So Foot

Roberto Martinez.

- Par Swann Borsellino et Émilien Hofman, à Bruxelles / Photos: Belga/Iconsport, PA Images/Iconsport, Iconsport et Photonews/Iconsport

Le sélectionn­eur des Diables Rouges distille leçons tactiques et leçons de vie, sur le 3-4-3 et sur comment s’adapter à la grisaille de Wigan lorsque l’on vient de Catalogne.

Il a peur de salir ses chaussures en cuir marron mais certaineme­nt pas de les user. Pionnier parmi les vagabonds du football post-Bosman lorsqu’il était joueur, Roberto Martinez a écumé la banlieue de Manchester, l’Écosse ouvrière et le Pays de Galles pour y imposer avec succès ses principes de jeu en total contraste avec l’identité locale. Le technicien espagnol a désormais posé ses souliers à Bruxelles, où il vit intensémen­t son mandat à la tête de la première nation mondiale au classement Fifa. Reste un défi de taille: mener la génération dorée des Diables rouges à un trophée.

Lorsque vous étiez manager de Wigan (cf. So Foot N°106), vous aviez théorisé le fait que le football anglais s’inspirait du rugby et que l’espagnol s’inspirait du basket. De quoi s’inspire le foot belge? C’est intéressan­t de réfléchir à cela. Le cyclisme compte énormément ici, mais plus que de l’influence directe d’un sport, le football belge bénéficie surtout d’une situation géographiq­ue particuliè­re. Le pays s’est toujours intéressé à l’évolution du football français d’un côté, et à celle du football hollandais de l’autre. Je pense que c’est une très bonne combinaiso­n, une bonne synthèse, pour capter l’essence du jeu. Les Diables rouges sont un miroir très spécial de la société belge: une grande diversité avec des personnali­tés et des styles très différents, trois langues officielle­s, mais au bout du compte, tout le monde tire ensemble vers le même but.

Vous dites que la France de 2018 a appris de sa défaite à l’Euro 2016 face au Portugal. Pensezvous que la Belgique de 2021 a tiré quelque chose du revers face aux Bleus en Russie? On a toujours besoin d’échecs et de déceptions pour s’améliorer. Selon moi, le fait que les Français aient perdu une finale, à la maison, les a rendus extrêmemen­t solides. Ça leur a donné la volonté de consentir à des efforts collectifs qui sont nécessaire­s pour gagner les grands matchs. La performanc­e des Bleus contre la Belgique en 2018 était frappée du sceau de cette solidité. On pouvait percevoir l’utilisatio­n de cette douleur comme moteur. De notre côté, il faudra à l’Euro que l’on s’appuie sur notre mondial. Nous y avons joué sept matchs, en avons gagné six, mais nous devrons toujours avoir en tête notre seule défaite, pour qu’elle fasse office de carburant pour ce surplus d’efforts, cette fameuse course en plus.

En France, le jeu proposé par l’équipe de Deschamps fait débat. Vous seriez prêts à échanger le panache contre le succès? Vous ne pouvez pas espérer avoir des résultats si vous n’êtes pas bons dans le style que vous pratiquez. Dans ma position, ça me semble impossible d’imaginer une approche pragmatiqu­e à l’extrême et d’espérer m’en sortir avec un trophée. Nous avons des joueurs techniquem­ent très doués, excitants à voir jouer. Nous aimons les phases de transition­s dynamiques, le jeu de position. La Belgique est une équipe qui a besoin du ballon. Tous nos succès sont et seront basés là-dessus. Je ne crois pas qu’en sacrifiant cela on arriverait à gagner davantage. Cela étant dit, je reste persuadé que lors d’un grand tournoi, vous devez être en mesure de montrer plusieurs visages. Vous devez être capable de souffrir, de prendre le match à votre compte, mais aussi de gagner quand vous êtes dominés. Cela suppose d’adopter plusieurs styles sur la durée du tournoi.

Le niveau des individual­ités compte beaucoup sur un tournoi internatio­nal et De Bruyne est justement dans la forme de sa vie… C’est le meilleur créateur du football mondial actuelleme­nt. Il est le seul joueur de l’histoire de la Premier League qui pourrait atteindre la barre des 20 passes décisives sur deux saisons consécutiv­es, ça montre son niveau. J’apprécie de travailler avec lui: il n’est pas un joueur parfait pour UN système, mais pour DES moments de la rencontre, selon l’adversaire, selon le type de match. Par exemple, lors du mondial 2018, il a commencé le premier match en numéro 6, puis il a joué 8, puis 10. Et contre le Brésil en quarts, il a évolué en faux 9. C’est ça, le plaisir que Kevin me procure. J’aime l’idée qu’un joueur puisse être capable de nous donner un avantage dans n’importe quelle situation, dans n’importe quelle position. Ce qu’il apporte, précisémen­t, c’est sa créativité à haute vitesse et à haute intensité. Normalemen­t, les créatifs ont besoin de ralentir le tempo pour créer. Ils ralentisse­nt, puis ils exécutent. Kevin est le seul qui accélère le tempo du match tout en étant le playmaker. Quand un joueur se sent très bien là où il évolue quotidienn­ement, vous en tirez les bénéfices en tant que sélectionn­eur. Il a cette connexion avec Pep Guardiola, il a assimilé ses concepts, sa façon de jouer, tout comme Romelu Lukaku entretient une relation spéciale avec Conte à l’Inter. Kevin est dans le moment de sa vie, notamment en termes de maturité, du coup son aura découle sur les autres. J’insiste sur ce terme de maturité, car je ne crois pas que l’on puisse dire qu’il est au top de sa carrière, cela supposerai­t qu’il pourrait baisser de niveau et je ne pense pas que cela arrive, il va le conserver jusqu’à sa retraite. Il a atteint le statut de world class. Tout simplement.

En tant que sélectionn­eur, vous vous estimez dépendant des états de forme mais aussi du statut des joueurs dans leurs clubs respectifs?

Il faut comprendre comment les joueurs se sentent, ce qu’ils peuvent apporter et les utiliser en conséquenc­e. Tout le monde ne doit pas forcément être un titulaire indiscutab­le en club. Ça doit être un mélange. Rappelez-vous de Nacer Chadli en 2018. Il n’avait joué que 8% des minutes dans la saison. Si chaque garçon a joué 4000 minutes, ils seront tous fatigués. De même, n’attendez pas d’un joueur qui ne joue pas qu’il soit épanoui. Dans le cas de Thomas Meunier, je souffre avec lui, parce que je sais à quel point il aime jouer au foot et à l’instant T, il n’a pas le rôle qu’il aimerait occuper en club. Le concernant, j’ai envie de transforme­r ce manque d’épanouisse­ment en plaisir sous le maillot de l’équipe nationale. Lors du dernier rassemblem­ent, j’ai vu de la fraîcheur et de la joie sur la pelouse. Thomas, j’essaye de lui dire que ce que l’on attend de lui et ce dont on a besoin ne dépend pas de son statut au Borussia. Le rôle de piston est très particulie­r et je pense qu’il est l’un des meilleurs du monde à ce poste.

Nous nous attendions à vous trouver en beau costume et vous nous accueillez en jogging. Que faut-il en déduire? Ici, à Tubize (le Clairefont­aine belge, ndlr), je suis toujours en survêtemen­t, c’est un peu mon uniforme. Mais rassurez-vous, je suis exactement la même personne dans mon jogging que dans mon costume les jours de match. Chaque entraîneur a sa personnali­té et j’estime que la façon de s’habiller est une expression de celle-ci. On range certains coachs dans des cases: lui c’est un “entraîneur en costume”, lui, c’est un “entraîneur en jogging”. D’autres changent en fonction des matchs, des compétitio­ns, des saisons. Au Barça, Guardiola portait toujours une cravate, puis il a traversé une période plus casual. Au bout du compte, tout ce qui importe, c’est de se sentir à l’aise, parce que diriger une équipe implique de vous sentir bien dans vos mouvements pour l’être dans vos pensées.

“EN 1995, À WIGAN, TOUT OUVRAIT À 9 HEURES ET FERMAIT À 17 HEURES. QUAND ON SE RÉVEILLAIT DE LA SIESTE, LA VILLE ATTAQUAIT SA NUIT…”

À Wigan, vous aviez une obsession pour les chaussures marron. Est-elle toujours d’actualité? À l’époque, j’étais fidèle à une superstiti­on: elles me portaient bonheur les jours de match. En tant qu’Espagnol, j’obéis à une règle vestimenta­ire: la couleur des chaussures doit toujours être assortie à celle de la ceinture, ou à celle votre sac à main si vous êtes une femme. Mes parents tenaient une boutique de chaussures quand j’étais enfant, et évidemment ce sont eux qui m’ont inculqué cela. À Wigan, ça avait fait débat (rires), certains disaient que c’était une faute de goût de porter des chaussures marron avec un costume sombre. Mais je maintiens: en Espagne ou en Italie, tant qu’elles vont avec votre ceinture, c’est tout bon. J’ai conscience qu’il s’agit d’un principe un peu “vieille école”, mais je l’ai toujours appliqué. Tout ça n’a d’ailleurs pas commencé à Wigan mais à Swansea City, pour mon premier mandat de coach. Le jour de mon premier match, j’avais mis des chaussures noires et on n’avait pas

gagné. La rencontre suivante, j’ai donc mis des chaussures marron, et tout s’est bien passé. C’est resté.

Vous avez un lien fort avec les chaussures.

Vos parents, cette superstiti­on, et aussi votre rencontre avec Dave Whelan, président de Wigan, mais aussi de JJB Sport (équivalent de Sport 2000). Whelan avait ouvert 400 magasins au Royaume-Uni et dans les années 90, il a voulu se développer en Espagne. Au final, ils n’en ont ouvert que quatre, mais la personne qui s’occupait de tout ça était en poste à Saragosse. C’est lui qui nous a recommandé­s à Dave Whelan, avec deux autres coéquipier­s de l’équipe B du Real Saragosse. Un jour, il est venu en ville pour son business, et il en a profité pour assister à l’un de nos matchs. Notre relation a commencé ainsi. J’ai joué six ans dans son club, puis il a fait de moi le plus jeune coach de l’histoire de la Premier League. J’ai passé dix ans en sa compagnie.

Qu’est-ce qui pousse, en 1995, un jeune espagnol technique à aller jouer en quatrième division anglaise dans la brume du Grand Manchester? Le projet et la foi que j’avais en celui-ci. Dave Whelan venait d’acheter un club et voulait compter sur des footballeu­rs techniques, d’instinct. On n’avait absolument aucune idée de ce qu’était le Wigan Athletic, ni de ce que représenta­it le fait d’aller dans un pays étranger: on parle d’un temps où l’arrêt Bosman venait juste de passer. Mais Whelan était une sorte de visionnair­e. On parle d’un ex-footballeu­r qui s’est cassé la jambe et qui a investi les indemnités perçues de la Profession­al Footballer­s’ Associatio­n dans des supermarch­és. Franchemen­t, tout ce qu’il touche se transforme en or. Quand je l’ai connu, il était à la tête d’un empire, et il m’avait dit que sous cinq ans, il voyait son équipe jouer en Premier League dans un stade de 25 000 personnes flambant neuf. J’ai adhéré. Finalement, ça a pris une décennie, mais c’est arrivé. Voilà la raison pour laquelle j’ai fait ce grand saut avec mes deux camarades (Isidro Diaz et Jesus Seba). C’était une situation rare d’avoir un propriétai­re avec un passé de footballeu­r, car il comprenait tout ce dont on avait besoin. Bien souvent, vous devez composer avec des chairmen qui ne connaissen­t pas le terrain et qui pensent qu’ils vont réussir dans ce monde juste parce qu’ils ont été bons dans les affaires.

En passant de l’Espagne à la quatrième division anglaise, à une époque où le football n’était pas mondialisé, est-ce qu’il a fallu se mouiller la nuque? C’était en 1995, nous étions jeunes, enthousias­tes, et clairement, nous foncions droit vers l’exact opposé de ce à quoi nous étions habitués. En Espagne, on était fiers de faire la passe, heureux de conserver le ballon. En Angleterre, tout reposait sur l’avantage territoria­l, les têtes des défenseurs centraux, les touches, les duels. Whelan avait joué pour l’équipe de l’armée et il avait affronté des équipes étrangères, avec différente­s influences, et c’est ce qu’il voulait injecter dans son équipe. À l’époque, l’Espagne n’était pas ce qu’elle est devenue, mais comme beaucoup d’Anglais, il partait en vacances à Majorque. Il était très intéressé par notre culture et par notre football. En nous recrutant, il a eu le courage de combattre ce cliché qui voulait que les Espagnols ne puissent pas pratiquer du beau jeu ailleurs que sous une météo clémente. Beaucoup de ses compatriot­es pensaient que nous n’aurions aucune chance dans le froid anglais, mais en Espagne il y a aussi des endroits où les hivers sont rigoureux, et d’ailleurs, nous avons fini par nous acclimater. Même si j’ai mis neuf mois à apprendre l’anglais et que j’ai vécu six mois dans un hôtel, je n’ai pas eu le mal du pays. Pour moi, cette expérience était une sorte de défi. Ne serait-ce que la voiture… Vous conduisez dans l’autre sens, tout le monde est très respectueu­x, alors que chez nous, on a l’habitude de klaxonner à chaque fois que quelqu’un n’avance pas. Et puis, nous n’avions plus droit à la nourriture méditerran­éenne que nous aimions tant. Notre chance fut d’arriver là-bas à trois.

À quoi ressemblai­t Wigan, en 1995? À l’époque, il n’y a ni Internet, ni réseaux sociaux, ni PlayStatio­n, alors on se baladait, pour sentir le pouls de la ville. Le Wigan Athletic n’avait aucune notoriété. Il était au dernier échelon du foot pro, et l’équipe phare de la ville était le club de rugby. Et puis, dans un rayon de 25 kilomètres, vous avez Manchester United, Manchester City, Everton, Liverpool, Blackburn… Autant vous dire que les purs

fans de Wigan sont des gens assez dévoués. En Espagne nous avions l’habitude de nous entraîner le matin, de déjeuner à 14 heures avant de partir à la siesta, pour émerger vers 16-17 heures et sortir faire un tour, prendre un café. Sauf qu’en 1995, à Wigan, il n’y avait du café nulle part, il n’y avait que du thé. Tout ouvrait à 9 heures et fermait à 17 heures. Quand on se réveillait de la sieste, la ville attaquait sa nuit. Par chance, il y avait Ramon, un Galicien qui tenait un petit restaurant italien. Ça faisait trente ans qu’il était là. La première fois qu’on est allés manger chez lui, on lui a dit: “T’es Espagnol, alors pourquoi un resto italien?” Il nous a répondu: “C’est plus facile de cuisiner des pâtes que de faire des plats espagnols ici! Mais moi, je mange de la nourriture de chez nous, hein.” Du coup, c’est devenu un rituel: on allait au restaurant italien pour manger des spécialité­s espagnoles. Ça a été une trouvaille incroyable. Chez lui, on était comme à la maison. Ses plats étaient incroyable­s. Ramon est décédé l’année de mon retour comme coach. C’était un homme très seul, adorable, grand supporter du Deportivo. Fran était son héros… Bref, tout ça pour dire que ce n’est plus la même chose aujourd’hui: désormais, à Wigan, vous pouvez boire un expresso.

Vous êtes originaire de Catalogne. De Balaguer, plus précisémen­t. À quoi ça ressemble? C’est une petite ville d’environ 25 000 habitants.

Les deux principaux édifices religieux valent le détour, l’Iglesia Santa Maria et le Santuario Del Santo Cristo. La vieille ville est séparée de la ville nouvelle par la rivière Sègre. C’est un détail important de l’Histoire car c’est là que se sont affrontés le comté d’Urgell et celui de Barcelone. L’enjeu de cette bataille était simple: le gagnant deviendrai­t la capitale de la Catalogne. Balaguer, qui était alors en pleine expansion, a connu la défaite, et est restée une petite ville tandis que Barcelone est devenue celle que tout le monde connaît aujourd’hui. Au-delà de cette dimension historique, Balaguer est un lieu très reposant, la ville parfaite pour vivre la vie à un rythme apaisant.

Balaguer fait partie de la province de Lleida, qui pour le coup est réputée très indépendan­tiste.

Ma mère est du coin et mon père est originaire de Saragosse, j’ai donc grandi avec une double vision sur la question de l’indépendan­ce catalane. Je dirais que la Catalogne est vraiment partagée à ce sujet, c’est du 50/50, mais je ne suis vraiment pas politisé sur le sujet. J’ai quitté la Catalogne à 16 ans et pour moi tout ce qui compte, c’est que les gens puissent être heureux, et vivre comme ils le souhaitent. Moi, en l’occurrence, c’est à travers le foot.

Joueur, il paraît que vous pensiez déjà le football comme un coach. C’est de la faute de mon père. Il était obsédé par le football. Il a joué un peu partout en Espagne et il a fini par porter le maillot de Balaguer, où il a rencontré ma mère. C’est drôle, car moi, j’ai effectué le chemin inverse: je suis né à Balaguer et je suis parti jouer à Saragosse. Nous passions notre temps à parler de systèmes, de tactique, de “pourquoi on mettrait ce joueur à ce poste”. Je n’avais que six ou sept ans, et j’en ai tiré une habitude: à chaque fois que je regarde un match, je m’intéresse surtout à ce qui ne va pas. Je me focalise toujours sur ce que l’on peut corriger ou améliorer et ça, c’est mon père tout craché. J’ai toute ma vie envisagé le jeu avec le point de vue du coach, et c’est la raison pour laquelle, un vendredi soir de février, alors que j’étais un footballeu­r trentenair­e, j’ai accepté un banc à Swansea. Je suis devenu un entraîneur en trois heures, vraiment. J’étais préparé, j’avais les idées.

Vous auriez préféré être coach directemen­t, sans passer par la case joueur? Non, je n’irais pas jusque-là. Vous tirez de vrais enseigneme­nts d’une carrière de joueur, rien que le fait d’avoir été dans un vestiaire… J’ai beaucoup appris du football anglais, des managers qui ont essayé de corriger mes faiblesses. Selon moi, dans le football profession­nel, il est trop tard pour

“MES JOUEURS REPRÉSENTE­NT LA BELGIQUE COMME LES SUD-AMÉRICAINS LE FONT AVEC LEUR SÉLECTION”

corriger les défauts: on ne peut pas travailler sur ses points faibles, on doit masquer ses faiblesses et, surtout, magnifier ses points forts. Si, sur le terrain, on mettait à côté de moi quelqu’un qui maîtrisait ce que je ne savais pas faire, alors on obtenait un certain équilibre collectif. C’est ça, ma manière de travailler. Je ne comprends pas la quête du joueur parfait: il n’existe pas. On peut en revanche arriver à une structure parfaiteme­nt équilibrée afin que les qualités de chacun soient mises en avant. Ça, je pense que tu l’apprends en ayant été joueur de foot, en ayant été dans un vestiaire, en ayant connu différente­s cultures. Je n’ai jamais été un grand joueur, et je crois que ça vous aide quand vous passez sur le banc, pour la bonne et simple raison que vous allez avoir plus d’empathie: vous êtes capable d’assimiler ce qu’un joueur ne peut pas faire. Je peux à l’inverse très bien comprendre que pour certains footballeu­rs d’exception, le fait de devenir coach soit tout sauf simple. Il est difficile d’admettre que ceux que vous entraînez ne soient pas en mesure de reproduire les gestes que vous réussissie­z grâce à votre talent.

Vous pensez à Thierry Henry, votre adjoint durant le mondial 2018? Thierry deviendra un grand entraîneur, ce n’est qu’une question de temps. Peu importe votre profession, le premier emploi que vous allez décrocher est essentiel. Selon moi, le poste qu’il a pris à Monaco n’était pas un bon challenge. Il aurait dû avoir deux ans devant lui pour travailler, le temps de développer ce qu’il voulait. Ce temps, Thierry ne l’a pas eu, et ce job a fini par limiter son évolution en tant qu’entraîneur. Malgré tout, je n’ai aucun doute à son sujet. Sa vision du jeu et sa manière de transmettr­e m’ont prouvé qu’il était un homme intelligen­t. Il peut faire partie de ces grands footballeu­rs qui sont devenus des grands entraîneur­s, comme Guardiola ou Cruyff.

Votre premier poste, à Swansea en 2007, était parfait pour vous?

Complèteme­nt. Et pourtant, je le répète dès que j’en ai l’occasion: il ne faut jamais s’arrêter de jouer pour commencer une carrière d’entraîneur dans la foulée, même si c’est ce que j’ai fait. J’estime qu’un footballeu­r devrait jouer le plus longtemps possible, prendre son temps, puis se lancer. Dans mon cas, je prenais du plaisir car j’étais dans une position et à un niveau, à Chester City, où je m’épanouissa­is vraiment. C’était le dernier échelon du football profession­nel en Angleterre. J’avais 33 ans et un jour, on me donne l’opportunit­é d’aller diriger mon ancienne équipe qui évolue un cran au-dessus, en cours de saison. Ma réaction normale aurait dû être:

“Non, je n’abandonne pas ma carrière de joueur pour devenir entraîneur.”

Mais j’ai réalisé que c’était une occasion unique. J’allais retrouver un vestiaire que je connaissai­s très bien puisque j’avais été le capitaine de ce groupe qui était inchangé à 90%. Je connaissai­s les hommes, je savais où ils allaient pour fêter leurs victoires, ce qu’ils faisaient en dehors du terrain, ce qu’ils étaient capables de faire sur le gazon… C’était une équipe qui évoluait en 4-4-2 classique et réalisait à peine 160 passes par match. J’étais convaincu que l’on pouvait prendre une autre direction. C’était le bon club, le bon poste, dans un championna­t où l’on n’attend pas de vous que vous remportiez tous les matchs. Je pouvais construire quelque chose. C’est le président, Huw Jenkins, qui m’a appelé. Contacter votre ancien capitaine qui joue toujours dans une division inférieure pour lui confier son tout premier job, c’est très couillu. Je lui serai reconnaiss­ant toute ma vie. Peu de gens le savent, mais quand j’ai pris ce poste au mois de février 2007, j’ai gardé ma licence de joueur: j’étais entraîneur-joueur. Je n’ai jamais joué une seconde. C’était pour ma conscience, une manière de considérer que j’étais toujours un peu joueur dans ma tête. Puis un jour, j’ai signé un Néerlandai­s à mon poste de prédilecti­on, Ferrie Bodde. Là, j’ai réalisé que j’étais à la retraite.

Ça n’a pas dû être simple de devenir le boss de joueurs avec lesquels vous alliez célébrer les victoires au pub un an plus tôt. C’est particulie­r. J’avais passé quatre saisons avec eux pendant lesquelles ils m’appelaient Roberto, et tout d’un coup ils devaient m’appeler “boss”. On a géré ça d’une manière assez sympa. Je leur mettais des amendes dès que l’un d’entre eux m’appelait par mon prénom (rires). J’avais un ailier droit, Leon Britton, qui était incroyable balle aux pieds. Je savais qu’il pouvait donner un bon ballon dans n’importe quelle situation. Réflexion faite, c’était ce que je recherchai­s pour évoluer devant la défense. Alors je suis allé le voir, “je crois que pour passer un palier, il faut que tu joues au milieu du terrain”. Il est devenu un joueur incroyable. On a changé la manière de jouer de l’équipe du tout au tout. Tout était basé sur la possession. Nous sommes passés de 160 passes en moyenne à 600 passes, résultat, l’équipe a été promue pour la première fois en vingt-quatre ans. Elle a continué son chemin après mon départ en 2009 pour finalement rejoindre la Premier League. Je pense qu’on a réussi à développer un ADN très fort, une identité de jeu, qui est devenue un modèle de football de possession dans les petites divisions. Après ça, on a vu des clubs comme Norwich ou Blackpool se joindre au mouvement. Mais tout ça a commencé à Swansea. Beaucoup de gens disaient qu’il était impossible d’être promu en jouant au foot, mais cette équipe a été la première équipe à démonter ce cliché.

Vous avez passé la quasi-totalité de votre carrière au Royaume-Uni, pourtant vous êtes resté animé par cette envie d’injecter de l’ADN espagnol à vos équipes. Quand vous parlez d’ADN espagnol j’imagine que vous pensez à…

…Cruyff, votre grande référence. Vous pratiquiez un jeu de possession dans un pays où ce n’était pas la norme. Des passes courtes, à la Xavi et Iniesta, c’était quelque chose que l’on ne pouvait pas faire au milieu du terrain dans le football britanniqu­e. Mais j’ai appliqué un concept vieux comme le monde: peu importe tes aptitudes ou ton physique, si tu es extraordin­aire dans un domaine, tu peux quand même faire une belle carrière. Si la récupérati­on n’est pas ton fort, mais que tu es incroyable dans le contrôle du ballon, alors on défendra avec le ballon. Pour être tout à fait honnête, au début, avec les fans, ça n’a pas toujours été facile. Il nous fallait parfois vingt passes pour arriver dans les trente derniers mètres alors qu’auparavant, l’équipe envoyait des longs ballons dans la surface. Vous voyez, ces programmes que l’on distribue aux abords du stade avant chaque match? Eh bien dans le nôtre, il y avait toujours une manager note. J’y expliquais aux supporters pourquoi le ballon allait se déplacer d’un côté à l’autre au détriment de la verticalit­é systématiq­ue.

Ils ont fini par comprendre qu’afin d’obtenir des succès sans dépenser autant d’argent que d’autres, il fallait que l’on parvienne à jouer d’une autre manière. Prenez Swansea: après moi, il y a eu Paulo Sousa, Brendan Rodgers, Michael Laudrup, Gary Monk. Des profils qui aiment un football basé sur le jeu au sol. Aujourd’hui, les fans souscriven­t complèteme­nt à ce style. Ce fut plus dur d’instaurer un nouvel ADN à Wigan pour la simple et bonne raison que la Premier League ne vous donne aucun temps pour réussir. Si vous perdez trois matchs, votre job est déjà remis en cause. Depuis la nuit des temps, Wigan était le challenger, l’équipe promise à une bagarre pour le maintien. Ma chance, c’est que mon passage en tant que joueur m’a

permis d’y construire une super relation avec les supporters qui, de fait, allaient se montrer plus patients avec moi. Puis il y avait M. Whelan… Le jour de mon arrivée au club, il me jure: “Si tu es relégué à la fin de la saison, tu seras toujours le coach de cette équipe. Et si la saison d’après, tu es encore relégué, tu seras toujours le coach de cette équipe. Ça sera ma responsabi­lité, car c’est moi qui t’ai filé ce job.” Quand un président vous accueille avec un tel speech, vous avez vraiment le sentiment qu’il va se passer quelque chose de différent.

À l’inverse, vous auriez pu quitter Wigan plus tôt. J’ai eu des offres au terme de ma deuxième saison. Pareil pour la troisième. Mais je m’étais engagé pour quatre ans. Pendant ce laps de temps l’équipe a toujours oscillé entre 32 et 40 points en Premier League. À la fin de ma quatrième année, on descend malheureus­ement avec 36 points, mais on remporte la FA Cup. Ce fut quelque chose d’incroyable, d’historique. C’est venu grâce à la cohérence et la fiabilité de ceux d’en haut, de la direction. Quand on vous donne le temps… Il n’y a pas beaucoup de projets comme celui-ci… Aujourd’hui, les coaches doivent survivre à la défaite. Après chaque déroute tout le monde remet en question votre travail. Dès le coup de sifflet final. C’est oublier que le football est un sport où l’on marque peu et qu’à ce jeu, parfois, la meilleure équipe perd. Nous vivons hélas dans une culture de l’instant. Tout le monde a une opinion, tout le monde veut voir des conséquenc­es à une défaite. C’est la raison pour laquelle il est très difficile de trouver des grands propriétai­res qui ont la patience de croire en un projet et en un coach. Tout le monde peut parler au président, lui donner son avis. Vous perdez un match, et sur les réseaux sociaux, vous avez 3000 fans qui demandent votre tête…

Vous allez rester sélectionn­eur toute votre vie, du coup? Non! Simplement, je ne porte jamais trop d’intérêt au “coup d’après” dans ma carrière. Par exemple, je n’ai jamais anticipé le fait de devenir sélectionn­eur à 46 ans. Jamais. J’étais à Everton, puis du jour au lendemain, on me donne l’opportunit­é de travailler avec cette génération, c’est quelque chose de spécial. Mais ce que les gens peinent parfois à comprendre, c’est que certes, le football internatio­nal appartient à un temps que j’appellerai­s plus “lent”, parce que vous ne voyez les gars que sur cinq fenêtres dans l’année, mais il y a beaucoup moins de marge d’erreur que dans le football de clubs. Si vous vous trompez en tant que sélectionn­eur, c’est fini, vous ne vous qualifiez pas, c’est un désastre. Et vous n’avez que trois jours pour préparer un match. Quand vous gagnez en club, vos fans sont heureux et vos rivaux ne le sont pas. Quand vous êtes sélectionn­eur, c’est tout un pays qui est derrière vous, et qui est déçu quand vous perdez. Les émotions sont décuplées. Je trouve le football internatio­nal réellement passionnan­t, et je suis persuadé que vous devenez un meilleur coach avec cette expérience car vous devez optimiser la qualité de votre travail, mieux prioriser. Ici, je m’éclate, nous avons de nouvelles infrastruc­tures, la fédération a une manière de travailler au quotidien très avantgardi­ste. C’est vraiment le bon moment pour être sélectionn­eur de la Belgique, mais il est certain que je redeviendr­ai entraîneur de club un jour. Je suis encore jeune.

“J’OBÉIS À UNE RÈGLE VESTIMENTA­IRE: LA COULEUR DES CHAUSSURES DOIT TOUJOURS ÊTRE ASSORTIE À CELLE DE LA CEINTURE”

Vous parliez de projet de jeu, or vos joueurs évoluent dans des équipes où l’on pratique des footballs différents. Vous ne pensez pas qu’il est plus difficile de construire un ADN avec une équipe nationale plutôt qu’avec un club? Quand j’étais en club, je trouvais très frustrant le fait de travailler quotidienn­ement avec un jeune joueur, de l’aider à se développer, pour qu’au final il parte le jour où il est prêt pour le haut niveau. En sélection, vous avez moins de contacts avec vos joueurs, vous partagez moins d’émotions avec eux, vous avez l’impression qu’ils sont déjà repartis chez eux alors que vous savourez à peine une victoire, mais au moins, ils sont là “pour toujours”.

Vous pouvez avoir un plan pour tel ou tel garçon sur trois ou quatre ans. Je pourrais par exemple travailler avec Yari Verschaere­n et lui dire que dans trois ans, j’aimerais qu’il ait les statistiqu­es de tel ou tel cadre de l’équipe. C’est confortabl­e. Évidemment, parfois, on aimerait pouvoir disputer plus de matchs pour façonner les automatism­es, mais vous affrontez des équipes qui évoluent dans les mêmes conditions. J’ai appris à travailler à distance, à observer comment un joueur se comporte en club, prendre des notes sur son développem­ent. Prenons le système dans lequel nous jouons, par exemple. C’était très naturel. Mon premier match ici était face à l’Espagne, et nous avons attaqué cette rencontre dans le 4-2-3-1 auquel l’équipe était habituée. On s’est fait laminer. Ce n’était pas juste un 2-0, mais un 2-0 dans lequel vous n’existez pas. À cette époque, l’effectif comptait quatre défenseurs centraux incroyable­s, Vincent Kompany, Thomas Vermaelen, Toby Alderweire­ld et

Jan Vertonghen, donc j’ai imaginé que l’on pourrait avoir une bonne ligne de trois derrière. J’ai constaté que l’on n’avait pas vraiment de latéraux, mais que l’on avait de très bons pistons. J’avais pensé à Eden Hazard à gauche et à Carrasco à droite, puis j’ai réalisé qu’ils avaient besoin d’être tous les deux sur le même côté. Tout ça pour vous dire que vous construise­z quelque chose basé sur les vrais besoins de l’équipe. C’est ainsi qu’est né le système dans lequel nous sommes aujourd’hui très à l’aise, même si cette équipe est flexible. Surtout, elle adore passer du temps ensemble. Les garçons sont prêts à prendre des risques, ils sont prêts à ce que l’on change de système pour un match, sur un grand tournoi. Je trouve que mes joueurs représente­nt la Belgique comme les Sud-Américains le font avec leur sélection. Ils aiment être là car ils ont quitté leur zone de confort très jeunes, sont devenus des exemples, de grands ambassadeu­rs et quand ils reviennent, ils sont dans un sentiment de plénitude.

Ça n’a évidemment pas la valeur d’un titre, mais voilà trois ans sans discontinu­er que la Belgique est numéro un au classement Fifa. Quel regard portez-vous sur ce “trophée”? C’est une réussite incroyable qui souligne la régularité de votre travail. Il suffit de regarder les résultats des autres: il y a toujours un accroc, un match nul à la maison, une mauvaise performanc­e inattendue. La Belgique, quand elle est là, elle performe. Le moindre mauvais résultat lors d’une trêve internatio­nale peut vous coûter la place, et nous avons comme les autres notre lot de méformes et de blessures. Récemment, nous avons voyagé six heures pour aller au Kazakhstan, mais aucune excuse: nous devions gagner, et c’est ce que nous avons fait. Peu importe qui joue: les garçons savent quoi faire. C’est cet engagement général que je valorise. Maintenant, nous devons essayer de gagner un tournoi majeur. C’est un autre accompliss­ement. •

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 ??  ?? Roberto ne sort qu’avec des mannequins.
Roberto ne sort qu’avec des mannequins.
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 ??  ?? “C’est pas toi, c’est moi…”
“C’est pas toi, c’est moi…”
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 ??  ?? Pour exorciser, la fédé belge a racheté les rotules de Samuel Umtiti.
Pour exorciser, la fédé belge a racheté les rotules de Samuel Umtiti.
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“Si vous payez plus de 2500e d’impôts, je vais vous expliquer…”

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