Dernier fado pour Alfama.
Branchée et ensoleillée, Lisbonne serait la nouvelle “ville cool” où aller pour un week-end prolongé ou des vacances Airbnb. Résultat, le paysage change. Dans le quartier d’alfama, le plus emblématique de la capitale portugaise, les ruelles sont désormais
Branchée et ensoleillée, Lisbonne serait la nouvelle ville “cool” où aller pour un week-end prolongé ou des vacances Airbnb. Résultat, le paysage change. Et le quartier d’alfama, le plus emblématique de la capitale portugaise, est désormais envahi de touristes.
Tu as vu? Monica Bellucci a acheté un appartement juste à côté.” Au restaurant Fonte das 7 Bicas, personne n’a encore croisé l’actrice. Ni la cliente qui commente à haute voix la lecture de son journal ni son voisin de table faisant glisser son café avec un brandy, pas plus que les deux employés municipaux qui partagent comme chaque vendredi leur cozido a portuguesa. Antonio, le patron de l’établissement, a juste aperçu la couverture de Visao, l’un des principaux hebdomadaires portugais, sur laquelle l’italienne clame son amour pour Alfama, découvert sur les conseils de Christian Louboutin, installé non loin du château Sao Jorge depuis quelques années déjà. Mais la nouvelle ne l’étonne pas plus que ça. “Alfama est à la mode”, dit-il. Pour les besoins de la séance photo, Monica avait donné rendez-vous juste à côté, à l’hôtel Memmo, un quatre étoiles au luxe dépouillé. En jean et haut noir, elle posait sur une terrasse offrant un panorama sur la ville entière, à la fois labyrinthique et foutraque. De Lisbonne, on dit parfois qu’elle est une succession de villages qui, ensemble, forment une capitale. De fait, le quartier d’alfama est resté villageois dans l’âme. Faute de place, on a appris à y vivre les uns sur –et avec– les autres, dehors de préférence, dans ces ruelles pavées d’azulejos, dans ces impasses qui servent d’extensions à des appartements exigus et dépourvus du confort moderne. “Ici, les gens parlent fort, s’engueulent mais s’entraident beaucoup. Il existe encore une vie de quartier. Vous pouvez voir des enfants en slip courir dans les rues. Où est-ce que les parents laissent encore leurs enfants faire ça?” José n’est pas d’alfama, mais c’est tout comme. Tous les jours, il promène ses groupes de “voyageurs” dans Lisbonne avec son free walking tour. Une déambulation dans sa ville sans passer par les rues commerçantes ni les monuments incontournables, mais agrémentée d’une revisite toute personnelle des lieux. L’ancien professeur de sport vacataire fait désormais le guide: “J’avais un autre métier, plante-il en préambule de la visite, mais notre ancien Premier ministre a décidé de réduire le nombre de fonctionnaires et a dit aux jeunes d’aller se trouver un travail à l’étranger.” À la différence de sa soeur ou de ses meilleurs amis, José est resté. À sa façon, il a surfé sur la vague du boom touristique qui déferle sur les rives du Tage depuis 2012. Bien aidée au départ par la désaffection pour le Maghreb et la Turquie, Lisbonne est devenue la destination du city break du moment. L’accord parfait entre calme, soleil, proximité, prix attractifs (encore) et effet de nouveauté. Alors, tout le monde nettoie la vitrine. On vend du pasteis de nata comme des macarons, Fernando Pessoa, le poète maudit, montre sa moustache sur les tasses et sacs en toile des boutiques de souvenirs, on réajuste la cuisine au goût et aux portefeuilles internationaux, on n’en finit plus d’éventrer les abords de la place du Commerce ou de toiletter les anciens docks pour rendre le tout plus pimpant. “On avait tendance à ne pas considérer notre patrimoine, notre culture, pose Vera Gouveia, économiste qui étudie la question du tourisme depuis des années. Devenir une ville attractive nous fait avoir un autre regard sur notre culture. C’est intéressant de voir comment on a transformé les conserves de sardines en produits chics, par exemple, alors qu’il y a quelques années, cela renvoyait une image de pauvreté.” L’année touristique 2015 a été la meilleure de l’histoire du pays, avec 17,4 millions de visiteurs, dont 5,5 millions pour sa seule capitale. Le secteur représente 11% des emplois directs du pays et 16% du PIB. Les chiffres commencent à donner le tournis. “Le tourisme, une chance pour le Portugal?”, “Stop le tourisme?”, “Le Portugal est-il juste un pays à voir?”: journaux et magazines ont trouvé un marronnier à exploiter jusqu’à la racine ces derniers temps. En juin dernier, une réunion de quartier devient même un
sujet national. À l’intérieur des murs roses du musée du Fado, l’association de la défense du patrimoine et de la population d’alfama (APPA) organise un débat public à propos de l’avenir du quartier et de son identité mise à mal par ce boom touristique. Scène aussi cocasse que révélatrice, on aperçoit des touristes interloqués s’arrêter pour regarder ce qui se passe, ignorant qu’ils sont au coeur même des discussions. Il va être ainsi question d’exode de la population, de prédation immobilière, de location temporaire et, en fin de compte, de l’avenir du quartier le plus populaire et typique de Lisbonne. Celui qui a vu passer les Romains, les Barbares, abrité Juifs et Maures, résisté au tremblement de terre de 1755 quand le reste de la ville n’était que cendres et ruines, connu ensuite un déclin presque inexorable.
Bidonvilles et périphérie
José a arrêté sa dizaine de marcheurs dans un beco, l’un de ces escaliers qui mènent à un cul-de-sac, et explique pourquoi l’endroit est si particulier. Mais rapidement, il pointe du doigt le bateau de croisière qui mouille et obstrue la vue depuis le mirador de Santa Luzia. Le trentenaire raconte ce qui ressemble à un début d’invasion. “En été, il y en a une dizaine avec des capacités qui varient entre 4 500 et 6 000 personnes. Il y a eu des week-ends de juillet où je n’ai même pas pu faire venir mes groupes ici, je ne pouvais pas passer. Depuis le bas d’alfama, il y a plusieurs passages qui mènent au coeur du quartier, mais les guides font emprunter à leurs clients le passage le plus étroit. Parce que tu comprends, c’est plus typique.” Une Bruxelloise lui demande comment les habitants vivent la situation. José répond avec une anecdote que l’on dirait sortie de la visite d’une réserve indienne reconstituée. “Ici, les maisons sont toujours ouvertes, j’ai déjà vu des touristes y entrer pour prendre des photos du salon, de la cuisine. Ces personnes n’oseraient jamais faire ça dans leur pays.” “Vous ne devez pas être dépaysé ici avec tous ces Français! apostrophe Maria de Lurdes Pinheiro, présidente de L’APPA. Il y a des rues où plus personne ne parle portugais. J’ai entendu davantage parler portugais à Genève, où j’ai de la famille.” Cette élue communiste prévient: “On ne m’arrête plus quand je parle d’alfama.” Elle demande à l’un des bénévoles, “Monsieur Jacques”, vieux bonhomme fragile sorti d’un Buena Vista Social Club local, de baisser la musique avant de se lancer dans une courte histoire du quartier. Pas celle des guides de voyage, mais plutôt la version prolétarienne. “Ici, on a toujours accueilli les gens venus des zones les plus pauvres du pays, comme l’alentejo, pour travailler dans les docks. Dans les années 80, Alfama tombait en ruines. La mairie l’avait laissé à l’abandon, les loyers étaient bas et, souvent, c’était compliqué de faire payer les locataires. À l’époque, la priorité était de faire disparaître les bidonvilles qu’il y avait autour de Lisbonne, pas de rénover Alfama. Les personnes partaient pour trouver des meilleures conditions de logement en périphérie.” Ce que raconte Maria de Lurdes, c’est aussi un peu l’histoire du Lisbonne d’avant-hier, d’une métropole “délaissée par sa propre population”, selon Vera Gouveia. Un déclin démographique amorcé à la fin des années 70 et qui a vu la capitale portugaise passer de
“On assiste à une désertion d’alfama par ses habitants sous la pression d’investisseurs immobiliers, qui achètent des appartements par dizaines” Miguel Coelho, maire d’arrondissement
800 000 à 540 000 habitants aujourd’hui. Avec la croissance et le rattrapage économique après l’intégration européenne de 1986, les Portugais veulent du confort, construisent grand et à crédit. Or, le centre historique ne répond plus à ces aspirations. Les appartements –dont les loyers sont parfois gelés depuis des décennies– sont laissés à l’abandon par leurs propriétaires. Il suffit de lever la tête du côté de la place Da Figueira pour voir encore des branches pousser entre deux fenêtres murées. Adolescent à l’époque, José garde le souvenir de ce centre mal-aimé, “où personne ne voulait vivre. Je connais des gens qui ont grandi en périphérie et pour eux, c’était un coin infréquentable”. C’était avant que l’on savoure son café place Martim-moniz, là où seuls les clients des prostituées et les toxicomanes occupaient l’espace, avant que Time Out ne convertisse l’ancien marché aux fleurs du Cais do Sodré en un temple de la cuisine contemporaine. Bref, avant la gentrification. “Lisbonne vivait une situation particulière et anormale pour une métropole, pointe Vera Gouveia. Nous avions des zones en plein centre déconsidérées, où le prix du mètre carré était très bas. On se rapproche désormais de la réalité immobilière des autres capitales, où les quartiers du centre sont les plus chers.”
Saignée démographique et “prédateurs” immobiliers
Lisbonne devient peut-être plus désirable, mais cette nouvelle donne immobilière passe mal. Et le lien avec le tourisme est vite établi. “C’est bien de rénover, le problème, c’est que tous les travaux sont destinés aux touristes, attaque Maria de Lurdes Pinheiro, tout en désignant les appartements rachetés par les banques ou les promoteurs immobiliers. Les gens qui ont vécu ici toute leur vie voudraient que leurs enfants restent dans le quartier, mais c’est devenu impossible.” Un peu plus bas, certains de ces enfants portent les pulls bleu ciel des employés de la freguesia, la mairie de quartier. Il est 14h passées, Dario et trois camarades étirent la pause-déjeuner, le ramassage des encombrants peut attendre. “Je vis encore ici, mais je ne sais pas pour combien de temps encore, souffle cette grande masse coiffée d’une casquette Obey. Quand un propriétaire peut louer son appartement 600 euros par semaine en Airbnb, il ne va pas le faire à 150 en location classique.” Miguel partage le même fatalisme. Assis devant une de ces épiceries ouvertes par des Pakistanais pour répondre à la nouvelle demande en alcool et souvenirs, il tire une dernière fois sur son joint. “Mon grand-père ne payait même pas 20 euros de loyer il y a encore cinq ans, cela ne pouvait pas durer non plus. Un jour, le proprio va entamer des travaux et nous mettre à la porte pour louer aux étrangers.” Dario, Miguel et les autres racontent ces mêmes anecdotes de voisins qui partent du jour au lendemain, d’appartements aux volets fermés pendant des mois, ou cette histoire d’une vieille femme de la rue Sao-miguel. Victime d’une mauvaise chute, la malheureuse appelle en vain ses voisins. Personne ne répond. Un homme dit avoir pris conscience de l’urgence. Coelho reçoit dans son bureau rénové de maire de l’arrondissement de Santa Maria Maior, dont dépend Alfama. S’il précise bien qu’il n’a “rien contre les touristes”, l’élu socialiste tire depuis un moment la sonnette d’alarme. “En trois ans, Santa Maria Maior a perdu 10% de sa population. On assiste actuellement à une désertion par ses habitants de certains quartiers comme Alfama sous la pression d’investisseurs immobiliers, qui achètent des appartements par dizaines.” À propos des fameux loyers gelés depuis Salazar, il parle d’un “mythe créé pour justifier cette prédation immobilière”. Et de développer: “Les loyers étaient encadrés jusqu’en 1990. La plupart de ces locataires ont plus de 70 ans ou sont déjà morts. Ces personnes vivent dans le même appartement depuis plus de 40 ans, elles ont le droit de mourir là où elles ont toujours vécu.” Ces “prédateurs”, comme il les appelle, profitent aussi de la loi du logement votée en 2012 par la droite, beaucoup moins favorable que par le passé aux locataires. “Avant, le propriétaire effectuait des travaux, trouvait une solution de relogement temporaire et, ensuite, proposait au locataire un nouveau loyer, détaille-t-il. En attendant de modifier la loi, il y a une mesure à prendre. Si je suis une banque et que je veux acheter un immeuble pour en faire du logement temporaire, je dois respecter une part de location classique. Il faut le faire très vite. Sinon, nos quartiers vont se vider et les étrangers vont se retrouver avec d’autres étrangers.” “Pourquoi les touristes choisissent-ils des logements Airbnb? interroge Vera Gouveia avant de livrer sa réponse. Ce n’est pas une question d’argent, mais parce qu’ils sont à la recherche d’endroits où l’on trouve .... moins de touristes. Mais je pense que le phénomène va prendre fin de lui-même quand ils vont comprendre qu’ils sont dans un quartier touristique.” Mais que reste-t-il de l’identité d’alfama avant que le phénomène ne s’autorégule? En bonne fille adoptive du quartier, Camilla Watson se pose aussi la question. Cette photographe britannique a posé son objectif ici il y a une quinzaine d’années pour ne jamais en repartir. “C’est assez ironique, dit-elle tout en caressant son chien, Cervantes. Les journaux et les magazines ont présenté Lisbonne depuis quatre ou cinq ans comme la capitale à visiter ou dans laquelle s’installer. Et maintenant que le tourisme explose, ils commencent à écrire: ‘Attention, la ville va perdre son âme.’ Je ne crois pas. Oui, la gentrification pose des problèmes et moi-même j’y participe, sans doute. Mais on sent actuellement une énergie incroyable. Tout change, c’est excitant et ça fait peur, aussi.” À l’affût du client devant l’église Santo Antonio, Hugo, le chauffeur de pousse-pousse peste contre la municipalité, qui a limité le nombre et les zones de circulation de ces gros (et bruyants) tricycles motorisés. “On fait visiter le coin aux touristes, c’est bon pour les commerces, les restaurants, assure ce père de famille parti un temps tenter sa chance à Paris, au début de la crise. Et puis, il y a quoi comme autres boulots ici, en dehors du tourisme?”
“J’ai déjà vu des touristes entrer dans les maisons pour prendre des photos du salon, de la cuisine. Ces personnes n’oseraient jamais faire ça dans leur pays” José, guide touristique
“Le Portugais parle beaucoup mais ne se rebelle pas”
Miguel Coelho observe, lui, le nombre d’électeurs potentiels diminuer et redoute “un second Bairro Alto”, coeur de la movida lisboète des années 90 devenu une grande rue de la soif le soir et un désert urbain la journée. L’élu prévient: “Qu’est-ce qu’un touriste vient chercher ici? Il aime notre climat, notre gastronomie, notre patrimoine mais surtout notre façon de vivre. Il aime cette authenticité. Sans elle, Lisbonne perdra son attractivité.” Maria de Lurdes Pinheiro aimerait que la mairie aille plus loin, plus fort dans ses mesures, comme à Barcelone, où les habitants peuvent dénoncer des voisins qui mettent illégalement leur appartement en location touristique. “Mais le Portugais est ainsi, il parle beaucoup mais ne se rebelle pas. Il est résigné”, déplore-t-elle. Pas encore de tags ni de stickers appelant à “brûler les touristes” comme à Berlin, pas de rébellion contre le bruit des valises à roulettes au petit matin, pourtant Miguel Coelho n’est pas loin de penser comme son homologue berlinoise, Monika Herrmann, qui alertait en 2014: “Certains visiteurs voient la ville comme une sorte de Disneyland et nous, les résidents, comme de simples figurants.” “Ce que les gens ici n’aiment pas, pose aujourd’hui Coelho, c’est de voir partir du jour au lendemain leurs voisins et qu’ils soient remplacés par des gens qui entrent et sortent tous les cinq jours. Mais les habitants du quartier n’ont rien contre les étrangers, Alfama s’est construit en accueillant des étrangers. Si vous êtes français, américain ou italien et que vous venez vous installer ici, vous allez très vite être accepté et participer à la vie du quartier.” Il faudrait peut-être demander à Monica Bellucci.