Metin Oktay.
Meilleur buteur de l’histoire de Galatasaray et idole des supporters dans les années soixante, l’attaquant à la gueule d’acteur a eu droit à un biopic de son vivant. Dommage que le film soit sorti si tôt, l’aprèscarrière aussi aurait mérité d’être fixée sur la pellicule. Le synopsis? Des bagarres de rue et des cuites au raki…
“Inscris le montant que tu veux sur ce chèque et rejoins-nous à Fenerbahçe” Le président du Fener, Müslüm Bagcilar, à Metin Oktay
Des buts à la pelle, une gueule d’acteur et une loyauté sans faille: Metin Oktay était l’idole des supporters de Galatasaray dans les années soixante. Surnommé “le Roi sans couronne”, il reste aujourd’hui le meilleur buteur du club le plus titré de Turquie et sa figure la plus légendaire. Une reconnaissance qui ne l’a pas empêché d’entamer, après la fin de sa carrière, une longue descente aux enfers, entre bagarres de rue et cuites au raki…
Un moment de flottement traverse le stade Mithatpasa, à Istanbul. Posée sur les bords du Bosphore, l’enceinte ouverte aux quatre vents accueille, en ce printemps de l’année 1959, la finale aller du tout premier championnat de Turquie. Sans surprise, Galatasaray affronte son grand rival de la rive asiatique, Fenerbahçe, dans une ambiance survoltée. Le score est toujours de zéro à zéro lorsque, à la 37e minute, Metin Oktay, l’avant-centre de Galatasaray, reçoit un centre à l’entrée de la surface et arme une reprise de volée. La suite, c’est Candemir Berkman, l’un de ses ex-coéquipiers, qui la raconte: “Sur le moment, personne sur le terrain n’a compris ce qu’il venait exactement de se passer. J’ai juste vu le ballon atterrir dans une fosse derrière les cages. Et puis, un joueur de notre équipe a remarqué que les filets du Fener
étaient déchirés au niveau de la lucarne droite. Un trou causé par le tir de Metin! Nous nous sommes tous précipités vers l’arbitre qui a fini
par valider le but…” Une frappe légendaire qui ne suffira pas à Galatasaray pour décrocher son premier titre national: Fenerbahçe remporte le championnat à l’issue de cette double confrontation. Avec onze réalisations au compteur cette saison, Metin Oktay est tout de même sacré Gol krali, littéralement “roi des buteurs”. Les supporters de Galatasaray ont trouvé leur premier souverain.
Chevrolet, divorce et mondanités
Quatre ans plus tôt, Oktay n’évolue encore que pour la modeste équipe de sa ville natale, Izmir, où, neuvième enfant et premier garçon de la fratrie, le futur roi a grandi au sein d’une famille pauvre. L’année précédente, en 1954, il manque de rejoindre les rangs de Besiktas, son club de coeur, mais le transfert capote: l’attaquant est jugé trop frêle par les dirigeants des Aigles Noirs. Né en 1936, Metin Oktay
a 19 ans lorsqu’il croise finalement la route de Gündüz Kiliç, le directeur technique de Galatasaray, lors d’un match de championnat local. Il ne faut qu’un quart d’heure à celui que tout le monde appelle “Baba” –“Père”– pour se rendre compte du potentiel du jeune buteur. Cette fois, l’affaire est vite pliée. Au moment de négocier le prix de son transfert, Metin Oktay, un peu intimidé, ne demande qu’une chose: une voiture pouvant servir de taxi afin d’assurer une source de revenus à sa famille, sa mère étant alors femme au foyer et son père ouvrier à l’usine. Une broutille pour les dirigeants du Cimbom, qui lui offrent une Chevrolet en échange d’un contrat de cinq ans. Dès sa première saison, Metin Oktay termine meilleur buteur du championnat d’Istanbul. Deux ans plus tard, Fenerbahçe essaye à son tour de recruter la nouvelle coqueluche turque. Au cours d’un dîner, Metin Oktay est approché par le président du club, Müslüm Bagcilar. L’homme sort de sa veste un chèque déjà signé. “Inscris le montant que tu veux et rejoins Fenerbahçe”, précise-t-il à Metin. Du tac au tac, le jeune joueur lui répond cette phrase, désormais culte: “Cher ami, ne trahissons pas ceux qui nous aiment.”
Avec la notoriété viennent aussi les mondanités. “Nous n’avions pas du tout le même mode de vie, se remémore Candemir Berkman. Quand Metin est arrivé à Istanbul, il a un peu découvert le monde. Il sortait beaucoup et dépensait sans compter.”
Le petit gars d’Izmir aime la ferveur des nuits stambouliotes. Son physique de brun ténébreux laisse peu de femmes indifférentes. La seule à ne pas apprécier ce changement de statut, c’est Oya Sari, sa première épouse, issue d’une famille de notables d’Izmir. En 1960, après cinq longues années passées à Istanbul, la jeune femme implore son mari de retourner jouer pour son ancien club. Refus catégorique de l’intéressé, qui préfère encore demander le divorce. “Galatasaray est plus fidèle que toi”, lâche-t-il à son ex-femme en guise d’adieu.
Quarante-cinq jours de mitard
La même année, la Turquie est secouée par un coup d’État fomenté par l’armée. Une mauvaise nouvelle pour Metin Oktay, à qui les autorités reprochent d’avoir écourté de huit jours son service militaire: il est arrêté et envoyé directement en prison. Condamné à une peine de deux mois et demi, il restera finalement quarante-cinq jours derrière les barreaux, le temps pour Galatasaray de négocier son amnistie. À sa sortie de taule,
Metin Oktay écume toute la nuit les bars stambouliotes. Le lendemain matin, son “Baba” Gündüz doit le tirer du lit: “Metin, nous avons un match important aujourd’hui, et les supporters veulent absolument te voir jouer!”
Gueule de bois ou pas, Metin Oktay rejoint ses coéquipiers sur le pré et claque deux buts pour son retour à la compétition. Mais son divorce et ce séjour à l’ombre ont marqué celui qui a commencé à fumer et boire plus que de raison. Alors, pour se changer les idées, le roi décide de quitter provisoirement ses terres et s’engage pour deux saisons avec Palerme à l’été 1961. Mauvaise pioche. Malgré des débuts prometteurs, Metin Oktay s’adapte mal à la Sicile. “Metin était quelqu’un qui aimait beaucoup communiquer sur et en dehors du terrain, précise Candemir Berkman.
Or, il ne parlait pas un mot d’italien… Ça ne pouvait pas marcher pour lui à l’étranger.” Surtout, le gaillard a le mal du pays. Istanbul lui manque. Après seulement un an, douze matchs et trois petits buts en
Serie A, il plie bagage et rentre en Turquie. De retour dans son royaume, Metin Oktay retrouve l’instinct du buteur, plante 47 pions toutes compétitions confondues lors de la saison 62-63, et Galatasaray réalise son premier doublé coupe-championnat sous son impulsion. “Avant l’arrivée de Metin Oktay, Galatasaray était encore une institution assez fermée sur elle-même, resitue Alp Ulagay, un membre du club. À l’époque, ce n’était pas encore le club le plus populaire de Turquie. Metin Oktay a été le premier joueur –non originaire d’Istanbul– à s’imposer comme un leader de l’équipe. Cela a contribué à ouvrir le club vers l’extérieur. Durant sa carrière, le nombre de supporters a été multiplié par cent!” L’aura de Metin Oktay dépasse même les clivages habituels du foot en
Turquie. “C’était quelqu’un de très fair-play, il ne cherchait jamais à humilier l’adversaire et respectait toujours les supporters de l’équipe en face. C’est le seul joueur de l’histoire de Galatasaray à faire l’unanimité partout, même chez les fans de Fenerbahçe, rajoute Alp
Ulagay, journaliste dans le civil. On raconte même que le nombre de bébés prénommés Metin a explosé dans les années soixante!”
“Le film est terminé”
Preuve ultime de cette popularité inédite en Turquie: en 1965, un réalisateur demande au footballeur d’interpréter son propre rôle dans un film à sa gloire. Son titre? Le Roi sans
couronne, évidemment. Pour convaincre le buteur, encore en activité, de jouer la comédie, les producteurs lui proposent un cachet supérieur à celui des plus grandes vedettes de l’époque. C’est d’accord! L’histoire se concentre sur le début de carrière de Metin Oktay et
“Un joueur de notre équipe a remarqué que les filets du Fener étaient déchirés au niveau de la lucarne droite. Un trou causé par le tir de Metin!” Candemir Berkman, ancien coéquipier de Metin Oktay
insiste lourdement sur son côté séducteur. Les actrices les plus séduisantes du pays sont castées pour lui donner la réplique. Mais le beau Metin, qui vient de se remarier, a un peu de mal à se lâcher pendant le tournage. Des années plus tard, la comédienne Gönül Yazar confessera à la télévision qu’elle a rencontré quelques difficultés durant une scène légèrement olé olé: “À un moment, je sortais d’une piscine en maillot de bain et Metin devait m’embrasser. Mais il n’arrivait pas à se lancer! Au bout de la troisième fois, je lui ai dit: ‘Metin, je crois que nous sommes payés suffisamment cher pour faire ce travail, maintenant il faut y aller!’” Un appel que le public n’entendra pas, le film est un échec commercial. Qu’importe. Pour Melih Sabanoglu, spécialiste de l’histoire de Galatasaray, ce long-métrage en noir et blanc a surtout le mérite de faire passer Metin Oktay à la postérité: “Le Roi sans couronne est régulièrement rediffusé à la télévision. Certains jeunes supporters de Galatasaray qui n’ont jamais vu jouer Metin Oktay connaissent son histoire grâce à ce film!” Loin des plateaux, Le roi des buteurs continue d’empiler les trophées jusqu’en 1969. Après un sixième et ultime titre de meilleur buteur du championnat, qui porte son total à plus de 300 buts pour les Lions, Metin Oktay décide finalement de descendre de son trône. Pour son jubilé, Galatasaray affronte Fenerbahçe, bien sûr. En seconde mi-temps, le numéro 10 jaune et rouge enfile pour la seule fois de sa vie le maillot rayé bleu et jaune. À la fin du match, les supporters des deux équipes l’acclament. Conscient que les heures fastes de son règne sont derrière lui, Oktay glisse à son beau-fils, Rifat Halil Pala, dans la voiture qui le ramène chez lui après la rencontre: “Le film
est terminé.” Celui de son épopée historique. Manière de dire, aussi, qu’il n’est pas serein pour la suite.
“Il se battait souvent”
Malgré des revenus confortables durant sa carrière, le néoretraité sait qu’il n’a pas amassé un trésor très conséquent. La faute, outre les sorties, à un goût prononcé pour les jeux d’argent et une trop grande générosité, dont certaines personnes peu scrupuleuses ont parfois abusé. “Metin avait du mal
à s’imposer, se rappelle Sami Çölgeçen, membre historique de Galatasaray. On raconte qu’il n’a jamais réussi à récupérer l’argent
généré par son jubilé.” Très vite, Metin Oktay se retrouve dans l’obligation de trouver une nouvelle source de revenus pour subvenir aux besoins de sa famille. Après un rapide passage sur les bancs de Galatasaray et Bursaspor en tant que coach adjoint au début des années soixante-dix, il se rabat sur le boulot de chroniqueur pour les pages sportives d’un grand quotidien, Milliyet. Pendant des années, il est chargé de suivre les matchs du Cimbom et de rédiger quelques papiers. Mais sa majesté n’arrive pas à s’habituer à son nouveau quotidien loin des projecteurs. D’autant plus que côté vie privée, le bonheur n’est pas non plus au rendez-vous. Son unique enfant, une fille issue de son deuxième mariage, est morte quelques heures après sa naissance, en 1966. Pour oublier son triste sort, il noie son chagrin dans des verres de raki, le pastis turc. “J’avais 28 ans lorsque j’ai rencontré Metin Oktay pour la première fois, se remémore
le journaliste Halil Özer. Lui avait déjà la cinquantaine. À l’époque, je n’étais qu’un jeune reporter et on m’avait chargé d’être, en quelque sorte, son assistant. À table, lors des repas, Metin buvait beaucoup, souvent trop.
“À un moment, je sortais d’une piscine en maillot de bain et Metin devait m’embrasser. Mais il n’arrivait pas à se lancer! Je lui ai dit: ‘Metin, je crois que nous sommes payés suffisamment cher, maintenant il faut y aller!’” Gönül Yazar, actrice qui a joué le rôle de sa copine dans le biopic dédié à la vie de Metin Oktay
Dans ces moments-là, je devais m’occuper de tout. Je ramassais son manteau derrière lui, je l’aidais à se relever. Je l’ai ramené plusieurs fois à son domicile parce qu’il était trop saoul pour conduire. Je le déposais avec sa voiture, puis je repartais dans l’autre sens en bus pour aller chercher la mienne. Mais jamais je ne me suis plaint de cette situation. C’était un honneur de travailler à ses côtés!” L’idole des sixties sombre dans l’alcoolisme. Ses proches ne le reconnaissent plus. “À la fin, Metin, c’était un peu docteur Jekyll et mister Hyde, glisse Sami Çölgeçen. Dès qu’il était ivre, il devenait agressif. Il se battait souvent, et comme il était assez costaud, ça pouvait faire des dégâts!”
Une tendance à dégoupiller dont a failli faire les frais son ancien coéquipier, Candemir Berkman: “Un soir, j’ai croisé Metin dans un bar et je lui ai dit gaiement: ‘Metin, sans toi, nous n’aurions jamais réalisé tout ce que nous avons fait!’ À ma grande surprise, cela l’a beaucoup énervé et il a essayé de me mettre un coup de poing. Je pense qu’il a cru que j’étais en train de me moquer de lui…” Malgré ces écarts de conduite, Metin Oktay conserve en Turquie son
statut d’homme intouchable. “Il n’avait même pas besoin de billets pour voyager, se remémore Halil Özer. Tout le monde le laissait passer!” Et le grand public de fermer les yeux. “C’est simple, vous ne trouverez personne pour vous dire du mal de Metin Oktay sur ses problèmes avec la bouteille”, résume Sami Çölgeçen.
Accident de voiture mortel
12 septembre 1991. Le lendemain, Galatasaray affronte Gençlerbirligi à Ankara. Comme avant chaque match à l’extérieur, Metin Oktay et son bras droit Halil Özer se retrouvent dans les locaux du journal Milliyet, à Istanbul, pour préparer leur déplacement. Le journaliste se souvient encore très bien de cette scène:
“Avant de le quitter, je lui ai dit: ‘Metin Abi (‘grand frère’ en VF, ndlr), rentre chez toi, ne bois pas trop ce soir, nous prenons l’avion tôt demain matin.’” Évidemment, le meilleur buteur de l’histoire de Galatasaray ne suivra pas les recommandations de son jeune collègue. Ce soir-là, il rejoint à une fête organisée par Galatasaray sur une petite île au milieu du Bosphore. Il y croise Candemir Berkman, venu dîner avec sa femme: “Metin est passé nous saluer et il nous a dit qu’il ne comptait pas rester longtemps car il avait des amis chez lui.” Mais l’appel de l’ivresse est trop fort. Metin Oktay atterrit finalement dans un bar à proximité et se saoule jusqu’à 4 heures du matin. Sur le chemin du retour, seul au volant de sa voiture, il percute une barrière à la sortie du premier pont qui enjambe le Bosphore. Le roi meurt sur le coup. “Pour moi, c’était un
suicide, avance son ancien ami Sami Çölgeçen. Metin ne supportait plus la personne qu’il était devenu…”
Le jour de son enterrement, dix mille personnes se pressent dans le stade Ali Sami Yen de Galatasaray pour rendre un dernier hommage au “Roi sans couronne”. Son cercueil, placé dans le rond central, est recouvert d’un grand drapeau aux couleurs de son club de toujours. “À un moment, un monsieur âgé est descendu des gradins, il a marché lentement jusqu’au milieu du terrain et a planté sur le cercueil de Metin un petit fanion de Fenerbahçe, raconte
Sami Çölgeçen. C’était un moment d’une spontanéité incroyable!” Metin Oktay, le footballeur respecté par tous, repose au vieux cimetière de Kozlu, au pied des remparts de l’ancienne Byzance, devenue Constantinople puis Istanbul, la ville des empereurs, des
donc.• sultans, et d’un roi,
“Je l’ai ramené plusieurs fois à son domicile parce qu’il était trop saoul pour conduire. Je le déposais avec sa voiture puis je repartais dans l’autre sens en bus pour aller chercher la mienne” Halil Özer, assistant journaliste de Metin au journal Milliyet