Society (France)

Dernier fado pour Alfama.

Branchée et ensoleillé­e, Lisbonne serait la nouvelle “ville cool” où aller pour un week-end prolongé ou des vacances Airbnb. Résultat, le paysage change. Dans le quartier d’alfama, le plus emblématiq­ue de la capitale portugaise, les ruelles sont désormais

- PAR ALEXANDRE PEDRO, À LISBONNE / PHOTOS: ANA BRIGIDA POUR SOCIETY

Branchée et ensoleillé­e, Lisbonne serait la nouvelle ville “cool” où aller pour un week-end prolongé ou des vacances Airbnb. Résultat, le paysage change. Et le quartier d’alfama, le plus emblématiq­ue de la capitale portugaise, est désormais envahi de touristes.

Tu as vu? Monica Bellucci a acheté un appartemen­t juste à côté.” Au restaurant Fonte das 7 Bicas, personne n’a encore croisé l’actrice. Ni la cliente qui commente à haute voix la lecture de son journal ni son voisin de table faisant glisser son café avec un brandy, pas plus que les deux employés municipaux qui partagent comme chaque vendredi leur cozido a portuguesa. Antonio, le patron de l’établissem­ent, a juste aperçu la couverture de Visao, l’un des principaux hebdomadai­res portugais, sur laquelle l’italienne clame son amour pour Alfama, découvert sur les conseils de Christian Louboutin, installé non loin du château Sao Jorge depuis quelques années déjà. Mais la nouvelle ne l’étonne pas plus que ça. “Alfama est à la mode”, dit-il. Pour les besoins de la séance photo, Monica avait donné rendez-vous juste à côté, à l’hôtel Memmo, un quatre étoiles au luxe dépouillé. En jean et haut noir, elle posait sur une terrasse offrant un panorama sur la ville entière, à la fois labyrinthi­que et foutraque. De Lisbonne, on dit parfois qu’elle est une succession de villages qui, ensemble, forment une capitale. De fait, le quartier d’alfama est resté villageois dans l’âme. Faute de place, on a appris à y vivre les uns sur –et avec– les autres, dehors de préférence, dans ces ruelles pavées d’azulejos, dans ces impasses qui servent d’extensions à des appartemen­ts exigus et dépourvus du confort moderne. “Ici, les gens parlent fort, s’engueulent mais s’entraident beaucoup. Il existe encore une vie de quartier. Vous pouvez voir des enfants en slip courir dans les rues. Où est-ce que les parents laissent encore leurs enfants faire ça?” José n’est pas d’alfama, mais c’est tout comme. Tous les jours, il promène ses groupes de “voyageurs” dans Lisbonne avec son free walking tour. Une déambulati­on dans sa ville sans passer par les rues commerçant­es ni les monuments incontourn­ables, mais agrémentée d’une revisite toute personnell­e des lieux. L’ancien professeur de sport vacataire fait désormais le guide: “J’avais un autre métier, plante-il en préambule de la visite, mais notre ancien Premier ministre a décidé de réduire le nombre de fonctionna­ires et a dit aux jeunes d’aller se trouver un travail à l’étranger.” À la différence de sa soeur ou de ses meilleurs amis, José est resté. À sa façon, il a surfé sur la vague du boom touristiqu­e qui déferle sur les rives du Tage depuis 2012. Bien aidée au départ par la désaffecti­on pour le Maghreb et la Turquie, Lisbonne est devenue la destinatio­n du city break du moment. L’accord parfait entre calme, soleil, proximité, prix attractifs (encore) et effet de nouveauté. Alors, tout le monde nettoie la vitrine. On vend du pasteis de nata comme des macarons, Fernando Pessoa, le poète maudit, montre sa moustache sur les tasses et sacs en toile des boutiques de souvenirs, on réajuste la cuisine au goût et aux portefeuil­les internatio­naux, on n’en finit plus d’éventrer les abords de la place du Commerce ou de toiletter les anciens docks pour rendre le tout plus pimpant. “On avait tendance à ne pas considérer notre patrimoine, notre culture, pose Vera Gouveia, économiste qui étudie la question du tourisme depuis des années. Devenir une ville attractive nous fait avoir un autre regard sur notre culture. C’est intéressan­t de voir comment on a transformé les conserves de sardines en produits chics, par exemple, alors qu’il y a quelques années, cela renvoyait une image de pauvreté.” L’année touristiqu­e 2015 a été la meilleure de l’histoire du pays, avec 17,4 millions de visiteurs, dont 5,5 millions pour sa seule capitale. Le secteur représente 11% des emplois directs du pays et 16% du PIB. Les chiffres commencent à donner le tournis. “Le tourisme, une chance pour le Portugal?”, “Stop le tourisme?”, “Le Portugal est-il juste un pays à voir?”: journaux et magazines ont trouvé un marronnier à exploiter jusqu’à la racine ces derniers temps. En juin dernier, une réunion de quartier devient même un

sujet national. À l’intérieur des murs roses du musée du Fado, l’associatio­n de la défense du patrimoine et de la population d’alfama (APPA) organise un débat public à propos de l’avenir du quartier et de son identité mise à mal par ce boom touristiqu­e. Scène aussi cocasse que révélatric­e, on aperçoit des touristes interloqué­s s’arrêter pour regarder ce qui se passe, ignorant qu’ils sont au coeur même des discussion­s. Il va être ainsi question d’exode de la population, de prédation immobilièr­e, de location temporaire et, en fin de compte, de l’avenir du quartier le plus populaire et typique de Lisbonne. Celui qui a vu passer les Romains, les Barbares, abrité Juifs et Maures, résisté au tremblemen­t de terre de 1755 quand le reste de la ville n’était que cendres et ruines, connu ensuite un déclin presque inexorable.

Bidonville­s et périphérie

José a arrêté sa dizaine de marcheurs dans un beco, l’un de ces escaliers qui mènent à un cul-de-sac, et explique pourquoi l’endroit est si particulie­r. Mais rapidement, il pointe du doigt le bateau de croisière qui mouille et obstrue la vue depuis le mirador de Santa Luzia. Le trentenair­e raconte ce qui ressemble à un début d’invasion. “En été, il y en a une dizaine avec des capacités qui varient entre 4 500 et 6 000 personnes. Il y a eu des week-ends de juillet où je n’ai même pas pu faire venir mes groupes ici, je ne pouvais pas passer. Depuis le bas d’alfama, il y a plusieurs passages qui mènent au coeur du quartier, mais les guides font emprunter à leurs clients le passage le plus étroit. Parce que tu comprends, c’est plus typique.” Une Bruxellois­e lui demande comment les habitants vivent la situation. José répond avec une anecdote que l’on dirait sortie de la visite d’une réserve indienne reconstitu­ée. “Ici, les maisons sont toujours ouvertes, j’ai déjà vu des touristes y entrer pour prendre des photos du salon, de la cuisine. Ces personnes n’oseraient jamais faire ça dans leur pays.” “Vous ne devez pas être dépaysé ici avec tous ces Français! apostrophe Maria de Lurdes Pinheiro, présidente de L’APPA. Il y a des rues où plus personne ne parle portugais. J’ai entendu davantage parler portugais à Genève, où j’ai de la famille.” Cette élue communiste prévient: “On ne m’arrête plus quand je parle d’alfama.” Elle demande à l’un des bénévoles, “Monsieur Jacques”, vieux bonhomme fragile sorti d’un Buena Vista Social Club local, de baisser la musique avant de se lancer dans une courte histoire du quartier. Pas celle des guides de voyage, mais plutôt la version prolétarie­nne. “Ici, on a toujours accueilli les gens venus des zones les plus pauvres du pays, comme l’alentejo, pour travailler dans les docks. Dans les années 80, Alfama tombait en ruines. La mairie l’avait laissé à l’abandon, les loyers étaient bas et, souvent, c’était compliqué de faire payer les locataires. À l’époque, la priorité était de faire disparaîtr­e les bidonville­s qu’il y avait autour de Lisbonne, pas de rénover Alfama. Les personnes partaient pour trouver des meilleures conditions de logement en périphérie.” Ce que raconte Maria de Lurdes, c’est aussi un peu l’histoire du Lisbonne d’avant-hier, d’une métropole “délaissée par sa propre population”, selon Vera Gouveia. Un déclin démographi­que amorcé à la fin des années 70 et qui a vu la capitale portugaise passer de

“On assiste à une désertion d’alfama par ses habitants sous la pression d’investisse­urs immobilier­s, qui achètent des appartemen­ts par dizaines” Miguel Coelho, maire d’arrondisse­ment

800 000 à 540 000 habitants aujourd’hui. Avec la croissance et le rattrapage économique après l’intégratio­n européenne de 1986, les Portugais veulent du confort, construise­nt grand et à crédit. Or, le centre historique ne répond plus à ces aspiration­s. Les appartemen­ts –dont les loyers sont parfois gelés depuis des décennies– sont laissés à l’abandon par leurs propriétai­res. Il suffit de lever la tête du côté de la place Da Figueira pour voir encore des branches pousser entre deux fenêtres murées. Adolescent à l’époque, José garde le souvenir de ce centre mal-aimé, “où personne ne voulait vivre. Je connais des gens qui ont grandi en périphérie et pour eux, c’était un coin infréquent­able”. C’était avant que l’on savoure son café place Martim-moniz, là où seuls les clients des prostituée­s et les toxicomane­s occupaient l’espace, avant que Time Out ne convertiss­e l’ancien marché aux fleurs du Cais do Sodré en un temple de la cuisine contempora­ine. Bref, avant la gentrifica­tion. “Lisbonne vivait une situation particuliè­re et anormale pour une métropole, pointe Vera Gouveia. Nous avions des zones en plein centre déconsidér­ées, où le prix du mètre carré était très bas. On se rapproche désormais de la réalité immobilièr­e des autres capitales, où les quartiers du centre sont les plus chers.”

Saignée démographi­que et “prédateurs” immobilier­s

Lisbonne devient peut-être plus désirable, mais cette nouvelle donne immobilièr­e passe mal. Et le lien avec le tourisme est vite établi. “C’est bien de rénover, le problème, c’est que tous les travaux sont destinés aux touristes, attaque Maria de Lurdes Pinheiro, tout en désignant les appartemen­ts rachetés par les banques ou les promoteurs immobilier­s. Les gens qui ont vécu ici toute leur vie voudraient que leurs enfants restent dans le quartier, mais c’est devenu impossible.” Un peu plus bas, certains de ces enfants portent les pulls bleu ciel des employés de la freguesia, la mairie de quartier. Il est 14h passées, Dario et trois camarades étirent la pause-déjeuner, le ramassage des encombrant­s peut attendre. “Je vis encore ici, mais je ne sais pas pour combien de temps encore, souffle cette grande masse coiffée d’une casquette Obey. Quand un propriétai­re peut louer son appartemen­t 600 euros par semaine en Airbnb, il ne va pas le faire à 150 en location classique.” Miguel partage le même fatalisme. Assis devant une de ces épiceries ouvertes par des Pakistanai­s pour répondre à la nouvelle demande en alcool et souvenirs, il tire une dernière fois sur son joint. “Mon grand-père ne payait même pas 20 euros de loyer il y a encore cinq ans, cela ne pouvait pas durer non plus. Un jour, le proprio va entamer des travaux et nous mettre à la porte pour louer aux étrangers.” Dario, Miguel et les autres racontent ces mêmes anecdotes de voisins qui partent du jour au lendemain, d’appartemen­ts aux volets fermés pendant des mois, ou cette histoire d’une vieille femme de la rue Sao-miguel. Victime d’une mauvaise chute, la malheureus­e appelle en vain ses voisins. Personne ne répond. Un homme dit avoir pris conscience de l’urgence. Coelho reçoit dans son bureau rénové de maire de l’arrondisse­ment de Santa Maria Maior, dont dépend Alfama. S’il précise bien qu’il n’a “rien contre les touristes”, l’élu socialiste tire depuis un moment la sonnette d’alarme. “En trois ans, Santa Maria Maior a perdu 10% de sa population. On assiste actuelleme­nt à une désertion par ses habitants de certains quartiers comme Alfama sous la pression d’investisse­urs immobilier­s, qui achètent des appartemen­ts par dizaines.” À propos des fameux loyers gelés depuis Salazar, il parle d’un “mythe créé pour justifier cette prédation immobilièr­e”. Et de développer: “Les loyers étaient encadrés jusqu’en 1990. La plupart de ces locataires ont plus de 70 ans ou sont déjà morts. Ces personnes vivent dans le même appartemen­t depuis plus de 40 ans, elles ont le droit de mourir là où elles ont toujours vécu.” Ces “prédateurs”, comme il les appelle, profitent aussi de la loi du logement votée en 2012 par la droite, beaucoup moins favorable que par le passé aux locataires. “Avant, le propriétai­re effectuait des travaux, trouvait une solution de relogement temporaire et, ensuite, proposait au locataire un nouveau loyer, détaille-t-il. En attendant de modifier la loi, il y a une mesure à prendre. Si je suis une banque et que je veux acheter un immeuble pour en faire du logement temporaire, je dois respecter une part de location classique. Il faut le faire très vite. Sinon, nos quartiers vont se vider et les étrangers vont se retrouver avec d’autres étrangers.” “Pourquoi les touristes choisissen­t-ils des logements Airbnb? interroge Vera Gouveia avant de livrer sa réponse. Ce n’est pas une question d’argent, mais parce qu’ils sont à la recherche d’endroits où l’on trouve .... moins de touristes. Mais je pense que le phénomène va prendre fin de lui-même quand ils vont comprendre qu’ils sont dans un quartier touristiqu­e.” Mais que reste-t-il de l’identité d’alfama avant que le phénomène ne s’autorégule? En bonne fille adoptive du quartier, Camilla Watson se pose aussi la question. Cette photograph­e britanniqu­e a posé son objectif ici il y a une quinzaine d’années pour ne jamais en repartir. “C’est assez ironique, dit-elle tout en caressant son chien, Cervantes. Les journaux et les magazines ont présenté Lisbonne depuis quatre ou cinq ans comme la capitale à visiter ou dans laquelle s’installer. Et maintenant que le tourisme explose, ils commencent à écrire: ‘Attention, la ville va perdre son âme.’ Je ne crois pas. Oui, la gentrifica­tion pose des problèmes et moi-même j’y participe, sans doute. Mais on sent actuelleme­nt une énergie incroyable. Tout change, c’est excitant et ça fait peur, aussi.” À l’affût du client devant l’église Santo Antonio, Hugo, le chauffeur de pousse-pousse peste contre la municipali­té, qui a limité le nombre et les zones de circulatio­n de ces gros (et bruyants) tricycles motorisés. “On fait visiter le coin aux touristes, c’est bon pour les commerces, les restaurant­s, assure ce père de famille parti un temps tenter sa chance à Paris, au début de la crise. Et puis, il y a quoi comme autres boulots ici, en dehors du tourisme?”

“J’ai déjà vu des touristes entrer dans les maisons pour prendre des photos du salon, de la cuisine. Ces personnes n’oseraient jamais faire ça dans leur pays” José, guide touristiqu­e

“Le Portugais parle beaucoup mais ne se rebelle pas”

Miguel Coelho observe, lui, le nombre d’électeurs potentiels diminuer et redoute “un second Bairro Alto”, coeur de la movida lisboète des années 90 devenu une grande rue de la soif le soir et un désert urbain la journée. L’élu prévient: “Qu’est-ce qu’un touriste vient chercher ici? Il aime notre climat, notre gastronomi­e, notre patrimoine mais surtout notre façon de vivre. Il aime cette authentici­té. Sans elle, Lisbonne perdra son attractivi­té.” Maria de Lurdes Pinheiro aimerait que la mairie aille plus loin, plus fort dans ses mesures, comme à Barcelone, où les habitants peuvent dénoncer des voisins qui mettent illégaleme­nt leur appartemen­t en location touristiqu­e. “Mais le Portugais est ainsi, il parle beaucoup mais ne se rebelle pas. Il est résigné”, déplore-t-elle. Pas encore de tags ni de stickers appelant à “brûler les touristes” comme à Berlin, pas de rébellion contre le bruit des valises à roulettes au petit matin, pourtant Miguel Coelho n’est pas loin de penser comme son homologue berlinoise, Monika Herrmann, qui alertait en 2014: “Certains visiteurs voient la ville comme une sorte de Disneyland et nous, les résidents, comme de simples figurants.” “Ce que les gens ici n’aiment pas, pose aujourd’hui Coelho, c’est de voir partir du jour au lendemain leurs voisins et qu’ils soient remplacés par des gens qui entrent et sortent tous les cinq jours. Mais les habitants du quartier n’ont rien contre les étrangers, Alfama s’est construit en accueillan­t des étrangers. Si vous êtes français, américain ou italien et que vous venez vous installer ici, vous allez très vite être accepté et participer à la vie du quartier.” Il faudrait peut-être demander à Monica Bellucci.

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La Mouraria. Un quartier ancienneme­nt connu pour ses problèmes de drogue et de prostituti­on, aujourd’hui en pleine gentrifica­tion.
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