So Foot

Xavi la Science.

- Propos recueillis par Javier Prieto Santos, à Doha (Qatar) / Photos: Alberto Estévez / Panenka, Panoramic, Dppi, UE Syndicatio­n/Iconsport et Gepa/Iconsport

Il a été le cerveau du Barça de Guardiola, le métronome du tiki-taka de la Roja et le meilleur associé de ce génie d’Iniesta. Interview avec un puriste qui joue avec sa tête plus qu’avec ses pieds.

Il ne dribble pas, ne marque pas, ne fait pas de passements de jambes, mais fait un truc encore plus spectacula­ire: il pense, comme peutêtre aucun autre footballeu­r avant lui. Et s’il prend toujours son pied à faire des passes et à jouer au football avec sa tête dans le championna­t qatari, le Catalan compte très bientôt prouver qu’un autre football est possible, mais cette fois-ci en tant que penseur en chef. Tremble Pep.

“J’adore Usain Bolt, c’est un athlète grandiose. Physiqueme­nt, personne ne lui arrive à la cheville. Mais malgré tout le respect que je lui dois, il ne fera jamais aucune différence sur un terrain de foot”

Ces dernières années, le football a mis l’accent sur la préparatio­n physique des joueurs, à tel point qu’il semble difficile que cette facette-là puisse encore être améliorée. Reste la matière grise. Le QI football. Je suis totalement d’accord avec ça: il faut améliorer l’intelligen­ce de jeu et se concentrer sur le talent. Tout dépend des coachs évidemment, mais aujourd’hui, dans les sessions d’entraîneme­nt, il y a 60 % de physique et 40 % consacrés à la technique. Autrement dit, 0 % du temps est consacré à la réflexion du jeu, à son interpréta­tion. Tu ne peux pas entrer sur le terrain juste avec de la motivation:

“Vamos, Come on!” Il en faut, oui, mais ça ne fait pas tout. Penser, c’est le chantier du futur dans le football.

Comment creuser ces fondations, du coup? C’est un sport où il faut regarder ce qui se passe autour de toi pour trouver la meilleure solution possible. Si tu ne te situes pas par rapport aux autres, tu ne sais rien et tu ne peux rien faire, ou en tout cas pas grand-chose de bon. Il y a un espace-temps à appréhende­r, et si tu n’en as pas conscience et que tu ne réfléchis pas dessus, c’est compliqué. Qu’est-ce qui marque la différence, aujourd’hui, dans le football? Le talent. Et c’est quoi, le talent? C’est celui qui maîtrise ce qu’il fait et ce que font les autres, parce qu’il joue avec la tête et pas seulement avec ses pieds… J’adore Usain Bolt, c’est un athlète grandiose. Physiqueme­nt, personne ne lui arrive à la cheville. Qui court plus vite que lui? Personne. Mais malgré tout le respect que je lui dois, il ne fera jamais aucune différence sur un terrain de foot.

Pourquoi? Parce qu’on ne peut pas supplanter la vitesse mentale et l’intelligen­ce de jeu juste par des capacités athlétique­s. C’est impossible. (Il se lève et se met à côté

de son ami Matias, ndlr) Je te passe le ballon et Matias bouge d’un côté à l’autre. Et là, tu dois regarder où il se trouve avant de passer. C’est simple, hein? Observer, c’est évaluer la situation pour mieux décider. Lorsque tu lèves la tête, tu es dans la réflexion, tu actives tes neurones. En revanche, si je te donne le ballon et que je te dis: “Passe le ballon et Matias te le renvoie”, tu ne penses plus. Tu es juste dans la mécanisati­on.

Certains centres de formation sont dans l’idée que la répétition mène à la perfection. C’est navrant. Si le coach demande: “Xavi, passe la balle à Matias, qui la passe à Javier, qui la passe à Xavi, qui la passe à Matias”, et ainsi de suite pendant dix minutes, où est l’intérêt? Qu’est-ce que ça fait travailler? Peut-être la technique de passe, OK, mais quand est-ce qu’on active les méninges? On est bloqué sur des principes mécanophys­iques élémentair­es. À l’entraîneme­nt, on demande même aux joueurs de faire des courses de dix mètres dans le vent. “Après la passe, tu piques un sprint!” Mais où? Pour quoi faire? Courir, c’est bien, le faire intelligem­ment, c’est mieux.

Est-ce qu’au moins les joueurs essaient de comprendre pourquoi on essaie de leur faire faire telle ou telle chose? Moi, j’ai toujours eu la volonté, je dirais même la curiosité, de comprendre ce qui se passe sur le terrain. Pourquoi? Comment? Où? Ces questions, je me les pose sans cesse sur le terrain et je continuera­i à me les poser lorsque je serai entraîneur. Tout le monde n’a pas les mêmes inquiétude­s. Il y a des joueurs pros qui ne comprennen­t pas ce qu’il se passe sur le gazon. Parce qu’on ne les a pas formés à développer leur talent, à réfléchir.

Mais au-delà de comment ils ont été formés ou non, ça pose la question de leur intellect tout court. Piaget disait que l’intelligen­ce, c’est ce qu’on fait quand on ne sait pas. (Il coupe) Il n’y a rien de plus vrai. L’intelligen­ce, c’est la capacité de réaction et d’adaptation à un problème jamais rencontré. Savoir démêler des situations auxquelles on n’a jamais été confronté, c’est de l’intelligen­ce pure. C’est vrai dans la vie de tous les jours, mais aussi dans le football. “Tiens, ça c’est nouveau, je ne connais pas, mais je vais essayer de m’en sortir.” Le match que fait Dani Alves sur son côté droit, entre les lignes adverses (au Bernabeu), c’est spectacula­ire. On a toujours l’impression qu’il est partout. C’est un joueur incroyable. Incroyable… Mais en vrai, il ne joue pas qu’avec les jambes. Il le fait avec son cerveau. Verratti pareil. Comment il joue? Avec ses neurones. Il est petit, pas rapide, mais il est malin. Il me ressemble beaucoup. S’il ne jouait pas avec ça (il pointe

son doigt sur sa tête), il ne pourrait pas jouer au football.

La première fois que tu as vu Iniesta en équipe de jeunes du Barça, tu as dit à tout le monde: “Si ce gars-là ne

perce pas, c’est que c’est un idiot.” Il aurait vraiment pu se

louper s’il l’avait été? Bon, lui, c’est un cas particulie­r. Il a un talent tellement hors du commun qu’il ne pouvait pas échouer. Impossible. Il y avait un autre Iniesta au Barça. Je me souviendra­i toujours de son nom: Mario Rosas. Si tu le vois jouer à 15, 16 ou 17 ans, tu te dis:

“Des gens me disaient que j’étais le cancer du Barça. Qu’avec moi, on ne gagnerait jamais la ligue des champions, qu’avec Iniesta, on était incompatib­les. Des visionnair­es…”

“Ce garçon, quand il sera sur la pelouse, le Camp Nou

va halluciner.” C’était une sorte de Laudrup, de Messi. Pour de vrai: il jouait des deux pieds, il dribblait, il était compétitif. Il avait tout, mais il s’est perdu… Incroyable. Peut-être qu’il n’a pas été assez profession­nel, ou que sa mentalité n’était pas la bonne. On ne le saura jamais… L’adolescenc­e, c’est une période cruciale dans la vie, ta personnali­té ne s’est pas encore pleinement forgée et il est très facile de faire des sorties de piste. Et puis tu es plein de doutes: “Est-ce que je vais pouvoir jouer au Barça? Est-ce que je vais avoir le niveau pour la première division? Est-ce que je serai convoqué en sélection espagnole?” Ces doutes-là, tu les dissipes si tu es stable mentalemen­t et si ton entourage l’est aussi. J’ai eu cette chance d’être toujours protégé par ma famille. Celle d’Andrés l’a aussi élevé avec un tas de valeurs. Mais il y a des joueurs qui ont des structures de vie chaotiques. Des parents compliqués. Quand tu n’as ni repères, ni référents, c’est difficile.

Tu as plein de certitudes dans le jeu. Mais avant de gagner des titres avec le Barça et la sélection, tu as longtemps nagé dans un océan de doutes. Comment es-tu passé du statut de joueur auquel personne ne croyait à celui de référence mondiale? Dompter les doutes, les mettre de côté, ça fait partie de l’apprentiss­age du footballeu­r. Aujourd’hui, je suis un vétéran, je suis plus mûr, mais quand je regarde le chemin parcouru, je me rends compte que j’ai toujours appris énormément de choses. En 2005, je m’étais fait les croisés. À l’époque, lorsque j’étais en convalesce­nce, certains me disaient: “Oh

putain, quelle merde, ta blessure!” Mais non, qu’estce que tu racontes? Sans elle, je n’aurais pas compris qu’il fallait que je prenne plus soin de moi. Avant ça, je n’étais jamais allé au gymnase de ma vie. Je n’avais pas de tonus musculaire, et ça n’a pas loupé, ça a lâché. Mon genou m’a dit: “Hé, connard, tu vas aller au gymnase, parce que si on continue comme ça, on ne va pas en jouer beaucoup, des matchs…” Ça a été une leçon de vie. Puyol, Valdés et moi, on en a bavé au début de notre carrière. C’était compliqué avec le Barça. On a bien cogité.

C’est-à-dire? Des gens me disaient que j’étais le cancer du Barça, que je n’avais pas la personnali­té pour jouer dans ce club. Qu’avec moi, on ne gagnerait jamais la ligue des champions, qu’avec Iniesta, on était incompatib­les. Des visionnair­es… Iniesta et Xavi ensemble sur le terrain? C’était un tabou jusqu’à l’arrivée de Rijkaard et Luis Aragonés. Ce sont eux qui nous ont fait jouer ensemble en premier. Ils croyaient en nous. Et on ne les a pas déçus. Heureuseme­nt qu’on

a gagné des titres, d’ailleurs. Sans ça, on se serait tous fait tuer. C’est comme ça. C’est le business du foot. Être pro, c’est être exposé. Au Barça, même l’intendant qui s’occupe du matériel est regardé à la loupe:

“Ohlala, il est très gros, ce n’est pas possible…” Ce qu’il y a d’extraordin­aire dans le football, c’est que tout le monde est persuadé de le comprendre. Des gens qui croient connaître le foot, il y en a un paquet. Ça critique beaucoup. C’est pourquoi il est essentiel d’avoir les idées claires.

C’est à cause de ces idées claires que Maradona te

surnomme “le Professeur du foot”? C’est brutal, hein? C’est Maradona… Une idole… Mais je ne suis pas un savant du football. Je suis juste un élève de l’école cruyffienn­e, et Cruyff résumait le football en une phrase: “Jouer au football, c’est penser.” J’ai dû faire fonctionne­r mes méninges pour jouer au football. Je ne suis pas Mbappé. Lui, qu’est-ce qu’il fait? Il court, il pousse le ballon et il prend le dessus sur toi. Physiqueme­nt. Je n’ai pas les jambes de Mbappé, mais j’ai de la vitesse mentale. Je compense comme ça. Je suis rentré au Barça quand j’avais 11 ans. Et dès le premier jour, on m’a poussé à comprendre pourquoi on faisait telle ou telle chose. On ne peut pas jouer au football si on ne comprend pas tout ce qui se passe sur le terrain. Ça va plus loin qu’un simple contact du pied avec le ballon. Chaque réflexion, chaque interrogat­ion t’ouvre de nouvelles perspectiv­es. Pourquoi on nous demande de nous écarter? D’aérer le jeu un maximum? Bah, c’est logique. Imaginons que j’aie le ballon et que je veuille le passer à Matias. Un type est au milieu de nous deux et veut le récupérer. Or, s’il y a une distance intelligen­te entre moi et Matias, l’autre ne le récupérera jamais. “Si tu viens vers moi, je passe le ballon à Matias.” Poum! Va vers Matias. Poum! La balle est déjà partie dans l’autre sens. Si on est dans un espace confiné, la possibilit­é de se faire prendre la balle est plus grande. C’est l’accordéon de Cruyff. Quand on n’a pas le ballon, qu’est-ce qu’on doit faire? Défendre haut et court. Pourquoi? Putain, pour étouffer le rival en lui bouchant les espaces. Il faut qu’il soit aspiré dans un entonnoir qui nous permette de récupérer le ballon le plus vite possible. Moins ils ont d’espace, et moins ils verront nos cages. Qu’est-ce que c’est, le football? C’est de l’espace-temps.

Concrèteme­nt, comment fais-tu pour l’appréhende­r? Que dois-je faire quand j’ai la balle? Chercher des zones libres. Pour gagner du temps de réflexion. Que faut-il faire quand je ne l’ai pas? Rogner l’espace de l’adversaire pour éviter qu’il trouve des solutions. Si c’est fait correcteme­nt, l’adversaire est confiné dans une faille spatio-temporelle. Il a moins d’espace pour bouger la balle, donc moins de temps pour réfléchir. C’est un résumé, hein, mais pour mettre tout ça en branle, il faut soigner tout un tas de détails. (Il se lève et mime

une action) Par exemple, si je reçois le ballon et que je suis collé à la ligne de touche, il faut que je me profile correcteme­nt. Si mon regard se porte sur les tribunes ou sur la ligne de touche, ça sert à quoi? C’est simple, mais je vois encore des joueurs le faire. “Mais qu’est-ce que tu fais? Comment tu peux être dos au jeu?” Non, non, non… Il faut avoir le terrain de visu. Si je reçois la balle comme ça (il se met de profil par rapport à la salle), qu’est-ce que je vois? Tout. Je prends l’informatio­n sur l’espace et je gagne du temps de réflexion. C’est logique, non? Et pourtant, des types se fourrent dans des endroits improbable­s, genre le poteau de corner. Mais pourquoi? Tu vas devoir te retourner, tu vas gaspiller un temps précieux… Perdre du temps en football, c’est comme perdre de l’or.

Quelle est ta plus grosse qualité, selon toi? Comme tout le monde, j’ai sûrement quelque chose d’inné. Techniquem­ent, je suis pas mal… Mais ma plus grande qualité, c’est la vitesse mentale. Ça se travaille, ça aussi. Moi, j’adore les toros. Tout le monde voit ça comme un simple exercice d’échauffeme­nt. Erreur: ça ne doit pas être amusant, mais didactique. C’est enrichissa­nt pour la technique, pour la rapidité d’exécution, pour la vision de jeu. Il te permet de travailler les passes sur les deuxièmes lignes de jeu, d’appréhende­r où se trouve le joueur démarqué, comment se positionne­r. Dans un toro, tu ne peux pas jouer dos aux autres, tu as une vision d’ensemble sur tout ce qui se passe. Du coup, tu travailles l’altruisme aussi. Si tu anticipes qu’un coéquipier va se faire presser si tu lui passes le ballon, ne lui donne pas. Regarde ailleurs, vers la seconde ligne. Soit clément avec tes coéquipier­s, ne les mets pas en difficulté.

Justement, aujourd’hui, le football est rempli de statistiqu­es. Est-ce qu’elles biaisent un peu l’idée de collectif? Ça me fait rire tous ces GPS qu’on nous met sur le corps. Parce que, au moment de récupérer les données, les statistici­ens te disent (il prend une autre voix en haussant le menton): “Sur 100 passes, ce garçon

en a réussi 80.” Ah bon? Et comment tu sais qu’elles étaient bonnes? Tu sais comment ils les comptent? Pour eux, c’est valide à partir du moment où le joueur contrôle le ballon que je lui ai envoyé. Ça, c’est une bonne passe pour le GPS. Alors oui, le type a peut-être contrôlé, mais il a quatre adversaire­s sur le dos. Donc non, ça, c’est une mauvaise passe. La bonne passe, elle était ailleurs, sur celui qui est libre de marquage. Ça, les GPS ne le détectent pas. S’il suffit de se débarrasse­r n’importe comment du ballon en mettant l’autre en difficulté, je ne vois pas l’intérêt des statistiqu­es. Moi, j’ai la responsabi­lité de ne pas perdre la balle, mais j’ai aussi celle que tu ne la perdes pas. La différence entre les grandes équipes et les équipes médiocres réside dans la qualité du réseau de passes. Le problème, c’est que les statistiqu­es ne remplacero­nt jamais les

“Tetris, c’est de l’espace-temps, comme le football. Tu formes tout un bloc en laissant un espace où caser la grande pièce. Pour qu’elle s’emboîte bien. Ça, c’est penser la deuxième action”

sensations. Elles te laissent croire que Modric a fait un mauvais match contre le PSG. Pardon? Oui, il a perdu des ballons, mais il a gagné du terrain, il a soulagé ses coéquipier­s et fait mal à l’entrejeu parisien. Son apport est incalculab­le… Si tu ne veux pas endosser la responsabi­lité de la perte du ballon, fais comme Modric ou Iniesta: garde la balle, gagne des mètres et regarde où se trouve le joueur démarqué. Il y a toujours quelqu’un de libre. Toujours. Tu sais pourquoi? Parce qu’il y a toujours la solution de revenir en arrière avec le gardien. Quand le match commence, on est onze contre onze, mais quand tu as le ballon, ils sont dix à vouloir te le prendre, pas onze. Il y a toujours un homme libre. Ceux qui disent le contraire mentent… Là, les gens hallucinen­t avec City: “Holala! Qu’ils jouent bien!” Mais ils jouent bien parce que Guardiola passe ses journées à trouver des moyens de démarquer ses joueurs.

D’autres font comme lui, mais pour défendre. La majorité, oui. Que ce soit en défense ou en attaque, tout le monde est à la recherche de l’homme démarqué, mais pas pour les mêmes raisons. Guardiola veut le trouver pour qu’il cherche à aller vers le but adverse. D’autres veulent le trouver pour l’empêcher d’y arriver. Simeone fait ça très bien, par exemple.

Tu es considéré comme un ayatollah du football offensif. Est-ce que, pour toi, le football défensif dépend des mêmes ressorts intellectu­els que le football d’attaque? Bien défendre peut être un art, au même titre que bien attaquer. C’est vrai, et je le respecte. Ma grande peine, c’est juste que l’aspect défensif et physique a pris le pas sur l’attaque, la technique et le talent. À ce rythme-là, on va tous s’ennuyer à regarder du football.

Mais tu as conscience que certains s’ennuient en regardant le Barça? C’est incroyable! Qui ennuie qui? Le Barça ou l’équipe qui joue contre lui? Parfois, j’entends: “Le Barça

“Une passe est statistiqu­ement validée quand le joueur contrôle le ballon que je lui ai envoyé. Alors oui, le type a peut-être contrôlé, mais il a quatre adversaire­s sur le dos…”

“À force de tourner la tête dans tous les sens, on me surnommait ‘la petite fille de L’Exorciste’”

n’est pas assez vertical.” Mais comment l’être quand t’as onze joueurs devant leur but? C’est impossible. Celle qui ennuie, ce n’est pas l’équipe qui essaye de proposer du jeu, mais celle qui le refuse. Ce n’est pas ennuyeux, les équipes qui perdent du temps ou qui balancent le ballon dans les tribunes pour casser le rythme? Face à des équipes ultra-défensives, il m’est arrivé de me dire: “Mais comment je vais faire pour trouver des espaces,

il y en a pas.” Mais si, il y en a toujours. Il faut faire circuler la balle d’un côté à l’autre, bouger, bouger encore, et voilà: là, il y a de l’espace. J’ai passé ma vie à en chercher, à trouver des lignes de passes. Où est-ce qu’il y en a? Comment faire pour qu’il y en ait? À force de tourner la tête dans tous les sens, on me surnommait “la petite fille de L’Exorciste”. Je ne tourne pas la tête à 360 degrés comme elle, mais il y a des matchs ou je l’ai pivotée plus de 500 fois. Pam-pam (il imite des coups d’oeil).

Selon un chercheur norvégien, tu réalises 0,8 prise d’informatio­n par seconde. Pourquoi le faire aussi souvent? Mon cerveau fonctionne comme un processeur: il emmagasine des données, des informatio­ns. Tourner la tête m’aide à le faire. Et ça, ce n’est pas important, c’est fondamenta­l pour se situer dans l’espace-temps. Je pose la situation: Matias est chargé, je tourne la tête pour chercher une autre solution. Sauf que derrière moi, un type se dit: “Je vais lui retirer le ballon, il est de dos, il ne me voit pas.” Sauf que je l’ai vu. Tout comme j’ai vu que le joueur qui chargeait Matias s’est avancé en même temps que son partenaire. Avant qu’ils fondent sur moi, j’ai passé le ballon à Matias, qui est libre. J’ai trouvé des

espaces, des solutions en quelques coups d’oeil. Que fait Messi aujourd’hui? Pourquoi est-il incomparab­le? Parce qu’il a tout. Il ne fait pas des passes au hasard. Il ne se débarrasse pas du ballon. Non, Messi attire les défenseurs. Il les aimante vers lui. Et là, pam, il fait la passe pour tous ceux qui sont démarqués. “Putain, l’enfoiré, il en a dribblé quatre et il a créé des espaces pour ses partenaire­s.” C’est très fort.

Tout le monde n’a pas un Messi dans son équipe…

(Il coupe) Tout le monde ne joue pas au Barça non plus. C’est un jeu très différent des autres, parce qu’on nous apprend à penser. Quand j’allais en sélection espagnole, ceux qui évoluaient dans d’autres équipes ne jouaient pas de la même façon. Ils ne voyaient pas le football de la même manière. C’était pareil lorsque des nouveaux joueurs signaient au Barça. Abidal, la première fois que je l’ai vu faire un toro, je me suis dit: “Lui…”

C’était un désastre? Non, pas à ce point-là, mais il n’était pas au niveau du Barça. Puis il a commencé à penser le jeu, à observer, à se poser des questions, à trouver des réponses. Cette faculté d’adaptation lui a permis d’être le meilleur défenseur du monde. En tout cas à nos yeux. Il était incroyable. Abidal illustre ça: avec un peu de stimulatio­n, de réflexion et de patience, tout le monde est capable de jouer plus intelligem­ment.

Pourquoi on ne stimule pas plus la créativité si c’est si simple? Parce qu’on a tendance à croire que c’est impossible. Moi, si je deviens entraîneur, et c’est mon souhait, j’aimerais que mon équipe ait la balle. Quand

est-ce que je suis tranquille sur un terrain? Lorsque mon équipe l’a. Bah, en tant qu’entraîneur, ce sera pareil. Que disait Cruyff? “Il n’y a qu’un seul ballon.” Et il avait raison. Si je l’ai en ma possession, je n’ai même pas besoin de défendre. Ce sont les autres qui doivent courir après lui. Et s’ils me le volent? Il faut le récupérer rapidement. J’ai envie d’avoir 99 % de possession de balle. Voire 100 % si c’est possible. Le ballon, c’est ce qui stimule les joueurs. On devient meilleur avec lui. Dans le football, de toute façon, il y a deux types d’entraîneur­s. Ceux qui ont peur d’avoir la balle parce qu’ils ne savent pas quoi en faire. Et ceux qui ont peur de ne pas l’avoir parce qu’ils ne savent pas vivre sans elle. Ce sont deux raisonneme­nts différents qui nécessiten­t de l’intelligen­ce pour être mis en place, mais s’il vous plaît, moi, vous me laissez le ballon.

C’est si traumatisa­nt que ça de ne pas l’avoir? Sans le ballon, j’ai peur de ne pas prendre de plaisir. Il faut avoir joué avec Iniesta pour savoir ce que le plaisir signifie. Il faut avoir échangé des passes avec Messi pour le comprendre. Pam, pam, pam. Et là, Iniesta venait. Putain, Iniesta, pam. Puis Busquets était là aussi. Pam. Poum. On se faisait six ou sept passes de suite. On ne le faisait même pas pour attaquer. Mais par pur plaisir.

Messi et Iniesta continuent toujours à se faire ces unedeux alors qu’ils sont à deux mètres de distance l’un de l’autre. À part pour se faire plaisir, ça sert à quoi, concrèteme­nt? À attirer l’adversaire. (Il se lève) Allons sur le côté toi et moi. Pam, pam, pam. Si on est en train de gagner 2-0, ne nous gênons pas pour le faire.

Donc il y a une notion d’humiliatio­n? Du tout. Si on commence à faire ces petites passes, c’est qu’il y a de l’espace pour le faire. Et s’il y a de l’espace pour le faire, ça veut dire que l’équipe adverse est en train de nous attendre dans sa surface. Sauf qu’un joueur est naturellem­ent attiré par le ballon, qu’il joue dans une équipe qui aime la possession ou pas d’ailleurs. Et encore plus si t’es en train de perdre. Pour revenir dans le match, il va bien falloir le récupérer, donc à un moment, il y en a bien un qui va venir pour nous arrêter. Puis un deuxième. Et comme il y en a un deuxième, il y en a souvent un troisième qui vient en renfort. Dans leurs têtes, ils voient quoi? Deux types enfermés contre la ligne de touche qui se font des passes. Sauf que Messi, lui, il voit des types qui dézonent et ouvrent des espaces pour des coéquipier­s qui sont libres de marquage.

Il y a quelque chose de mécanique du coup. La répétition ne vaut que si tu comprends pourquoi tu le fais… J’ai passé ma vie à recevoir des passes de mon arrière central, à me retourner, puis à regarder où se trouvaient les adversaire­s. Là, mon cerveau me dit: “Ici, il y en a trois. Là, deux. Bon ben je vais la passer de l’autre côté…”

Parfois, je regarde des matchs à la télé, et je me dis:

“Voilà, ils attaquent mal.” Ils le font souvent sur le côté où il y a le plus d’adversaire­s. Mais pour quoi faire? Tu ne peux pas bien attaquer si tu es en infériorit­é numérique. Lorsque je jouais avec Alves et Messi, on se faisait des trois contre un. OK. Des trois contre deux. OK. Des trois contre trois. Passe encore. Mais c’est le maximum. Dès que tu es en infériorit­é numérique, il faut basculer le jeu là où il y a de l’espace et du temps.

Quand tu regardes les matchs à la télévision, malgré les angles de caméra différents, arrives-tu à distinguer ces notions d’espace-temps? Quand je regarde un match, je le regarde vraiment. Si un ami me parle pendant la rencontre, je lui dis: “Chut! J’essaie de comprendre!” Regarder un match de foot, c’est comme voir un film. Si tu me distrais, je ne comprends plus rien aux dialogues entre les joueurs. Parle-moi quand il y aura un arrêt de jeu. Ne fais pas comme ma femme: “Xavi, je sais pas

quoi…” Je ne lui réponds pas. Je suis trop absorbé par ce que je vois. Un peu comme les types qui plaquent leur oreille contre leur transistor pour mieux comprendre. Penser, c’est ma bouée de sauvetage dans le foot. Je ne suis pas Messi: lui, il dribble quatre mecs. Moi non.

Peut-être qu’on ne t’a jamais appris à le faire. Ça ne s’apprend pas. Quand t’es ni rapide, ni habile comme moi, tu compenses avec tes autres qualités. Sur un contrôle orienté, oui, je peux effacer un rival, mais sinon… Tu m’as déjà vu faire des passements de jambes? Jamais de ma vie.

Pourquoi? Parce que non. Je ne suis pas à l’aise avec ça. Ce n’est pas moi, ça. Je ne suis pas bon dans ce domaine. Là où je me sens bon, c’est quand il s’agit de créer des supériorit­és numériques. Donne-moi le ballon et je ne vais pas le perdre. Parce que je réfléchis. Parce que je regarde. Parce que je me suis entraîné à ça toute ma vie. Parce que c’est inscrit au plus profond de mes neurones.

Au-delà de ce que tu as appris à la Masia ou en regardant les matchs à la télévision, tu es aussi un fan de cueillette des champignon­s et de baby-foot. Est-ce que ce sont des activités qui ont fait progresser d’une manière ou d’une autre ton acuité? J’ai un TOC. Quand je suis entré dans cette salle, j’ai analysé la dispositio­n des chaises, celle des tables. Je veux toujours m’asseoir à l’endroit où je pourrai contempler l’ensemble de la pièce. C’est un reflexe, je fais toujours ça. Parce que j’aime contrôler. Je n’aime pas les surprises, par exemple, je veux savoir ce qu’il va se passer. J’ai une capacité organisati­onnelle même au quotidien. Je sais ce que je dois faire heure par heure, sans avoir besoin d’un agenda. L’agenda, il est là (il pointe sa tête du doigt).

Tu devais être pas mal à Tetris, non? Tu rigoles? J’étais un champion. Tu vois les pièces qui tombent à 200 à l’heure? Bah, c’était moi. Je ne jouais à rien d’autre sur Game Boy. C’est un jeu où tu ne peux pas faire n’importe quoi: il faut emboîter les pièces dans un certain sens, anticiper celles qui vont tomber. C’est un jeu de réflexion qui met en éveil tes capacités cognitives. Parfois, tu ne peux pas faire de Tetris, donc il te reste un petit espace libre, il faut savoir quoi en faire, deviner la pièce qui va tomber, choisir le moment juste pour la glisser à tel ou tel endroit. C’est de l’espacetemp­s, comme le football. Tous ceux qui ont joué à Tetris savent ce que je veux dire. Tu formes tout un bloc en laissant un espace où caser la grande pièce. Pour qu’elle s’emboîte bien. Ça, c’est penser la deuxième action. Et la préparatio­n, à Tetris comme en football, c’est primordial. Tu vois des briques aussi quand tu es sur le terrain, ou c’est différent? C’est différent. Je calcule les lignes de passes, les distances. J’essaie d’en corriger aussi: “Pourquoi mon coéquipier vient à deux mètre de moi? Reste à trente mètres.” Je suis le plus heureux du monde sur un terrain quand je vois qu’il y a des mouvements, parce que ça augmente les options de passes. Après avoir pris l’informatio­n, juste avant de réaliser mon geste, mon cerveau m’envoie une sorte de flash: “C’est

maintenant qu’il faut que tu passes le ballon.” Ça m’arrive lorsque tous les facteurs spatiotemp­orels

“J’ai un TOC. Quand je rentre dans une salle, j’analyse la dispositio­n des chaises, celle des tables. Je veux toujours m’asseoir à l’endroit où je pourrai contempler l’ensemble de la pièce”

“La force mentale, c’est ce qui stabilise la performanc­e. C’est ce qui rend plus fort. Au moment de sortir les châtaignes du feu, Marcelo, Modric ou Sergio Ramos ne se cachent pas” “Dégager le ballon, c’est une défaite intellectu­elle”

sont au vert, et généraleme­nt, c’est pour des passes décisives. Emery a dit qu’il voulait que les footballeu­rs soient plus intelligen­ts que lui. Comment vas-tu composer avec un groupe de joueurs qui n’auront pas forcément la

même vista que toi? Je vais essayer de transmettr­e mon idée du football. Faire en sorte de stimuler le talent. Évidemment, je ne pourrai pas faire l’impasse sur l’aspect physique, qui est nécessaire, mais je veux dire par là que je n’ai pas envie que mon arrière central passe juste son temps à défendre. Non, non. J’ai envie qu’il joue, qu’il relance. Demandez à Mascherano s’il n’a pas appris à jouer au football au Barça. Il a dû s’adapter. Il a été intelligen­t. Comme Abidal. Comme Umtiti. C’est le meilleur arrière central du monde ou pas? Pourquoi? Parce qu’il ne se contente plus seulement de défendre. Il fait du jeu, il réfléchit, il relance, il anticipe. À Lyon, il récupérait la balle, puis il se contentait de la donner au milieu de terrain, qui faisait son boulot de son côté. Au Barça, il est plus participat­if, il facilite le travail du milieu de terrain. En avançant sur le terrain, il lui donne une option de passe, de l’espace et du temps pour réfléchir.

Et Dembélé? Il va avoir besoin de temps. Le Barça, c’est un examen final pour un footballeu­r. Dembélé passe un master, là. Tout le monde ne peut pas jouer dans ce club. Pourquoi? Parce qu’il faut savoir faire trois fois plus de choses qu’ailleurs. Le Barça joue sur à peine trente mètres de jeu. Dembélé a beaucoup de talent, il est très rapide, mais ici, il ne va pas avoir les boulevards qu’il avait à Dortmund. Ou à Rennes, où il avait plus d’espace, donc plus de temps.

Comment il va faire alors? Il va falloir qu’il apprenne à penser plus vite, en quelques millièmes de seconde. C’est là qu’on va voir s’il a de la mentalité. Il doit se dire: “Je suis un joueur du Barça.” Il faut être fort dans sa tête, avoir des conviction­s. Il y a des joueurs moyens qui ont passé quinze ans au Barça, mais qui avaient du caractère. Et il y a des joueurs excellents qui n’ont rien fait parce que la pression les a bouffés. À l’entraîneme­nt, quand tu les voyais, tu te disais: “Ils vont tout casser. Ça

va être des légendes.” Mais non. Dès qu’ils entraient sur le terrain, les jambes tremblaien­t, ils ne voulaient plus le ballon. “Bordel, mais qu’est-ce qui leur arrive?”

C’est la fameuse “peur scénique” qu’évoque Jorge

Valdano? C’est ça. La force mentale, c’est ce qui stabilise la performanc­e. C’est ce qui rend plus fort. Au moment de sortir les châtaignes du feu, Marcelo, Modric ou Sergio Ramos ne se cachent pas. Au contraire, c’est là qu’ils apparaisse­nt. Lucas Vazquez, contre le PSG, il a fait quoi? Il est rentré sur le terrain avec l’envie de tout bouffer. Un missile. Le type est même allé se frotter à Kimpembe. Et là, tu te dis: “Mais

qu’est-ce qu’il fait? Il est taré ou quoi?” Non, il est juste fort mentalemen­t.

Tu as évolué au Barça, qui a une philosophi­e de jeu bien précise. Mais tu as aussi joué avec énormément de footballeu­rs étrangers. Existe-t-il diverses formes d’intelligen­ce de jeu selon toi? Ça n’a rien à voir avec le passeport mais plutôt avec le caractère de chacun. Évidemment, un Brésilien n’a pas la même vision de la vie qu’un Allemand. Généraleme­nt, ce sont des types plutôt enjoués. Ils relativise­nt plus les problèmes. Quand tu vois Marcelo, Alves ou Neymar, t’as l’impression qu’ils jouent dans la rue, sans pression. Godin, qui est uruguayen et défenseur, dit que sa responsabi­lité est telle qu’il n’a jamais pris de plaisir sur le terrain. Tu arrives à le comprendre? Quand tu as le sens des responsabi­lités, tu souffres plus. Je suis passé par là au début de ma carrière. T’as envie de bien faire les choses, de te faire respecter. Tu veux te faire un nom, donc forcément, tu ne rentres pas sur le terrain en blaguant. N’empêche qu’il a bien dû prendre du plaisir à un moment donné. C’est impossible que ce ne soit pas le cas.

Tu penses qu’il dégage autant de ballons en touche pour se libérer de la pression qu’il ressent ou pour kiffer? Godin, c’est un défenseur extraordin­aire. Il ne fait pas que ça. Et puis on ne joue pas au même poste, mais bon, je ne vois pas où est le plaisir de dégager en touche. Le faire à la 93e minute de jeu, pour assurer le résultat, pourquoi pas… Mais à la 60e ou à la 70e, quel est l’intérêt? T’as encore du temps pour trouver une solution, profites-en! Dégager, c’est une défaite intellectu­elle, le dernier recours: “Je peux vraiment

rien faire d’autre, là?” Quand tu récupères le ballon et que tu le dégages, tu donnes une nouvelle possession de balle à l’adversaire. Mais non! Aère le jeu, file-la au gardien, dribble, obtiens une touche en tapant le ballon sur le joueur que tu as en face. Fais quelque chose, n’importe quoi, mais ne le jette pas en touche! Mon sens de la responsabi­lité m’empêche de le faire.

Qu’est-ce que tu éprouves quand tu fais un mauvais choix? La sensation que mon coeur va transperce­r ma poitrine.• PAR JPS

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“Tu vas avoir confiance dans l’être humain, bordel?!”
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Messi et une légende.
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