REVENGE PORN
rencontre avec la femme qui a dit non
Ca commence toujours par une histoire d’amour. Quand Megan, 25 ans, voit Moses descendre de son camion un jour de 2013, elle rougit. Megan travaille à l’accueil d’une fourrière de San Antonio, au Texas. Moses conduit une dépanneuse. Ils tombent amoureux. Ce n’est qu’au début de la deuxième année de leur relation que la jeune fille se méfie: Moses est jaloux, il veut en permanence savoir où elle est, et avec qui. Finalement, elle le quitte. Deux jours après, le téléphone de la maison où Megan vit avec ses parents sonne, puis sonne encore, et encore. À chaque sonnerie, un nouvel inconnu qui déclare dans des termes qui laissent peu de place à l’imagination qu’il veut coucher avec Megan. La jeune fille ne met pas longtemps avant de découvrir de quoi il retourne: des photos d’elle dénudée, accompagnées de son numéro, sont disponibles sur Internet, à la vue de tous. Bientôt, Megan reçoit également un e-mail de son ex, qui l’informe qu’il a posté une vidéo de leurs ébats –tournée alors qu’ils étaient toujours ensemble– sur un site porno. “Humiliée, trahie et en colère”, Megan se rend au commissariat, mais il n’existe alors aucune loi sur ce que les États-unis ont pris l’habitude d’appeler le revenge porn (littéralement “la revanche pornographique”). Megan n’a plus qu’à rentrer chez elle, et “pleurer”. Quelques années plus tard, si elle assure qu’elle va “mieux”, notamment grâce à un groupe d’entraide local, et qu’elle est désormais mariée à un homme “qui [la] soutient”, la jeune femme reste, dit-elle, dévastée d’avoir été aussi “naïve”.
Peut-être l’histoire aurait-elle pris une autre tournure si Megan avait, au coeur de la tempête, rencontré Carrie Goldberg. Une jeune avocate de 39 ans qui se lève à 5h tous les matins, file à la salle de sport, boxe des punching-balls sans relâche, puis réajuste ses lunettes de designer, enfile des talons de douze centimètres et rejoint son bureau, installé dans le quartier de Brooklyn Heights, à New York. Ce matin d’hiver de début 2017, la voilà à l’oeuvre, concentrée sur son intervention du lendemain, à la Maisonblanche, où elle doit évoquer les viols dans les universités américaines. Dans la pièce d’à côté, les trois autres avocats qui travaillent pour elle sont peut-être en train de regarder du porno. “On doit tous faire ça. Pour vérifier que les contenus de nos clientes ont bien été supprimés”, dit-elle. Dix à douze fois par jour, une nouvelle victime de revenge porn fait sonner le téléphone de la firme C.A. Goldberg, devenue la référence en la matière aux États-unis. “Tous les cas sont des urgences, donc on peut être en train de travailler sur quelque chose mais soudainement, avoir une nouvelle cliente et devoir agir vite: soit intervenir tant que les menaces n’ont pas été mises à exécution, soit –si elles le sont déjà– se dépêcher de faire retirer les photos ou les vidéos avant que tout l’entourage ne soit au courant.” Un jour, il faut courir au tribunal obtenir une ordonnance restrictive pour une cliente dont l’ex est menaçant. Le lendemain, s’occuper d’une jeune fille suicidaire. Carrie Goldberg a des contacts privilégiés chez Pornhub, Facebook, Twitter et Google. Un coup de fil d’elle peut faire disparaître une photo compromettante en moins de temps qu’il n’en faut pour appuyer sur “signaler”. “Et puis parfois, quelqu’un entre ici pour nous menacer! rit-elle de bon coeur. Ça arrive de plus en plus souvent, mais c’est normal: nos clients sont attaqués, menacés, harcelés par des gens qui, ensuite, se retournent contre nous.” Carrie ne s’inquiète pas: l’immeuble est sécurisé et elle se promène en permanence avec une bombe lacrymogène pailletée. Ce qui la préoccupe, ce sont les 40 cas sur lesquels elle travaille actuellement. “La moitié concerne des agressions sexuelles assez lourdes, ou alors du chantage. On a souvent des hommes, riches et puissants, qui viennent nous voir parce qu’une ancienne maîtresse ou une prostituée les menace de dévoiler les détails de leur vie sexuelle à leur famille, leur femme, leurs collègues.” L’autre moitié porte sur le revenge porn. “Quand elles arrivent ici, ces femmes sont comme au milieu d’une tornade, paniquées, elles ne savent pas quoi faire. La première chose que je leur dis, c’est: ‘Tu n’es pas seule, tu n’as rien fait de mal, tu n’es pas une mauvaise personne. Et tu es au bon endroit, parce que nous, on va t’aider.’”
Violée et filmée à 13 ans…
Aux États-unis, d’après une récente étude nationale du Data & Society Research Institute et du Center for Innovative Public Health Research, une personne sur 25 a déjà reçu des menaces concernant un contenu intime –venant d’un ex ou d’une tierce personne– et 6% des Américaines ont déjà vu leurs photos ou vidéos publiées sur le web. Ce chiffre descend à 4% chez les hommes et monte à 7% dans la communauté LGBT. Plusieurs sites internet sont entièrement dédiés à cette sinistre pratique et offrent des pages et des pages de photos et coordonnées d’ex trahi(e) s. Difficile de les combattre: aux États-unis, 17 États –dont New York– ne disposent encore d’aucune loi régulant la diffusion d’images à caractère sexuel. 90% des victimes de revenge porn sont des femmes, souvent jeunes, voire mineures. Carrie Goldberg, originaire d’aberdeen, la ville natale de Kurt Cobain, près de Seattle, a été l’une d’entre elles. Elle l’avait rencontré sur Internet. “J’ai rompu avec un homme après une courte relation, et il a menacé d’envoyer des photos de moi à ma famille et à mes collègues, racontet-elle. C’était très dur, ça m’a isolée du reste du monde. Je n’ai réussi à trouver personne qui puisse m’aider, qui s’y connaisse à la fois en cybersécurité, en protection de la vie privée, etc.” Carrie contacte la police et arrive à obtenir une ordonnance restrictive
“Vous n’imaginez pas les choses dégoûtantes que certaines de mes jeunes clientes ont dû faire pour que leur harceleur –souvent adulte– ne dise rien. Ça vous ferait vomir”
qui décourage son ex. Elle “souffre en attendant que ça passe”, mais se rend surtout compte que cela ne peut pas durer. Elle qui, diplômée de la prestigieuse université de Vassar, travaille alors auprès de victimes de l’holocauste en les accompagnant dans leurs longues démarches juridiques vers une compensation financière, décide de “devenir l’avocate dont [elle] aurai[t] eu besoin”. Très vite, les clients se précipitent. “Mon premier cas, c’était une fille qui n’avait jamais pris ni envoyé de photos d’elle nue de toute sa vie. Quelqu’un avait pris des photos d’elle en maillot de bain à la plage sur Facebook et les avaient photoshopées, puis diffusées partout.” Carrie s’excuse d’être “un peu crue” en décrivant lesdites photos, et enchaîne vite: “C’est important de préciser ce genre de choses parce qu’il y a tellement de gens qui blâment les victimes, genre: ‘Tu n’aurais jamais dû prendre des photos’, ‘C’est ta faute puisque tu l’as envoyée’, etc. L’un de mes buts, c’est de dire haut et fort qu’il est inutile d’être moralisateur, parce que nous sommes tous à une rencontre près de devenir des victimes. Tous.”
1 500 vidéos et huit ans de prison
Et peut-être encore plus lors de la cruelle période de l’adolescence. “Les ados communiquent entre eux et s’expriment uniquement à travers leurs téléphones maintenant, ils n’ont jamais connu la vie sans Internet, c’est donc normal que ce soit également là qu’ils expriment leur sexualité”, résonne Carrie, l’air grave. Elle pense à une cliente en particulier. “Cette fille a 13 ans, raconte-t-elle en soupirant. Elle a été violée par un garçon du même âge qu’elle, qui a tout filmé et a posté la vidéo sur les réseaux sociaux. Quand elle est allée voir le directeur de son collège, ce dernier l’a virée. Il y avait tellement de travail, j’ai dû lui trouver une nouvelle école, un psy, une gynécologue spécialiste des traumatismes sur mineurs… Sa mère ne parlait pas l’anglais alors il a fallu aussi trouver un traducteur. Et la famille n’avait pas beaucoup d’argent, tout devait être vraiment bon marché et moi, j’ai bossé gratuitement.” Le cabinet de Carrie a attaqué le collège en question, qui se trouve actuellement sous le coup d’une enquête fédérale. “J’ai eu plusieurs cas de ce genre où je me suis dit: ‘OK, c’est le pire cas de ma carrière’, reprend-elle. Et puis il en arrive un autre… Vous n’imaginez pas les choses dégoûtantes et masochistes que certaines de mes jeunes clientes ont dû faire pour que leur harceleur –souvent adulte– ne dise rien. Ça vous ferait vomir.” À l’image de l’explicite myex.com, il existe encore une poignée de sites de revenge porn américains légalement en ligne. “Les créateurs de ces sites s’appuient sur le fait qu’ils ne prennent pas les photos: ils ne font que poster celles qu’on leur envoie”, explique l’avocate. Parce qu’il existe une loi au niveau fédéral, la Communication Decency Act de 1996, visant à l’époque à encourager la liberté d’expression sur le net, tant que le matériel posté n’est pas illégal (par exemple, une photo sous copyright ou mettant en scène un mineur), le site n’est pas responsable. “Ceux qui ont été arrêtés l’ont été pour d’autres raisons”, dit Carrie Goldberg. Elle détaille: “Le revenge porn n’est jamais un acte isolé. Le problème, c’est que quand vous vous rendez au commissariat dans l’un des 17 États où il n’y a pas encore de loi, on vous dit tout de suite: ‘Ah désolé, on n’a pas de loi ici, on ne peut rien faire.’ Mais ils ne posent pas les autres questions qui peuvent mener à une arrestation: ‘Est-ce que vous étiez mineure au moment de la photo?’, ‘Est-ce que cet ex vous harcèle?’, ‘Est-ce qu’il vous menace?’ La plupart du temps, la diffusion de photos intimes s’accompagne de violence, d’intrusion dans la vie privée, etc. Et là, on peut faire quelque chose.” Ainsi, Kevin Bollaert, fondateur d’un site de revenge porn mais aussi d’un deuxième site visant à faire payer les victimes voulant faire retirer leurs photos, a été condamné à huit ans de prison en 2015 non pas pour mise en ligne de vidéos intimes mais pour extorsion. Hunter Moore, fondateur d’un autre site, a, lui, été arrêté par le FBI pour avoir rémunéré des hackers afin d’obtenir des photos sur des e-mails privés. Aujourd’hui, Carrie Goldberg peut se targuer d’avoir fait retirer plus de 1 500 vidéos. Mais les victimes désirent rarement aller jusqu’au procès. “Ce que je peux obtenir pour mes clientes avec un procès, c’est une compensation financière, justifie l’avocate. Mais le plus souvent, les harceleurs sont des mecs sans boulot qui vivent dans un sous-sol chez leurs parents: il n’y a pas d’argent à obtenir.” Quant à légiférer plus sévèrement sur la question, cela ne semble pas plus aisé. À l’été 2016, Jackie Speier, membre du Congrès, proposait la création de l’intimate Privacy Protection Act, condamnant au niveau fédéral le revenge porn. Las, l’american Civil Liberties Union, une importante association nationale, a trouvé la définition “trop large”. Autant dire que Carrie Goldberg n’a pas fini de frapper des punchingballs.
“Il est inutile d’être moralisateur, parce que nous sommes tous à une rencontre près de devenir des victimes”