Society (France)

“Les agriculteu­rs, les patrons, les infirmière­s: le burn-out touche tout le monde”

D’où vient le burn-out? Comment se manifeste-t-il? Et comment lutter contre? Médecins, sociologue­s et politiques, les experts répondent.

- PAR ARTHUR CERF ET WILLIAM THORP

Comment définiriez-vous le burn-out? Patrick Légeron: Ce n’est pas un concept encore complèteme­nt identifié. Parfois, cela ressemble à une dépression, parfois à un trouble anxieux, parfois à un stress posttrauma­tique, parfois à une pathologie du stress. C’est mal défini. La distinctio­n entre le mal-être et la maladie n’est pas faite. Anne-france Bouchy: On pourrait tout de même désigner ça comme l’aboutissem­ent final du stress. On compare souvent le burn-out à une spirale ascendante. La personne travaille de plus en plus sans faire attention aux premiers signaux de fatigue. Et puis arrive un jour où elle monte à un tel niveau de stress, de fatigue, d’intensité, de pression, qu’elle retombe brutalemen­t. Cela commence par des symptômes physiques: une fatigue chronique, des maux de tête, des douleurs dorsales, souvent intestinal­es, des troubles de l’humeur. Cela peut aller jusqu’à ce que l’on appelle une crise clastique: le fait de briser des objets, comme par exemple son ordinateur. Enfin, apparaisse­nt des symptômes plus lourds, comme la dépersonna­lisation. La personne commence à agir de manière robotique et mécanique. Elle ne s’écoute plus. Danièle Linhart: C’est ce dernier point qui est frappant dans le burn-out par rapport au stress, à l’épuisement ou au mal-être: la mise en cause de soi-même, de ses qualités. J’ai entendu des salariés dire: ‘Ils ont raison, je suis mauvais, je ne suis pas à la hauteur.’

À quoi est lié un burn-out? Patrick Légeron: Il existe six grandes catégories de risques psychosoci­aux. D’abord, il y a la charge de travail. Puis ce que l’on appelle les exigences émotionnel­les, c’est-àdire toutes les activités qui vous confronten­t à des émotions, soit les vôtres, soit celles des personnes en face de vous. Quand on passe dix heures à réparer des ordinateur­s, c’est épuisant. Mais quand on passe dix heures à ‘réparer’ des toxicomane­s ou des enfants atteints de leucémie, c’est encore autre chose. Le troisième aspect, c’est tout ce qui est de l’ordre de l’autonomie au travail, autrement dit la possibilit­é de se réaliser dans son emploi, l’idée que le travail représente un lieu d’épanouisse­ment, etc. Le quatrième point, ce sont les relations entre les gens, les conflits, le harcèlemen­t. Cinquième facteur, ce qui relève du sens. Ce point est très intéressan­t, parce qu’on se rend de plus en plus compte dans les études que le sens disparaît du travail des gens. Et puis le dernier facteur, évidemment, ce sont les changement­s: l’insécurité de l’emploi, le risque de tout perdre. Désormais, il faut sans cesse se réadapter à des choses nouvelles: de nouvelles procédures, de nouvelles technologi­es, etc. De façon générale, depuis une dizaine d’années, ces six indicateur­s montent tous progressiv­ement. Il n’y en a pas un seul qui régresse.

À quoi est-ce dû, selon vous? Lise Gaignard: Au fait que le travail de production de biens n’est pas du tout organisé pour épanouir les individus, mais pour rapporter de l’argent à celui qui le met en place. On est dans une optique d’efficacité, ce qui veut dire qu’il faut travailler vite et bien plutôt que lentement et avec prudence. La conséquenc­e, c’est que tout le monde est à fond, et tant pis pour les vieux, les fragiles et les déprimés. Patrick Légeron: Le travail sert à gagner sa vie, mais c’est aussi une activité qui doit vous permettre de vous sentir utile, de vous

socialiser, de vous développer. Mais est-ce que vous pensez que le travail est conçu comme cela aujourd’hui? Non. Il n’est conçu que d’une seule façon: en fonction de la bottom line (le bénéfice net, ndlr) des bilans annuels. Et c’est quelque chose de dramatique, parce que c’est une évolution sociétale considérab­le. Les politiques devraient s’intéresser à cela. Benoît Hamon: Je pense aussi que le phénomène vient en partie des nouvelles méthodes de management par le stress, de la recherche de la performanc­e et de la productivi­té. Ce sont des méthodes du privé, que l’on apprend dans les écoles de commerce et que l’on applique aujourd’hui dans le public. Les entreprise­s publiques sont de plus en plus managées comme des entreprise­s privées, et ça crée une perte de sens dans la notion de secteur public. Car, que veut dire ‘la performanc­e’ pour une infirmière?

Mais le burn-out est-il réellement un phénomène nouveau? Patrick Légeron: Dans les années 70, le psychiatre américain Herbert J. Freudenber­ger avait observé un phénomène récurrent dans des cliniques pour toxicomane­s: des jeunes soignants, qui arrivaient très motivés, avec la volonté d’aider les gens, finissaien­t par craquer. C’est lui qui a utilisé pour la première fois l’expression ‘B.O.S.’, pour ‘Burn-out Syndrom’. Les années 60 ont été marquées par une grande illusion selon laquelle on entrait dans une ère postindust­rielle, où les machines et l’informatiq­ue viendraien­t remplacer les hommes, et où le temps de travail se raccourcir­ait partout dans le monde, au profit du loisir. On s’est dit que la pénibilité au travail était de l’histoire ancienne, que c’était Germinal d’émile Zola. Mais on a oublié qu’une autre contrainte que celle du corps allait alors apparaître: celle du psychisme, qui est devenue au moins aussi dangereuse pour la santé que les contrainte­s traditionn­elles. Danièle Linhart: Le phénomène est lié à la modernisat­ion de l’organisati­on du travail. Les conditions modernes du management des salariés sont focalisées sur la psychologi­sation de la relation hiérarchiq­ue et la remise en question de la personne en permanence. Durant les Trente Glorieuses, il y avait des conditions de travail extrêmemen­t dures. Mais il y avait aussi une conscience de classe, une empathie, une solidarité. Quand les gens allaient mal, on essayait de se l’expliquer collective­ment. Puis on est entrés dans une individual­isation systématiq­ue de la gestion des salariés: ce sont les premiers horaires variables, l’individual­isation des primes et des augmentati­ons de salaire. D’une certaine manière, cela a mis les salariés en concurrenc­e. Ensuite, il y a eu un relooking de la logique taylorienn­e, avec la mise en avant d’un nouveau type de salarié: mobile, disponible, flexible, loyal, prenant des risques. Dans les années 90, on demandait à certains de sauter à l’élastique, de courir un marathon, de faire preuve de dépassemen­t de soi. Aujourd’hui, on assiste à une forme

“On a cru que la pénibilité au travail était de l’histoire ancienne, que c’était Germinal. Mais on a oublié qu’une autre contrainte allait apparaître: le psychisme” Patrick Légeron

“Les entreprise­s publiques sont de plus en plus managées comme des entreprise­s privées, ce qui crée une perte de sens. Car, que veut dire la ‘performanc­e’ pour une infirmière?” Benoît Hamon

de ‘narcissisa­tion’ du travail, dans le sens où le management met en scène des exigences intimes, personnell­es. La mission confiée à un jeune salarié, de plus en plus, c’est: ‘Étonneznou­s!’ Il n’y a rien d’objectif là-dedans, rien de concret. On est de l’arbitraire. Et donc pour être aimé, on doit plaire.

Y a-t-il un secteur d’activité plus touché par le burn-out que les autres? Anne-france Bouchy: Les agriculteu­rs sont les plus touchés jusqu’à présent. Et on peut aisément le comprendre: ils travaillen­t de jour comme de nuit et sont isolés. Les infirmiers et les aides-soignants arrivent ensuite. Logique, aussi: ce sont des personnes qui sont confrontée­s en permanence à des émotions, à la maladie, et qui arrivent à des hauts niveaux d’épuisement. Benoît Hamon: J’ai néanmoins entendu les mêmes mots chez toutes celles et ceux que j’ai rencontrés après la propositio­n de loi: aussi bien chez une assistante de direction que chez un ingénieur, un élu ou un chef de PME. Le burn-out concerne aussi les patrons, et ça arrive aussi bien dans le CAC 40 que dans une PME. Tous parlent d’une ‘surimplica­tion’, d’une colonisati­on de la vie par le travail, du sentiment de perdre pied. C’est pour ça qu’il faut que le burn-out soit reconnu comme une maladie profession­nelle. Danièle Linhart: Le phénomène touche effectivem­ent tout le monde et il est particuliè­rement fort en France. Les études montrent que le salarié français, plus que dans d’autres pays, met son honneur dans le travail. Car en France, le travail est une condition de reconnaiss­ance personnell­e et citoyenne, de validation de soi. Mais il y a un problème d’opinion publique: alors même qu’on a l’une des intensités horaires les plus fortes du monde, on pense que les Français n’aiment pas travailler. Nicolas Sarkozy, en 2007, avait d’ailleurs construit toute sa campagne là-dessus.

Aujourd’hui, en France, comment sont prises en charge les victimes de burn-out? Patrick Légeron: Certains patients que je vois me sont adressés comme étant victimes de burn-out, mais le diagnostic que je vais poser n’est pas un diagnostic de burn-out, puisque ça n’existe pas. Donc je suis obligé de codifier à travers les classifica­tions internatio­nales de L’OMS. Il y a trois millions de dépression­s en France aujourd’hui. Cela veut dire que 5 à 6% de la population adulte est en dépression. Ces dépression­s ne sont pas toutes, évidemment, liées au travail. Mais vous savez combien sont reconnues d’origine profession­nelle aujourd’hui? Seulement 250. Ce n’est pas sérieux. Benoît Hamon: Il y a une forme de déni sur la question du burn-out. Il est compliqué d’obtenir un consensus avec les partenaire­s sociaux. À droite, ça ne mobilise pas, notamment parce que les syndicats patronaux s’y opposent. Et si le Medef est contre, c’est parce que avec la reconnaiss­ance du burn-out comme maladie profession­nelle, on essaie de faire en sorte que ce ne soit pas l’assurance maladie qui la prenne en charge, mais davantage la branche financée par les cotisation­s patronales. Et ils ne veulent pas payer.

Et pourquoi la gauche ne s’est-elle pas davantage emparée du sujet? Benoît Hamon: Par manque de courage, notamment. Moi, j’ai eu deux interlocut­eurs pour la propositio­n de loi sur la reconnaiss­ance du burn-out comme maladie profession­nelle: le président du groupe socialiste et Myriam El Khomri. Mais il n’y a pas eu de suite. Cela dit, 80 députés ont soutenu cette propositio­n, on représenta­it quand même huit millions de Français, ce n’est pas rien. Patrick Légeron: Aujourd’hui, tout le monde aborde la question du travail dans la campagne présidenti­elle. Macron dit: ‘Je suis le candidat du travail.’ Valls, pareil. Fillon, aussi. Tout le monde. Mais le mot travail, ce n’est pas seulement le mot emploi. Il faudrait que quelqu’un dise: ‘Moi, président, je ne me contentera­i pas de lutter contre le chômage, je ferai aussi du travail quelque chose de constituti­f de l’humain.’

Peut-on revenir sur son lieu de travail après un burn-out? Anne-france Bouchy: J’ai eu comme patient un homme qui travaillai­t dans un énorme groupe français. Il avait un poste important et, du jour au lendemain, sans explicatio­n, on ne lui a plus donné aucune responsabi­lité, on l’a mis au placard. Il a dégringolé. On l’a arrêté. Au bout de trois mois –alors que la fourchette d’arrêt de travail est généraleme­nt de 6 à 24 mois–, il a voulu recommence­r à travailler. Mais dès qu’il a vu les immeubles de La Défense, il a fait un malaise. Il était démoli. Alors, je vais vous dire une chose que je dis souvent aux patients: ne retournez pas sur le même site de travail. Si l’entreprise compte plusieurs antennes, changez de site, sinon, changez de boîte. Les gens qui retournent dans leur entreprise rechutent toujours. Mon patient a monté sa propre structure et il s’est senti bien dans ces conditions-là. C’est une alternativ­e.

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