Mais où sont les Portugais de Suisse?
Pourquoi on ne retrouve pas de joueurs d’ascendance portugaise, communauté très présente dans la société helvète, dans l’effectif de la Nati.
La sélection suisse est composée de joueurs d’origine camerounaise, italienne, espagnole, kosovare, bosniaque… Mais c’est un fait: aucun footballeur aux racines portugaises n’a jamais défendu les couleurs de la Nati. Une anomalie qui interroge, puisque au pays de Roger Federer, les Lusitaniens sont le troisième contingent de population immigrée. Alors pourquoi ça ne matche pas, caraio?
L’été dernier, les footballeurs portugais ont débarqué en cascade dans le football professionnel suisse. Le conseiller des nouveaux propriétaires chinois du Grasshopper Zurich n’est autre que Jorge Mendes, le représentant de Cristiano Ronaldo et de José Mourinho. L’agent lusitanien, qui compte parmi les hommes les plus puissants du football européen, s’est chargé de marquer le club du sceau de son pays, plus que cela n’a jamais été fait par le passé, au sein de l’élite helvétique. Et pourtant, cela fait longtemps que les Portugais sont présents en Suisse.
Avec 260 000 représentants, ils y constituent même le troisième contingent de population immigrée, après les Italiens et les Allemands. Accessoirement, ils ont aussi une passion démesurée pour le football. Cet engouement, cumulé avec le total d’individus présents sur le territoire, s’est vérifié dans les données publiées par la fédération suisse (ASF) en juillet dernier: aucun groupe de population d’origine étrangère n’a plus de footballeurs licenciés que les Portugais. Avec environ 16 500 adhérents, ils devancent les Italiens et, de loin, les Allemands. Voilà pourquoi il est étonnant qu’ils n’aient à ce jour laissé aucune trace ou presque dans le foot professionnel helvète. Actuellement, seuls trois joueurs d’origine portugaise évoluent en Super League aux côtés d’Olivier Custodio (FC Lugano) et d’André Ribeiro (FC Saint-Gall). En Challenge League (D2), ils sont onze. Dans les équipes nationales (U19, U21 et A), seul Ricardo Azevedo (Servette) partage des origines avec les champions d’Europe en titre. Et alors que des joueurs originaires d’Italie, d’Espagne, du Kosovo ou de Turquie ont déjà usé leurs crampons pour la Nati, l’absence de Lusitaniens s’y fait encore aujourd’hui cruellement ressentir, bien qu’ils soient présents en masse dans le pays depuis les années 1980.
Saudade et communautarisme
Alors, qu’est-ce qui explique que les Portugais du football suisse soient restés si transparents jusqu’à présent? S’agit-il d’un potentiel honteusement inexploité? “En ce qui concerne les détections, l’origine de la personne ne joue aucun rôle”, explique Patrick Bruggmann, qui ne prenait donc pas part aux réunions secrètes de la FFF au début des années 2010, mais officie à la fédé suisse en tant que directeur technique. Une fonction qu’il a auparavant occupée au sein des Young Boys de Berne et du Servette de Genève. Selon lui, “la sélection des joueurs s’opère sur la base de leurs capacités. Ceux qui savent jouer au foot, nous les voulons dans notre réservoir. Le passeport suisse ne devient important que lorsque se pose la question d’une sélection en équipe nationale.” Dit autrement: pour la fédération, seul le talent compte. Mais le talent seul a rarement produit des stars.
L’un des facteurs centraux du développement d’un joueur –et cela a été prouvé au cours des années, voire des décennies– c’est la personnalité. Ce que recherchent Bruggmann et ses adjoints, c’est une “motivation intrinsèque”, donc des joueurs qui veulent poursuivre leur développement, qui se fixent des objectifs et travaillent pour les atteindre, sans que leurs parents, leurs proches, leur agent ou quiconque n’aient besoin de les pousser ou ne les mettent sous pression. Évidemment, l’environnement culturel peut jouer un rôle en ce sens. Mais l’environnement direct est encore plus important, qu’il s’agisse des parents, de la famille, du cercle d’amis et même de l’école. Et Bruggmann d’ajouter que les statistiques ethniques doivent être prises avec des pincettes: “Il est possible qu’un joueur ait des origines portugaises tout en étant détenteur d’un passeport suisse.” Mais si cela avait déjà été le cas d’un joueur de la Nati, on le saurait.
Est-ce à dire que la sélection nationale, incapable de gagner un match à élimination directe en grande compétition depuis 1938, ne les fait pas rêver? Peut-être. Depuis 2010, entre 2100 et 3900 Portugais sont naturalisés suisses chaque année. Cependant, seule une très petite minorité d’entre eux est prête à abandonner son passeport d’origine dans la foulée, car la plupart sont venus en Suisse avec la ferme intention de rentrer au pays un jour ou l’autre. Une hypothèse qui se vérifie par le recul constant du nombre de Portugais résidant sur le territoire helvétique depuis quatre ans. “C’est une différence majeure avec la plupart des gens qui sont arrivés en Suisse en provenance des Balkans. Ils ont fui la guerre. Le retour n’est pas une option, relève Isabel Bartal, sociologue lusitano-suisse, installée au pays de Federer depuis 1984. Les Portugais qui viennent en Suisse ont une mission précise: ils viennent pour travailler. Revenir vers ses racines un jour est dans la tête de la plupart d’entre eux.” Cette saudade a des conséquences, car selon Bartal, chef de projet d’une étude publiée par l’État, intitulée La Population portugaise en Suisse, celui qui ne voit pas son avenir en Suisse s’intègre et apprend la langue moins bien. “Ce que l’on constate dans le cadre du football peut être transposé dans la société en général: les Portugais sont à peine visibles dans l’espace public”, regrette cette spécialiste de la diaspora lusitanienne. Pour illustrer cela, elle prend l’exemple des établissements tenus par des Italiens, des Espagnols ou des Turcs, tous des restaurants fréquentés par le grand public. En revanche, elle déplore que les magasins et bars des Portugais s’adressent le plus souvent à leurs compatriotes. Des godets en vase clos, d’accord… Mais pourquoi les Portugais restentils en marge du football, leur sport préféré? Toujours selon Bartal, la raison principale réside dans le fait que la participation des parents
“SI LES PORTUGAIS NE JOUENT AUCUN RÔLE MAJEUR DANS LE FOOTBALL SUISSE, C’EST PEUT-ÊTRE PARCE QU’ILS NE LE TROUVENT PAS INTÉRESSANT”
Nelson Ferreira, manager lusitano-suisse du FC Thoune
occupe une place centrale, tant dans le sport que dans l’éducation. “Le fait qu’ils aient deux boulots relève davantage de la norme que de l’exception. Il reste donc peu de temps pour accompagner les enfants à l’entraînement. Et puis, comme je le dis toujours, si la Suisse est encore propre, c’est parce que ce sont les Portugais qui la nettoient.” Comme une grande partie des membres de la communauté lusitanienne de France, 80% des Portugais résidant en Suisse sont originaires du nord du pays. Une région longtemps minée par des infrastructures inexistantes et un faible niveau d’éducation. Dopée aux aides européennes, cette dernière est désormais en plein boom, à l’image de la success-story de Jorge Mendes, ancien patron de boîte de nuit à Viana do Castelo. Contrairement à l’agent de la plupart des cracks de la Seleção, les parents de Nelson Ferreira n’ont jamais eu de machines à billets. Originaires de Ruivaes, à environ une heure au nord-est de Guimaraes, ils ont fui la sinistrose de leur région natale pour s’installer aux pieds des Alpes à la fin des années 80. Nelson n’est arrivé qu’une fois que ses parents eurent trouvé un emploi et une maison. C’est donc à l’âge de huit ans qu’il débarque dans l’Oberland bernois. Et à Unterseen, sur le
Bödeli, entre les lacs et de Thoune et de Brienz, il a trouvé un nouveau chez-lui. Moins d’un an après son déménagement, il intégrait le FC Bâle. Sa carrière a pris fin à l’été 2019, après plus de 400 matchs disputés en Super League. Un record dans l’élite pour un joueur d’origine portugaise, loin devant Carlitos (passé par Bâle et le FC Sion). Ferreira a également connu la signification qu’a le travail pour nombre de ses compatriotes venus s’installer en Suisse avec une idée: upgrader leur statut social, celuilà même qu’ils affichent fièrement lorsqu’ils passent leur été au pays. “Pour mes parents, il a toujours été clair que je devais d’abord terminer une formation avant de me consacrer pleinement au football”, relate Ferreira. Ce dernier a donc appris le métier de parqueteur avant de défendre les couleurs du FC Interlaken, du FC Lucerne ou du FC Thoune, club dans lequel il occupe aujourd’hui la fonction d’entraîneur adjoint et de manager. Quand on lui demande quel joueur contemporain d’origine portugaise lui vient en tête, il ne répond qu’un seul nom: Nuno da Silva, l’actuel attaquant du Grasshopper Zurich. Mais contrairement à lui, Da Silva est né en Suisse.
Les autres noms connus se comptent sur les doigts d’une main: Paolo Diogo, David da Costa, José Gonçalves et Max Veloso. Pourquoi ses compatriotes ne jouent-ils aucun rôle majeur dans le football suisse, alors qu’ils sont aussi fous de ballon que les Italiens, les Espagnols ou les Turcs? “Peut-être aussi qu’ils ne le trouvent pas tellement intéressant”, tente Ferreira.
Zurich contre Zurique
“CE QUE L’ON CONSTATE DANS LE CADRE DU FOOTBALL PEUT ÊTRE TRANSPOSÉ DANS LA SOCIÉTÉ EN GÉNÉRAL: LES PORTUGAIS DE SUISSE SONT À PEINE VISIBLES DANS L’ESPACE PUBLIC”
Isabel Bartal, sociologue lusitano-suisse
En regardant le cas d’Emanuel Mendes Carvalho, on comprend que Ferreira n’est pas complètement à côté de la plaque. Mendes, 25 ans, né en Suisse, occupe la fonction de directeur sportif du Benfica Clube de Zurique, en D4 suisse. Il existe des dizaines de structures similaires qui ferraillent dans les championnats amateurs, la plupart du temps en Romandie. Pour eux, le football est un hobby. Retrouver ses compatriotes après le boulot suffit à la plupart des adhérents. Et si jamais un talent pur venait à émerger, rien n’indique qu’il ne finisse par signer dans un club de Super League, un championnat considéré beaucoup moins sexy que la Liga Super Nos par beaucoup de Lusitano-Suisses. Rien qu’au Benfica Clube de Zurique, une dizaine de jeunes joueurs ont ainsi effectué un test dans un grand club portugais sur la décennie écoulée, confie Mendes. “L’été prochain, le fils d’un collègue va même tenter sa chance au sein de l’académie du Sporting.” S’il valide son essai dans le club formateur de Figo et Cristiano Ronaldo, le gamin sera pris en charge par ses grandsparents, pendant que ses géniteurs resteront en Suisse. Et si le Sporting ne le retient finalement pas, il pourra toujours tenter sa chance ailleurs. Cependant, aucun Suisse d’origine portugaise n’a réussi à faire son trou dans un championnat étranger de D1 jusqu’à présent. Le gardien Joel Castro Pereira, originaire de Neuenburg, a bien joué une fois pour le Portugal U21, mais il cire aujourd’hui le banc d’Huddersfield Town, un club de D2 anglaise. Pour lui comme pour beaucoup, c’est toujours mieux que d’avoir une licence au FC Thoune, mais moins bien qu’un retour au pays. Le père d’Emanuel Mendes ne rêve d’ailleurs que de ça: “Pour lui, il est clair qu’il rebroussera chemin dès qu’il sera retraité.”
Le mal du pays fait partie de l’identité des Portugais de Suisse. Cette saudade, le fait d’aspirer à quelque chose d’inatteignable, est profondément ancré dans leur culture. Et c’est dans les mélodies du fado, cette musique mélancolique typiquement portugaise, qu’on la retrouve le mieux représentée.
Viendra à coup sûr le moment où les Portugais finiront par céder aux sirènes de la patrie.
Même ceux au service du Grasshopper ne sont
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là que temporairement.