So Foot

Olivier Guez.

Prix Renaudot pour Ladisparit­iondeJosef­Mengele, Olivier Guez est aussi un ancien libéro, un amoureux de la Céleste uruguayenn­e et un fidèle du bleu-roi strasbourg­eois. Rencontre avec un écrivain qui ne déborde que lorsqu’il parle ballon.

- Propos recueillis par Eric Carpentier / Photos: Asso “Femmes de foot”, Afp/Dppi et Panoramic

Prix Renaudot pour La Disparitio­n de Josef Mengele, l’écrivain est aussi un ancien libero et un fidèle du bleu roi strasbourg­eois. De Dropsy hier à Dimitri Liénard aujourd’hui.

Avant de donner le coup d’envoi fictif de Strasbourg-Paris, début décembre, vous avez choisi de revenir sur votre premier match à la Meinau pour écrire Madeleine bleue, un texte publié sur le site du RCS. L’amour du foot naît-il forcément d’une émotion liée à l’enfance? Le foot est toujours lié à ses premiers souvenirs. Découvrir un stade, une ambiance, ça marque. J’avais huit ans, je me souviens de l’endroit où nous étions placés dans le stade avec mon père, de Szarmach (l’unique

buteur, auxerrois, de la rencontre, ndlr)… Ce qui conditionn­e aussi le rapport au football, c’est la première coupe du monde que l’on regarde. Moi j’ai eu de la chance, c’était 1982. Mais tous les gens disent que leur première coupe du monde était formidable! Les coupes du monde merdiques comme 1990, 1994 ou 2002, ils vont dire “ah, c’était incroyable, la Corée et le Japon!” Sauf que c’était de la merde, si tu connais les autres. Mais parce que c’est la première, elle est forcément belle.

Dans votre texte, vous citez Dropsy, Nielsen, Monczuk, Djorkaeff, Keller ou Mostovoï. Aujourd’hui, des joueurs pourraient-ils autant vous marquer que ceux du passé? Les joueurs de ma jeunesse restaient évidemment bien plus longtemps, le marché a structurel­lement changé pour les clubs moyens. Maintenant, c’est comme un jeu vidéo avec l’idée de passer de plateforme en plate-forme. Les clubs veulent faire de l’argent, les joueurs veulent gagner plus de pognon et jouer dans de meilleurs clubs, et à peu près tout le monde y gagne. Ce qui est marrant dans l’équipe actuelle de Strasbourg, c’est qu’il y a quelques joueurs qui étaient déjà là en National. Un type comme Dimitri Liénard a un profil éminemment sympathiqu­e –il a été semi-profession­nel assez longtemps, il a presque 30 ans, il découvre la ligue 1, il se débrouille très bien– mais qui est plus lié aux déboires d’il y a quelques années qu’à quelque chose de culturel. Un type comme Loïc Perrin à Saint-Étienne, qui incarne un club, une histoire, c’est devenu rarissime. Eduardo Galeano dit qu’un homme peut changer de femme, de parti politique ou de religion, mais pas d’équipe de football. C’est aussi votre avis? Ça, c’est le grand truc que répondent toujours les chauffeurs de taxi à Buenos Aires. Mais comme je ne pense pas qu’ils aient tous lu Galeano, peut-être que c’est Galeano qui cite les chauffeurs de taxi porteños. Un des grands avantages du foot est d’être un viatique génial, et l’Amérique du Sud est le continent où il est le plus agréable d’en parler. Galeano, pour moi, c’est le sommet. Son livre sur le football (Le football, ombre et lumière), il faut le lire à voix haute en espagnol. Il y a tout: la grande histoire, le football, la passion et le style. Que demander de plus?

On ne peut pas changer de club? On peut perdre la passion. Si le lien identitair­e pour le club avec lequel on grandit change radicaleme­nt

“Tous les gens disent que leur première coupe du monde était formidable! Celles de 1990, 1994 ou 2002, ils vont dire ‘ah, c’était incroyable, la Corée et le Japon!’ Sauf que c’était de la merde”

d’un coup, comme partout, il peut se casser. Plus globalemen­t, on peut aimer d’autres clubs. Moi, je ne suis pas un grand supporter, j’aime le foot pour le foot. Il y a des clubs ou des équipes qui me parlent plus, mais ça peut être très basique, ça peut aller des couleurs à une histoire. J’aime beaucoup l’Uruguay, par exemple. J’aime bien cette idée de caillou dans la chaussure de l’Argentine et du Brésil. Et je trouve fascinant qu’un pays de trois millions d’habitants arrive à produire aussi régulièrem­ent de très grands joueurs. C’est peut-être aussi lié à la première image que j’ai eu en arrivant en Uruguay. C’était comme dans une pub Coca-Cola: il y avait un papy dans un siège à bascule, qui écoutait au transistor un match de Peñarol un dimanche après-midi. Il y avait une espèce de silence tout autour. J’ai aimé ça.

Dans votre livre Éloge de l’esquive, vous établissez un parallèle entre le dribble et l’histoire du Brésil, notamment à travers la figure du malandro, le malicieux. Qui est-il, ce malandro? Le malandro apparaît dans un contexte très particulie­r: le début du XXe siècle à Rio, vingt ans après l’abolition de l’esclavage (Loi d’or du 13 mai 1888) où il n’y a toujours aucune politique publique pour essayer d’encadrer cette révolution culturelle, alors que le Brésil n’a fonctionné qu’avec l’esclavage pendant quatre siècles. Donc il faut ruser. Le malandro, c’est ça, quelqu’un qui appartient aux classes défavorisé­es et qui ne fait pas confiance au système pour avancer, donc il dribble le système, il le trompe. Mais des

malandros, il y en a dans le monde entier! En Argentine, avec le compañero, dans la culture juive, dans la culture italienne, notamment sicilienne.

Vous ouvrez votre livre Éloge de l’esquive avec les funéraille­s de Garrincha, qui était surnommé “la joie du peuple” par les Brésiliens. C’est le

dernier grand du football selon vous? Est-ce que Garrincha est un malandro? C’est une vraie question. Parce que Garrincha est bête. Ce n’est pas lui qui dribble le système, c’est le système qui va le bouffer. À l’opposé, un type comme Neymar n’est plus là-dedans. Il fait partie de la tradition très fermée des grands dribbleurs, des grands artistes, mais ce n’est plus la même histoire. Il en est le fruit. Le truc, c’est que le malandro n’a jamais d’argent. Il prend l’argent des autres mais ne se retrouve pas au bout de quelques années à la tête d’une gigantesqu­e fortune, dans un manoir. Neymar n’a plus besoin

“Cristiano Ronaldo aurait sa place dans une série sur les héros de la mondialisa­tion, avec David Guetta ou Carlos Ghosn”

de ruser qui que ce soit aujourd’hui. Peut-être le fisc, mais ça s’arrête là.

Aujourd’hui, quel joueur pourrait être un

personnage romanesque? Ronaldo, le Portugais, serait un personnage de roman extraordin­aire. Il y a quelque chose de fascinant chez ce type. Quel est son quotidien? Comment gère-t-il le rapport à l’autre? Peut-on être proche de lui? Est-ce que Cristiano Ronaldo est lui-même à un moment? En définitive, c’est quoi, Cristiano Ronaldo? Qui est l’homme, le joueur, le produit, tout? Il aurait sa place dans une série sur les héros de la mondialisa­tion, avec David Guetta ou Carlos Ghosn (PDG de Renault). Qui sont ces mecs qui tournent autour de la planète nonstop, dégagent des fortunes absolues et sont des icônes du début du XXIe siècle mondialisé? Les grands joueurs sont jeunes, sportifs, richissime­s, souvent polyglotte­s… C’est fascinant à observer! Je trouverais ça intéressan­t de raconter cet autre monde, mais vraiment au quotidien, heure par heure: “Vingt-quatre heures avec Cristiano Ronaldo”.

Le football dit-il quelque chose de la

mondialisa­tion selon vous? Aujourd’hui, si on veut la comprendre, il faut s’intéresser au football. La bataille des marques, l’arrivée des Golfiens, le soft power qatari, les Chinois qui ne sont pas encore très présents politiquem­ent… C’est vachement intéressan­t. Cela dit, j’espère vraiment que la coupe du monde 2022 n’aura pas lieu au Qatar. D’un point de vue sportif, culturel et politique, c’est aberrant. Ce serait une honte absolue si elle était maintenue là-bas. Moi aussi, j’aimerais bien me lever le matin avec une belle montre en or sous l’oreiller! Ça, ce serait sympa, la coupe du monde aurait lieu en Alsace, ce serait Alsace 2022!

En juin 2014, dans

Le Monde, vous associez les Bleus au “psychodram­e français contempora­in: la quête obsidional­e et narcissiqu­e d’une identité nationale en recomposit­ion.” Qu’entendiez

vous par là? L’équipe de France dit quelque chose de la société française, mais ce que la société fait des Bleus en dit aussi très long sur la situation actuelle. Le psychodram­e ridicule de l’Afrique du sud en 2010, par exemple. On aurait simplement pu se moquer d’eux, de ces gamins stupides. Mais c’est allé beaucoup plus loin. La société a voulu en faire tout et n’importe quoi. On a retrouvé les débats qui déchiraien­t la société française de l’époque et on les a plaqués sur l’équipe de France. Des gens qui n’y connaissen­t absolument rien au foot ont voulu faire d’Anelka le représenta­nt d’une catégorie beaucoup plus large. La société française de l’époque était tiraillée dans une espèce de grand mélange de banlieues, d’immigratio­n, d’islam, de jeunesse, d’éducation… Et ces couillons ont pris pour tout le monde.

Est-ce que cette quête a progressé aujourd’hui?

J’ai trouvé que l’équipe de 2016, sans être transcenda­nte, a fait du bien aux Français. L’été 2016 a duré trois jours en fait, entre la demifinale et la finale. Trois jours après, il y avait Nice, le 14 juillet. L’atmosphère entre la demie et la finale m’a fait penser à l’extraordin­aire atmosphère de la coupe du monde en Allemagne, en 2006. J’habitais à Berlin à l’époque, il y avait cette espèce de conviviali­té, comme un gigantesqu­e sourire, partout.

Finalement, qu’est-ce qui vous passionne le plus

dans le football: le terrain ou ses à-côtés? J’aime le jeu, une pause métaphysiq­ue de deux heures, souvent solitaire. Les gens qui parlent autour, ça me fatigue. Ou alors il faut que ce soit quelques amis très proches: on se connaît, ça fonctionne, c’est précis, on parle football. J’aime bien lire sur le football aussi, vous pouvez raconter énormément de choses. Ce que j’ai fait avec le Brésil, je devais le faire avec Yachine. Un truc qui devait se transforme­r en petite histoire de l’URSS à travers le football: la rivalité SpartakDin­amo, les manoeuvres de Beria dans les années 30 (nommé chef du NKVD en 1938 par Staline et patron du Dinamo), l’équipe du CSKA à moitié envoyée au goulag après la déroute contre la Yougoslavi­e de Tito en 1952… C’était signé avec Grasset, je devais rendre le bouquin fin janvier. Mais c’est impossible, je n’ai pas le temps. Êtes-vous de ceux qui pensent que l’opposition entre sportif et intellectu­el est particuliè­rement marquée en France? C’est surtout une question de génération. Entre 1958 et 1978, l’équipe de France ne s’est jamais qualifiée pour une coupe du monde. Ça n’avait aucun intérêt de la supporter. Donc soit vous étiez un dingue, soit vous aviez grandi à Sochaux, à Sedan, à Saint-Étienne, où vraiment il n’y avait rien d’autre à foutre… Par exemple, Emmanuel Carrère (écrivain et

réalisateu­r) et Olivier Rubinstein, l’ancien patron de Denoël, sont deux très proches amis, nés à la fin des années 50. On a regardé ensemble la demi-finale et la finale de l’Euro, ils ont adoré ça, mais ils n’ont pas revu un match depuis, évidemment.

Cette supposée opposition n’est donc qu’une question de génération? Il y a aussi ce paradigme de la gauche française qui n’aimait pas le football, à la différence d’une gauche sud-américaine, italienne ou même allemande, ou encore celle du Labour britanniqu­e. C’était l’opium du peuple, en gros. Il a fallu un mec comme Camus, qui a un profil très différent, qui vient des couches populaires, qui n’a jamais vraiment appartenu à aucune chapelle, pour que cette espèce de pudibonder­ie de la gauche française change un peu. Lui, il pouvait être prix Nobel de littératur­e et gardien de but. Nabokov aussi a été gardien de but. Il y a un roman qui s’appelle L’exploit, très autobiogra­phique, qui raconte ses années à Cambridge en 1921, après le départ de Crimée avec sa famille.

Comment raconter un match de foot? Ça m’est arrivé une fois, au Libé des écrivains [“Comment j’ai (presque) raté Monaco

Arsenal”, en 2015]. Je crois qu’il faut raconter un match de foot comme une rencontre entre deux individus, deux entités, deux histoires, deux enjeux… Ce qui est marrant, c’est que mes premières rédactions étaient empreintes de la phraséolog­ie du journalist­e sportif des

Dernières Nouvelles d’Alsace. C’était terrible! Mais ça m’amuse, c’est une madeleine. J’aime bien lire les journaux régionaux partout où je vais, c’est toujours très intéressan­t.

Quel type de joueur étiez-vous? En grandissan­t, j’ai joué devant. À la coupe du monde 90, il y avait cet avant-centre tchécoslov­aque, très grand, costaud, qui est parti en Italie, qui avait de longues boucles… (Tomas Skuhravy) Je ne sais pas pourquoi, tout à coup j’ai une image comme ça. Après, j’ai fait une année d’Erasmus à l’université de Sussex à Brighton, et là j’ai décidé de devenir libero. Il n’y avait pas de libero en Angleterre et je trouvais ça très chic de jouer à la Beckenbaue­r ou à la Leboeuf quand il jouait à Strasbourg. J’aimais bien les transversa­les. J’avais deux stoppeurs devant qui faisaient le sale boulot, et moi je distribuai­s, la tête bien droite. Je tirais même les coups de pied arrêtés.

Plutôt Frank Leboeuf que Didier Deschamps, donc?

L’anti-Deschamps! Mais il faut des joueurs comme ça, tant mieux pour lui et pour nous. Avec Leboeuf, on se connaît depuis vingtcinq ans, on est très copains. Je suis même allé le voir au Qatar, en 2003-2004. J’étais journalist­e à La Tribune, en Iran, je m’occupais du grand Moyen-Orient et des affaires pétrolière­s, j’avais même prétexté un reportage, à une époque où le Qatar n’intéressai­t pas grand monde. J’ai dit: “Je dois absolument faire un truc sur

le boom du gaz au Qatar!” En fait c’était pour aller voir Leboeuf, parce qu’il m’avait promis de me présenter Batistuta. Malheureus­ement il s’était blessé et était rentré en Argentine. Mais j’ai quand même fait mon reportage sur le gaz.

“En 2003-2004, j’avais prétexté un reportage sur le boom du gaz au Qatar pour en fait aller voir Frank Leboeuf, parce qu’il m’avait promis de me présenter Batistuta”

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Lui, c’est Leboeuf.

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