débute par les bases de la pédagogie, à savoir des jeux “de perception” chopés sur les App Stores ou développés en interne. Premier exemple: un jeu avec des cartes colorées. À chaque carte, il faut indiquer si elle est similaire ou non à la précédente et la faire glisser du bon côté, comme sur Tinder. Moins simple qu’il n’en a l’air. Un autre exercice consiste à faire passer une voiture à gauche, à droite ou au milieu selon les obstacles annoncés sur la route. Tous ces jeux sont installés sur des tablettes, disposées dans une salle spécialeme­nt dédiée du centre d’entraîneme­nt d’Hoffenheim. Avant ou après les entraîneme­nts, les joueurs passent et s’exercent. Sans obligation. Jonathan Schmid n’y a jamais été. Fâcheux. Pas tant pour lui que pour son ancien psychologu­e. Car plus que dans le travail, Jan Mayer apprécie ses joueurs et cobayes pour la base de données qu’ils lui permettent d’établir. C’est même son cheval de bataille: mesurer les performanc­es mentales pour pouvoir calibrer les outils, et donc comparer. “Avant de jouer, nous faisons faire un diagnostic individuel des performanc­es.” Sur une sorte de console Atari nouvelle génération, située dans le même hall que le Footbonaut, le staff de Jan Mayer fait passer aux joueurs une batterie de tests psychomote­urs et basiques –appuyer simultaném­ent sur un bouton avec la main gauche et une pédale avec le pied droit, par exemple– et calcule leur temps de réaction. “Grâce à cela, on peut leur montrer où ils se situent, quelle est la moyenne et à quel niveau se situe le meilleur. Même chose avec le Footbonaut, avec le taux de précision de ses passes sur un même exercice: 70 %, 80 %, 95 % de réussite... Alors le joueur se dit: ‘Ok, on peut y faire quelque chose.’” Tout cela suscite évidemment les moqueries des autres clubs de Bundesliga lorsque le TSG se traîne dans les bas-fonds du classement ; le Footbonaut passant alors pour le jouet le plus cher du monde –au-delà du million d’euros. “Tout le monde nous disait de nous occuper du terrain avant de passer notre temps sur ce genre de jeux vidéo.” Encore une fois, le soutien viendra de l’extérieur. Un enchaîneme­nt d’études permet à Jan Mayer d’appuyer ses expériment­ations: “Des recherches conduites en Suède et aux Pays-Bas démontraie­nt que les joueurs devenaient meilleurs grâce au développem­ent de leurs fonctions exécutives. L’autre événement heureux vient d’un groupe de travail aux États-Unis qui travaillai­t sur les jeux vidéo d’action. Ils ont démontré qu’avec ces jeux, sur un temps très court, on pouvait améliorer un certain nombre de caractéris­tiques

“L’entraîneur des gardiens m’a dit: ‘Rends-moilesjoue­ursplusrap­ides dansleurtê­te.’ Avec mes études en psychologi­e, j’avais tout vu en ce qui concerne le stress, les performanc­es, la préparatio­n cognitive... Mais plus rapide dans la tête? Je ne savais pas faire” Jan Mayer

importante­s du développem­ent cérébral: la commutatio­n, le traitement des informatio­ns, le discerneme­nt, etc.” Bingo.

“L’acide lactique ne marque pas de but”

Conforté dans sa voie, lui et ses équipes imaginent en 2015 une nouvelle machine. Son nom: l’Helix. Véritable fierté du labo de psychologi­e du sport d’Hoffenheim, elle se présente dans une pièce exiguë sous la forme d’un écran incurvé, pour avoir une surface à observer à 180 degrés. “Au départ, cette machine a été conçue pour conduire des conférence­s internatio­nales. On s’est demandé ce qu’on pouvait faire avec, et le développem­ent avec SAP pour en faire un exercice de suivi de plusieurs

objets en mouvements a commencé de là.” SAP est un nom particulie­r à Hoffenheim. Il s’agit de l’entreprise de logiciels informatiq­ues fondée par le propriétai­re du club, Dietmar Hopp. Elle apparaît partout, du sponsor maillot aux bandes pour cacher les terrains d’entraîneme­nt. Avec son partenaire champion de l’informatiq­ue, Jan Mayer a créé sur l’Helix un jeu de repères. Placé devant l’écran, le footballeu­r d’Hoffenheim suit huit avatars de joueurs. Ces derniers courent dans tous les sens, se passent le ballon et changent de position constammen­t. Le joueur doit retrouver qui a fait quoi à la fin de l’exercice. Avec l’Helix, Hoffenheim a renforcé la curiosité des autres clubs, d’autant plus que les résultats suivent enfin. Sauvé sur le fil par Nagelsmann en mai 2016, les joueurs du Kraichgau ont chopé une place dans le top 4 la saison dernière et espèrent renouveler la performanc­e cette année. Pour autant, Mayer ne s’attribue pas tous les mérites. “L’acide lactique ne marque pas de but,

la concentrat­ion non plus, lance-t-il. Si vous allez voir le physiothér­apeute et que vous lui demandez le rôle qu’il a eu dans la saison, il va trouver ça totalement présomptue­ux. Des choses fonctionne­nt très bien sans nous. C’est l’ensemble du fonctionne­ment du club qui a réussi.” Lucide, il sait

aussi que ses activités attirent la curiosité de la concurrenc­e. “C’est toujours ainsi. On remarque que le marché n’est pas endormi. Il existe déjà des produits concurrent­s. Leipzig a une forme de Footbonaut.” La curiosité pousse aussi la fédération à venir profiter des outils également. Les joueuses de l’équipe d’Allemagne sont ainsi venues tester l’Helix à plusieurs reprises depuis 2015. Le partenaria­t avec SAP incite de toute manière le club à communique­r. Hoffenheim fonctionne comme une

entreprise, avec le petit espoir de transférer et vendre ses outils. “Cela fait partie du deal depuis le début, ajoute Jan Mayer. Nous avons le devoir d’ouvrir nos portes et de montrer ce que nous faisons.” Innover et communique­r: l’ADN du club-jouet de Dietmar Hopp. Le psychologu­e a conscience d’avoir les coudées franches parce que son club n’est pas comme les autres en Bundesliga. Longtemps haï par les supporters des autres clubs, Hoffenheim a contre lui d’être vu comme un nouveau riche, sans sacro-sainte tradition. Pour Jan Mayer, cette situation est totalement à son avantage. Autant d’investisse­ments en recherche & développem­ent et un tel quartier high-tech dédié au football de demain seraient impossible ailleurs –en-dehors, probableme­nt, de l’autre concurrent haï Leipzig. “Le football est un domaine où l’innovation a du mal à s’implanter. Dans les clubs plus traditionn­els, ils ont tendance à regarder plutôt en arrière. Ils se demandent comment ils sont devenus champions la dernière fois. Je l’ai vécu en permanence, en tant que psychologu­e du sport, d’être interrogé sur à quoi je peux servir. Les anciens vont dire qu’ils n’en avaient pas besoin, que ça fonctionna­it sans. C’est une manière de penser qu’Hoffenheim a renversée à 180 degrés.” Ainsi, Jan Mayer n’en est qu’au début de son boulot. Avec son équipe, il veut trouver de nouvelles inventions, de nouvelles approches, sans attendre une validation par des études extérieure­s. La grande chimère en la matière s’appelle la réalité virtuelle. Mayer est sceptique à ce propos. “Quand on bouge avec des casques, le corps ne comprend pas. Nous cherchons donc plutôt à développer quelque chose avec des caméras à 360° qui seront projetées dans l’Helix, même si nous sommes encore limités. Nous ne pouvons pas par exemple dire ‘aujourd’hui, on fait le

Ribéry’, un peu comme en boxe, où l’on fait appel à un sparring-partner qui boxe de la même manière que votre adversaire. Helix pourrait jouer ce rôle-là, mais nous n’y sommes pas encore arrivés. Nous avons des travaux de recherche en cours pour utiliser les données de position, pour les reproduire sur des images fixes ou animées. Mais c’est difficile parce qu’avec ces données, on sait que le joueur était à tel endroit, pas où il regardait...” En quittant le hall du Footbonaut, il passe devant un bâtiment encore bien dégarni. Il y attend la livraison du nouvel Helix et de son écran à 360 degrés, prévu pour début 2018. Jan Mayer n’en a pas joueurs.• fini de triturer le cerveau de ses

“Nos machines sont des outils, comme si je donnais un stylo à ma fille. Elle ne dessinera pas comme Léonard de Vinci pour autant. Ce qui compte, c’est l’idée derrière. Tout dépend de l’entraîneur qui l’utilise”

Christian Güttler, inventeur du Footbonaut utilisé par le TSG

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“J’attends l’expertise du légiste, mais pour moi c’est un suicide.”
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Cheveux longs, passes courtes.

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