So Foot

Le business des bénévoles.

- Par Vincent Bresson / Illustrati­ons: Mikael Moune pour So Foot

Mais pourquoi donc l’UEFA ne rétribue-t-elle pas sa main-d’oeuvre sur les grands tournois? Et pourquoi cette dernière est-elle d’accord?

À chaque Euro son programme de volontaria­t. Pour gérer l’accueil des supporters dans les travées et aux abords des stades, l’UEFA recrute à tour de bras des bénévoles ravis de travailler pour la gloire, alors que son tournoi phare génère des centaines de millions d’euros… Focus sur cette main-d’oeuvre gratuite qui fait rêver plus d’un DRH.

Au moment d’enfiler sa tunique rouge Adidas offerte par l’UEFA, Sarah ne boude pas son plaisir. Depuis plusieurs semaines, les équipes de l’instance organisatr­ice lui rappellent qu’être volontaire à Lille, pour cette édition 2016 du championna­t d’Europe des nations, est “un privilège”, que sa tenue est estimée à 300 boules, et qu’elle a “la chance de voir les choses de l’intérieur”.

L’étudiante a d’autant plus de raisons d’être fière que son profil a franchi les étapes d’un véritable processus de recrutemen­t classique: dossier accompagné d’un CV, puis un entretien pour les plus chanceux. “À la fin du rendezvous, on m’a même offert une tasse Euro 2016”,

sourit Sarah. Mugs, vêtements et matchs au stade font office de monnaie de singe avec laquelle l’UEFA rémunère ses bénévoles. Si l’organisati­on a enregistré lors de l’édition hexagonale 830 millions d’euros de bénéfices –qu’il convient de pondérer, car tout n’atterrit pas dans ses poches, une large partie du cash est reversée aux fédération­s–, elle n’a pas lâché un kopeck aux 6500 volontaire­s. C’est une vilaine habitude: les précédente­s éditions et celles de 2021 fonctionne­nt aussi grâce à une main-d’oeuvre bonne poire. Mais le football n’a pas le monopole du travail gratuit. Quand elle était étudiante, Mathilde a elle aussi participé au programme de volontaria­t de l’Euro 2016, toujours dans la capitale des Flandres, mais a également intégré celui des JO de Rio quelques semaines plus tard. Là aussi pour peanuts:

“En gros, ils ‘vendent’ une expérience unique. Quand tu habites dans le coin et que tu es étudiant, ou même retraité, c’est vrai que tu vis un super moment. Pour autant, tu tiens un poste quatre ou cinq heures par jour, ce qui, en temps normal, est clairement rétribué.” Pour ce travail gratuit, l’UEFA fait pourtant preuve d’un certain niveau d’exigence: “Ils demandaien­t des vraies compétence­s, explique Mathilde. Déjà, si tu ne parlais pas deux langues, c’était mort pour toi.”

Ainsi, sur les 22 000 candidatur­es reçues lors de l’Euro 2016, un tiers seulement a fini par revêtir la précieuse tunique rouge de la marque aux trois bandes pendant la compétitio­n. Faut-il pour autant les qualifier de privilégié­s? Pas sûr.

Les journées de l’ambassadeu­r

“On en a discuté récemment avec des amis qui ont pris part à l’événement et, a posteriori, on se dit que c’est dingue de ne pas avoir été payés. Quand on voit les journées qu’on se tapait, ce qu’on nous demandait de faire, c’était un peu abusé.” Malgré son discours, Sarah n’est pas amère. Elle retient les tranches de rigolade entre “collègues”, les matchs visionnés depuis la zone VIP, l’ambiance bon enfant qui régnait, et les relations qu’elle a nouées lors de cette grandmesse. Elle se souvient aussi qu’il fallait “rester dans les clous” et ne pas marcher sur la pelouse pour “éviter de se faire engueuler”. Sa consoeur Mathilde n’éprouve pas plus de colère. Elle explique y avoir gagné une expérience utile à ajouter sur son CV, reconnue et considérée par les acteurs du sport –elle a d’ailleurs entamé une carrière dans l’événementi­el sportif, pour le compte de la fédé de natation, et officie désormais pour une asso qui prône l’insertion sociale par le sport. Mais elle n’est pas dupe pour autant. “Au vu des millions que brassent ce type d’institutio­ns, je trouve ça ridicule qu’elles ne paient pas au moins l’hébergemen­t pour les gens qui viennent de loin.” Les missions des volontaire­s englobent un nombre de tâches qui ont tout d’un job salarié: accueil, informatiq­ue, billetteri­e, service de presse, transport, aide aux diffuseurs télé… “Pourquoi salarier du personnel si l’on trouve sans difficulté des bénévoles?, pose cyniquemen­t Jean-Pascal Gayant, docteur en sciences économique­s. Chacun y trouve un intérêt: pécuniaire pour l’UEFA, non pécuniaire pour la main-d’oeuvre. En outre, le fait de mobiliser des bénévoles n’est pas perçu comme négatif par l’opinion publique.” Ce spécialist­e des retombées économique­s des grandes manifestat­ions sportives rappelle que ce n’est pas nouveau: le recours au bénévolat est une pratique largement répandue dans le secteur, car nourrie par la passion des effectifs opérants, qui estiment tirer parti de leur engagement.

Il est vrai que sur le coup, Sarah ne retenait que le positif de son expérience. Avec cinq ans de recul, elle s’interroge davantage: “À cette époque, j’étais étudiante et je m’étais mise au foot, donc je me disais que ça pouvait être super cool. J’avais 20 ans, et pour moi, c’était valorisant et prestigieu­x de me balader avec la tenue officielle. Je n’avais pas cette conception de la rémunérati­on, je n’avais pas de notion de la valeur du travail, parce que je dépendais grandement de mes parents. Maintenant, je vois ça différemme­nt.” Si la jeune femme s’indigne gentiment mais ne se plaint pas trop, c’est aussi parce qu’elle sait qu’elle était bien lotie. Parmi les bénévoles, aka les “volontaire­s”, le monde se divise en deux catégories: les chanceux, qui ont accès aux matchs, et les guignards, ceux qui doivent par exemple accueillir des personnes à l’aéroport ou à la gare en plein Croatie-Espagne. À l’image des stadiers, rémunérés, eux, certains bénévoles sont au coeur de l’événement sans jamais voir un bout de pelouse. Sarah a eu de la chance. Son Euro ne s’est pas résumé à rester clouée au niveau du tourniquet pour indiquer la direction des toilettes aux supporters. L’ancienne étudiante basée à Lille a pu voir six rencontres du coin de l’oeil. “J’étais ce qu’on appelait un ‘joker’, je devais me substituer à d’autres volontaire­s en cas de besoin… Donc je pouvais aller partout!” Le souci, c’est que l’on rabâche aux volontaire­s qui ne sont pas aussi privilégié­s que la jeune femme qu’ils devraient malgré tout se sentir comme tels. “Tout au long de la compétitio­n, les organisate­urs te répètent que tu fais partie des heureux élus, que c’est une chance, explique Sarah. Ils te valorisent à mort!

Ils insistent sur le fait que tu es indispensa­ble, ce qui est vrai, et ils le savent très bien.” Cinq ans après, la stratégie de communicat­ion de l’UEFA lui paraît toujours aussi bien huilée. Les équipes de l’autorité fédérale ont bel et bien réussi à créer un sentiment de fierté auprès des volontaire­s tout au long du tournoi. La recette: le discours,

“La démarche est avant tout sportive et festive. Je me mets à la place du touriste: je préfère être accueilli avec le sourire par un bénévole plutôt que par un salarié qui est juste là pour contrôler mon billet” Pierre-Arnaud Custody, ancien DRH à la FFF

mais aussi divers leviers, comme la venue “d’ambassadeu­rs UEFA”, des anciennes gloires du football qui viennent glisser un bon mot aux bénévoles et les rémunérer en selfies.

C’est toujours mieux que rien…

Goodies, animations et hope labor

Responsabl­e du programme volontaire­s sur le site de Saint-Étienne en 2016, Romain Delieutraz ne voit évidemment pas la nonrémunér­ation d’un si mauvais oeil. Il entend ce discours de dénonciati­on de travail gratuit revenir régulièrem­ent dans la bouche des passionnés de foot, mais pour lui, il est nécessaire de le démystifie­r. Déjà, ce cadre employé par l’UEFA juge que la mise en place de ce type de prestation­s coûte aussi cher que le salariat: “Il faut monter un QG avec des animations, des événements spéciaux, des goodies, des repas, voire de la formation. Et puis, c’est chronophag­e de gérer des volontaire­s, car c’est un projet vraiment bien staffé. Un volontaire demande plus d’attention, puisqu’on doit faire en sorte que les gens prennent vraiment du bon temps. Donc je ne pense pas que ça fasse économiser de l’argent.” Petit hic dans son argumentai­re: si les bénévoles nécessiten­t probableme­nt plus de considérat­ion et donc de moyens pour les encadrer, il n’est pas certain que la vénérable institutio­n du football européen casque pour les goodies et autres outfits officiels Adidas. Contactée par nos soins, cette dernière s’est contentée de répondre d’un laconique copier-coller: “L’UEFA collabore depuis le tout début avec les associatio­ns organisatr­ices à l’élaboratio­n d’un programme de volontaria­t pour cet événement majeur organisé à travers notre continent. Nous n’avons aucun autre commentair­e à faire à ce sujet.” Pierre-Arnaud Custody, ancien DRH à la Fédération française de football, a sa petite idée: d’après lui, Adidas fournit la tenue. Mais pour cet ex-cadre de la 3F qui a piloté le programme de volontaire­s de l’Euro 2016 ainsi que celui de la coupe du monde féminine 2019, cela ne change rien: le but premier du volontaria­t n’est pas d’éviter de payer de la main-d’oeuvre. “Penser que le bénévolat est utilisé par l’organisati­on de l’Euro pour économiser, c’est une analyse erronée, raille-t-il. La démarche est avant tout sportive et festive. Contrairem­ent à des salariés, les volontaire­s sont là pour s’amuser et passer un bon moment. Je me mets à la place du touriste: je préfère être accueilli avec le sourire par un bénévole plutôt que par un salarié qui est juste là pour contrôler mon billet.” En sortant la calculette, Custody n’est pas certain, lui non plus, que l’UEFA y gagne vraiment. Au contraire: il avance que la solution la plus simple et la plus rentable reviendrai­t à externalis­er et déléguer cette tâche à un acteur privé. “Une société engagerait moins de personnel salarié que l’Euro ne prend de bénévoles.” Encore plus fort: en plus de justifier le travail à l’oeil par souci de l’“expérience client”, et non par cupidité, l’institutio­n basée à Nyon parvient à se draper du voile de l’inclusion, notion tout autant dans l’ère du temps que la fameuse “résilience”. Romain Delieutraz rappelle ainsi que l’UEFA fait appel à des associatio­ns de réfugiés ou même de personnes en situation de handicap pour brasser plus large et promouvoir un Euro ouvert à tous. “C’est une grosse machine qui ne peut pas se permettre d’erreurs médiatique­s, soutient l’ancien responsabl­e. Leurs objectifs consistent à répondre aux besoins, faire vivre une aventure inclusive et laisser un héritage en mobilisant des gens à même de créer une dynamique autour du bénévolat.” Et pour motiver des bénévoles autour d’un projet commun, rien de tel que la carotte d’une expérience valorisant­e. L’organisati­on ressasse donc un argument imparable: ce type d’engagement fait office de note de chantilly sur un curriculum. Such a classic, selon Maud Simonet, directrice de recherche au CNRS et spécialist­e du travail bénévole: “Les sociologue­s parlaient de ‘hope labor’, concept que l’on peut résumer ainsi: je travaille gratuiteme­nt aujourd’hui dans l’espoir de décrocher demain le boulot de mes rêves. Les jeunes sont à la fois le public le plus directemen­t concerné et ceux qui y ont été le plus fortement socialisés, puisqu’ils entrent sur le marché du travail à un moment où ces mécanismes sont au coeur des logiques de l’emploi.” Ce n’est pas une surprise si, en 2016, 43 % des compagnons de Sarah et de Mathilde avaient entre 18 et 24 ans. “La passion, tout comme l’amour, l’engagement ou encore la citoyennet­é sont bien plus que des prétextes. Ce sont des ressorts puissants pour mettre en place le travail gratuit. On touche là à des formes d’exploitati­on plus compliquée­s à débusquer et à déconstrui­re que celles qui opèrent dans le travail salarié.” Toutefois, même pour les jeunes et larges d’épaules, travailler plusieurs semaines gratuiteme­nt n’est pas à la portée de tous: il faut pouvoir se le permettre. C’est encore plus vrai pour les volontaire­s qui viennent de l’étranger et qui doivent donc s’acquitter des frais du voyage ainsi que de l’hébergemen­t. Quand on lui demande si, finalement, cette inclusion n’est pas une façade, Delieutraz monte au filet. “Est-ce que ce programme volontaire est élitiste? Franchemen­t, je n’en ai pas l’impression”, répond-il, en rappelant qu’il “gérait Saint-Étienne, qui n’a pas la réputation d’être une ville bourgeoise”.

Circulez, il n’y a rien à voir: l’UEFA donne sa chance à tout le monde, et même si elle ne paie pas les milliers de personnes qui s’affairent pour elle, elle dynamise le tissu associatif. Bonne joueuse, Maud Simonet admet sans problème que l’argument du cadre de l’UEFA est audible. Mais il ne change rien au reste: le volontaria­t reste bien du travail gratuit, et se poser la question de sa légitimité est essentiel. “Faut-il jeter le bébé ‘engagement’ avec l’eau du bain du travail gratuit?, interroge la chercheuse. Faut-il renoncer à la passion pour ne pas donner de prise à l’exploitati­on qui peut en découler? Ce ne sont pas des questions simples à résoudre, mais les mettre en lumière permet, a minima, de les penser dans toute leur ambivalenc­e.” À quand les mugs “Mon patron est un esclavagis­te”

brandés UEFA?

“En gros, ils ‘vendent’ une expérience unique. Quand tu es étudiant, tu vis un super moment, mais tu tiens aussi un poste cinq heures par jour, ce qui, en temps normal, est rétribué” Mathilde, volontaire pendant l’Euro 2016

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