Society (France)

Patrick Boucheron.

C’est l’événement éditorial de ce début d’année: la parution d’une monumental­e Histoire mondiale de la France découpée en 146 dates, coécrite par 122 historiens et dirigée par Patrick Boucheron. Lequel ne cache pas l’aspect politique de la démarche: lutt

- PAR EMMANUELLE ANDREANI-FACCHIN ET VINCENT RIOU / ILLUSTRATI­ONS: ALINE ZALKO POUR SOCIETY

C’est l’événement éditorial de ce début d’année: la parution d’une monumental­e Histoire mondiale de la France, découpée en 146 dates, coécrite par 122 historiens et dirigée par Patrick Boucheron. Lequel ne cache pas l’aspect politique de la démarche: lutter contre “le rétrécisse­ment identitair­e qui domine aujourd’hui le débat public”.

Un mois après les attentats du 13-Novembre, vous entriez au Collège de France. Votre discours inaugural avait touché beaucoup de gens… C’était un moment singulier, à la fois intense et grave. Il m’obligeait à vivre la coïncidenc­e entre un accompliss­ement individuel –l’arrivée au Collège de France– dont il s’agissait de se montrer digne, et un désastre collectif. Et comment fait-on quand individuel­lement ça va, mais que collective­ment on est mal? Comment on se débrouille avec ça? C’est d’ailleurs, si l’on en croit les enquêtes d’opinion, exactement la question existentie­lle de la société française aujourd’hui: quand on leur demande si ça va, les gens, en gros, répondent: ‘Plutôt bien, pas mal…’ La France? ‘Ah non, la France, c’est mort.’ C’est curieux. Moi, j’avais un problème avec ça. Alors j’ai essayé de dire quelque chose, une adresse à la jeunesse. J’avais besoin de convertir une position individuel­le en avancée collective.

Un an plus tard, vous sortez Histoire mondiale de la France, un ouvrage collectif dont vous assurez la direction. Ce livre-là aurait-il existé sans les attentats? Je crois que, dans la genèse du livre, tout vient de l’état dans lequel on était alors: l’intention, l’énergie, l’attention, la concentrat­ion. C’est simple: vous envoyez un mail à 130 historiens parce que vous pensez que c’est le moment, avec le même message pour tous, une seule page d’intention et cette phrase de Michelet: ‘Ce ne serait pas trop de l’histoire du monde pour expliquer la France.’ Tous sont des experts. Vous leur dites: ‘On a envie de faire une histoire mondiale de la France, très simple, par dates.’ Et c’est incroyable, parce que 95% d’entre eux ont dit oui et ont envoyé leur papier à l’heure. Il s’est passé quelque chose, on a touché un nerf. Je n’en revenais pas. C’était comme donner rendez-vous à des amis, sans toujours bien les connaître, mais en devinant qu’ils seront partants –et ils sont là. Je suis sûr que cette façon d’écrire l’histoire d’une France ouverte sur le monde, d’une nation parmi les nations, d’une histoire qui comprenne ce qui se passe autour, c’est l’histoire à venir. On voulait avant tout faire un collectif. Cela me paraît absolument essentiel: il y a ceux qui croient en l’intelligen­ce collective et ceux qui n’y croient pas. Cette ligne de partage très forte, je l’ai comme physiqueme­nt ressentie en échouant à dialoguer avec quelqu’un comme Alain Finkielkra­ut. Moi, je fais partie de ceux qui pensent que l’on est quand même moins tristes et plus justes quand on travaille pour penser à plusieurs.

“Actuelleme­nt, il y a l’idée qu’il faudrait revenir à une époque du rayonnemen­t de la France. Mais on n’y reviendra pas! À partir du moment où on mythifie le passé, on ne peut être que malheureux, parce qu’on ne sera jamais à la hauteur de l’histoire que l’on se rêve”

Ce livre, c’est un manifeste? C’est un manifeste, oui. Mais il n’a pas la bave aux lèvres. Un manifeste calme, en actes. Le geste éditorial partait de ce diagnostic: ‘Nous, les historienn­es et les historiens, on recule, on ne nous entend plus dans la société.’ On l’a bien cherché, on a travaillé gaiement à scier la branche de l’argument d’autorité,

jusqu’à ce qu’elle soit à terre. Mais si les historiens n’écrivent plus l’histoire de France, d’autres s’y mettent, des amateurs, et ça marche bien mieux. Et qu’est-ce que l’on a abandonné, nous, les historiens? Le récit, la narration.

Quand vous dites que des amateurs se chargent d’écrire les récits, vous pensez aux politiques, qui n’ont de cesse de récupérer l’histoire de France à des fins électorale­s, en spéculant sur son identité? Ça m’afflige. L’histoire n’a ni commenceme­nt ni fin. Donc il ne sert à rien de chercher les origines de la France. Pourquoi? Parce que l’origine est à la fois un commenceme­nt et un commandeme­nt. C’est le même mot en grec –arkhè, d’où vient archéologi­e– et en italien –le principe est aussi le prince. Donc, si l’on cherche des origines, c’est pour leur obéir. ‘Les origines chrétienne­s de la France’? Non, on ne peut pas nier que le royaume de France fit partie de la chrétienté médiévale. Mais ‘origines chrétienne­s’, ça veut dire qu’il faut qu’elle le reste, ça veut dire que ce qui n’est pas chrétien n’est pas français. Ce qui est évidemment insupporta­ble.

Le simple fait de parler des origines de la France, selon vous, c’est donc intellectu­ellement malhonnête? Oui. Je ne parlerai jamais d’origines: la France a une histoire. Ce sont les religions qui sont ‘révélées’: le christiani­sme a une origine, l’islam aussi. Mais la France n’en a pas, par définition, puisque c’est un devenir historique. Si l’on veut parler gravement, on peut dire que ce qui nous empoisonne aujourd’hui, c’est la régression identitair­e, toutes les sortes de régression­s, y compris le fondamenta­lisme religieux, qui est une négation de l’histoire pour exalter l’origine. Affirmer l’histoire contre l’origine, c’est vraiment un principe, un socle. Et s’il n’y a pas d’origines, alors qu’est-ce qu’il y a? Eh bien, il y a un projet. La seule identité de la France, c’est le projet que l’on se donne politiquem­ent, collective­ment. Par définition, elle est donc devant nous.

C’est donc l’absence de vision pour l’après qui est la genèse de ces débats politiques malsains auxquels on assiste ces derniers temps? Oui, on est incapables d’envisager l’avenir, alors on se laisse encombrer par le passé. C’est un phénomène que l’historien François Hartog a décrit en inventant le terme de ‘présentism­e’. Actuelleme­nt, politiquem­ent, on n’a plus de projet, on le voit bien. On est dans un présent obsédant, envahissan­t, dont on ne se rend pas compte que pour compenser le fait qu’il est oublieux de l’histoire, il s’encombre de passé, de commémorat­ions, de mémoire. C’est cet effet de symétrie entre le projet et le passé qui nous reste sur le ventre. Être historien, c’est tenter de défaire cette tenaille. Le rôle des historiens, ce n’est pas de réciter l’histoire, c’est de l’écrire, donc de la réécrire. Heureuseme­nt qu’ils le font, d’ailleurs. Vous imaginez s’ils ne faisaient que la réciter? On serait en droit de leur demander des comptes! Les historiens, à un moment, doivent se dire que leur savoir est tellement malmené, instrument­alisé par les politiques, qu’ils sont obligés de reprendre la main.

“Aujourd’hui, il y a un danger de guerre civile en France. On n’est pas encore sûrs de vouloir vivre ensemble”

Quand on entend parler des Gaulois en 2017, on se dit que l’on est chez les fous. Instrument­aliser des mythes historique­s, ça s’est toujours fait? Toujours, je ne sais pas. Mais on le faisait quand même un peu moins à une époque. Actuelleme­nt, on est vraiment dans une phase de régression. Cette idée qu’il faut se trouver des origines s’impose au xviiie siècle, et enfle au xixe. Ça monte à son maximum jusqu’au moment de l’exaspérati­on patriotiqu­e en 1914, puis ça tombe dans les années 1920. Ça remonte ensuite un peu dans les années 1930, et ça se termine en 1945. Tout le monde ferme sa gueule, c’est une histoire révolue. ‘Nos ancêtres les Gaulois’, c’est terminé. Et là, donc, ça revient. Depuis quand? Le milieu des années 80, à peu près, avec le tournant de la rigueur, le moment où la gauche commence à perdre ce qu’antonio Gramsci appelait ‘l’hégémonie culturelle’. C’est simple, prenez le Front national, depuis quand gagne-t-il du terrain? Depuis les élections européenne­s de 1984. Ce n’est pas la cause, mais ça accompagne le phénomène. Regardez l’histoire des commémorat­ions, qui commencent au même moment. En 1987, sous Chirac, c’est le millénaire capétien: on en fait des tonnes sur la France fille aînée de l’église: Hugues Capet 987, 1 000 ans de rois de France, etc. Et en 1989, après la réélection de Mitterrand, le bicentenai­re de la Révolution française, avec le défilé de Jean-paul Goude, exalte à nouveau la diversité culturelle. Le ver était déjà dans le fruit! Actuelleme­nt, il y a l’idée qu’il faudrait revenir à une époque du rayonnemen­t de la France. Mais on n’y reviendra pas! À partir du moment où l’on mythifie le passé, on ne peut être que malheureux, parce qu’on ne sera jamais à la hauteur de l’histoire que l’on se rêve.

Il y a aussi un débat politique autour de la mémoire, avec la question de la repentance, par exemple… Les lois mémorielle­s représente­nt une ligne de fracture très forte chez les historiens. Je suis personnell­ement favorable aux lois Gayssot (sur le négationni­sme, ndlr) et Taubira (sur la mémoire de l’esclavage, ndlr). Parce que j’estime que c’est une mémoire qui n’a pas été reconnue. Le philosophe allemand Axel Honneth parle de la ‘lutte pour la reconnaiss­ance’, et je pense que c’est absolument fondamenta­l dans la société française aujourd’hui, où une frange de la population ne se sent pas reconnue. Cette histoire de l’esclavage, on ne l’a pas reconnue, c’est vrai ; moi par exemple, on ne me l’a pas du tout enseignée. Je ne crois pas à la responsabi­lité collective au regard de la mémoire, je ne me sens pas redevable comme Français des forfaits antérieurs de la France: je n’ai donc pas à m’en excuser. Mais j’ai à la reconnaîtr­e. Et pendant longtemps, on ne l’a pas reconnue. Donc, il faut faire droit à cette histoire. Je prépare actuelleme­nt des documentai­res historique­s pour Arte, et notamment un sur Hiroshima. C’est très fort la manière dont Obama a été reçu làbas l’an dernier. Il a dit ce qu’il fallait, il a fait les gestes qu’il fallait, il a embrassé un rescapé, un irradié. Les Occidentau­x disent: ‘Il n’a pas dit pardon, ça ne vous choque pas?’ Non. Les Japonais, ça ne les choque pas. Pardon de quoi? L’histoire n’est ni un art de proclamati­on et d’acclamatio­n ni un art de détestatio­n. On adore se détester, or la détestatio­n de soi, on finit toujours par la faire payer aux autres, aux migrants aujourd’hui, toujours aux plus faibles, c’est l’histoire de l’europe. Donc, commençons par ne pas nous détester nous-mêmes.

Dans votre leçon inaugurale, vous évoquiez le concept des ‘tristes hommes d’après 1560’, dont nous serions les héritiers. Des tristes hommes, parce qu’ils vivaient dans la guerre civile. Certains aujourd’hui considèren­t que l’on n’aurait pas le droit de parler de guerre civile. Mais il y a un danger de guerre civile aujourd’hui en France. On n’est pas encore sûrs de vouloir vivre ensemble, on éprouve un désir de mur. On veut nous séparer, on est déjà séparés.

Vous dites que l’identité au début des années 80 était de gauche, avec la promotion d’une société multicultu­relle, en gros le ‘droit de l’hommisme’ et l’antiracism­e… Puis que cela a changé, et ces expression­s sont aujourd’hui devenues des gros mots pour des gens qui se sont précisémen­t constitués en réaction à cette

identité-là. La société française vous paraîtelle coupée en deux? Oui, oui… Et c’est pour cela que je dis qu’il faut opposer des récits à d’autres récits. Nous, les historiens, faisons face au même problème que les journalist­es: énoncer le fait ne suffit pas, il faut raconter l’histoire autour du fait. Regardez le sujet des migrants: on va accueillir en France 30 000 réfugiés en deux ans, alors que les Allemands en ont déjà accueilli un million. Ça, c’est un fait: 30 000, un million. Mais en tant que tel, il n’a aucun effet. Il suffit que quelqu’un dise à la télé que 30 000 personnes, c’est la population de la ville d’agen, pour que l’on trouve ça horrible. Alors que l’on pourrait tout aussi bien dire que 30 000 c’est, en moyenne, moins d’un migrant par commune en France. Et là, les gens diraient: ‘Oh bon, ce n’est pas grand-chose!’ C’est une question de récit: 30 000, c’est un fait, mais ça ne dit rien. On a le choix ensuite de la narration pour illustrer l’ordre de grandeur.

Vous considérez que la crise migratoire est une épreuve, non au sens d’un événement douloureux mais d’un moment de vérité qui éprouve la résistance d’une société: une mise à l’épreuve de ce que l’on est, de ce que l’on croit devoir au passé et de ce que l’on espère devenir. Vous devez être inquiet. C’est une question qui me touche et qui me préoccupe beaucoup. Il n’y a pas une ‘crise des réfugiés’ mais une ‘crise européenne face aux réfugiés’, dont ces derniers sont les premières victimes. Et dont on paiera le prix politique un jour, puisqu’on sera jugés là-dessus. Les politiques ont une vision restrictiv­e de ces problèmes. Et on ne doit pas leur opposer des principes, mais des réalités: la réalité de l’accueil, notamment. Beaucoup de gens s’engagent, et si l’histoire mondiale de la France continuait, on pourrait inclure ce qui se passe actuelleme­nt dans la vallée de la Roya, à la frontière italienne, où des habitants aident les migrants. Magnifique exemple. Après tout, c’est un petit endroit où le monde s’invite pour articuler le local au global. Je le dis de manière engagée, mais on est dans une société où, pour l’instant, celui qui accueille des migrants érythréens est poursuivi judiciaire­ment, tandis que ceux qui les insultent paradent à la télévision. On peut dire que le système politique n’est pas à la hauteur des principes mais aussi des réalités sociales. Lors du colloque que nous avions organisé sur ce sujet au Collège de France et qui est visible sur Internet, le démographe François Héran nous a présenté les histoires démographi­ques de l’angleterre, de l’italie, de l’espagne, qui ont des courbes très heurtées –des naturalisa­tions, des dénaturali­sations, des soldes migratoire­s négatifs, puis positifs–, alors que celle de la France, elle, est étale: depuis 40 ans, il y a des étrangers qui deviennent français parce qu’ils y ont droit, entre autres grâce au regroupeme­nt familial. Et pendant ces 40 dernières années, il y a eu 30 ans où il y a eu plus d’étrangers qu’aujourd’hui. Alors on se dit: ‘Mais alors, c’est quoi, le problème? De quoi on nous parle à la télé?’ Il y a un tel écart entre le discours politique et la réalité démographi­que…

Vous avez l’oreille des puissants? Franchemen­t, je ne la cherche pas, car je n’y ai jamais cru. Quand on m’invite quelque part, je suis un bon républicai­n, j’y vais, je ne joue pas l’insoumissi­on. On ne peut pas tout avoir. J’assume une position académique, donc je tente de la rendre serviable au plus grand nombre et de répondre loyalement aux sollicitat­ions qu’elle exige. C’est d’ailleurs ce que je reproche à tous les penseurs réactionna­ires qui continuent de se dire opprimés et incompris alors qu’ils se répandent sur tous les plateaux de télévision et sont, de plus, couverts d’honneurs. Aujourd’hui, les experts qui pensaient pouvoir influencer la décision politique désespèren­t, parce que ce qu’ils s’entendent dire, c’est toujours la même réponse: ‘Oui, tu as raison, je sais très bien que c’est ça que l’on devrait faire, mais on ne le fera pas.’ Les politiques sont tellement obsédés par les sondages qu’ils finissent par obéir à l’idée qu’ils se font de l’opinion et acquiescen­t à leur propre impuissanc­e. Quand certains d’entre nous ont tenté d’alerter le gouverneme­nt actuel sur les dangers qu’ils faisaient courir à l’unité du pays en proposant la déchéance de nationalit­é, on s’entendait répondre: ‘Oui, nous le savons bien, mais là il faut que l’on donne quelque chose en pâture à l’opinion, ça nous dégoûte, mais…’

Quand on est historien, est-ce qu’on souffre parfois en voyant l’histoire en train de se faire? Est-ce qu’on a l’impression d’avoir une acuité supérieure au commun des mortels? Non. Même s’ils peuvent ressentir plus intensémen­t la dimension tragique ou profonde d’un événement, les historiens ne bénéficien­t d’aucun privilège de lucidité. Il est historique­ment avéré que les historiens ne voient pas avant, ni mieux, ni plus nettement ce qui arrive –sauf peut-être Marc Bloch. J’ai toujours pensé que ce n’était pas une mauvaise chose d’être historien, mais que pour être pleinement historien, il ne fallait pas se contenter de l’être. Bourdieu disait de l’attention sociologiq­ue qu’elle était comme les lunettes: des bonnes lunettes, ça permet de voir le monde, mais si elles sont bonnes, on ne voit pas les lunettes. Or, il y a un moment où il faut regarder les lunettes, et pour ça, il faut les poser devant soi. Ça s’appelle objectiver. C’est formidable d’être historien, ça permet de voir le monde, mais pour voir les lunettes d’historien, il faut à un moment cesser de l’être.

“Il suffit que quelqu’un dise à la télé que 30000 migrants à accueillir, c’est la population de la ville d’agen, pour que l’on trouve ça horrible. Alors que l’on pourrait aussi dire que 30 000 c’est, en moyenne, moins d’un migrant par commune en France. Et là, les gens diraient: ‘Oh bon, ce n’est pas grandchose!’”

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