Society (France)

La passion du Christ.

Régulièrem­ent cité comme l’un des pays les plus catholique­s du monde, la Pologne semble avoir franchi un nouveau cap en fin d’année dernière, quand Jésus-christ a été intronisé “roi du pays” lors d’une cérémonie officielle de grande ampleur, en présence d

- PAR CHRISTOPHE GLEIZES, À VARSOVIE, SWIEBODZIN ET CRACOVIE / PHOTOS: JAN BRYKCZYNSK­I POUR

Régulièrem­ent cité comme l’un des pays les plus catholique­s du monde, la Pologne semble avoir franchi un nouveau cap en fin d’année dernière, quand Jésus-christ a été intronisé “roi du pays”. Explicatio­ns.

En ces temps troublés, il est possible que vous ayez raté l’informatio­n, mais la Pologne a un nouveau roi, et il s’appelle Jésus-christ. Le prophète a été officielle­ment couronné le 19 novembre dernier dans le sanctuaire de la miséricord­e divine de Cracovie, devant plus de 100 000 pèlerins galvanisés par la présence au premier rang d’andrzej Duda, le président de la République. Le tableau était saisissant. “Nous, Polonais, nous tenons devant toi, Seigneur, pour reconnaîtr­e ton règne, nous soumettre à toi, te confier notre patrie et toute notre nation”, a commencé par tonner l’archevêque Stanislaw Gadecki dans son homélie, retransmis­e en direct à la télévision. Il a continué: “Dans nos coeurs, dans nos familles, dans nos paroisses, dans nos écoles, sur nos lieux de travail, dans nos villes et nos villages, partout dans la nation et dans l’état polonais, Christ, régnez-sur nous!” Le sourire aux lèvres, Andrzej Duda s’est éclipsé avant la fin. Pourquoi rester plus longtemps? Il avait de toute façon dévoilé le fond de sa pensée quelques jours auparavant, lors d’une session extraordin­aire du Parlement, en vantant “le lien indissolub­le qui unit l’esprit polonais et les valeurs chrétienne­s”. Dit autrement: le couronneme­nt de Jésus-christ n’est que le dernier symbole en date de l’alliance du trône et de l’autel en Pologne. Dans cet État de 39 millions d’habitants, où 90% de la population est d’obédience catholique, la séparation de l’église et de l’état est un concept boiteux, sujet à interpréta­tion, essentiell­ement défini par l’article 25 de la Constituti­on. “En théorie, même si le mot de séparation n’est pas écrit noir sur blanc, la loi garantit un État neutre à travers les principes d’autonomie et d’impartiali­té”, décrypte Jakub Cupriak, jeune professeur de droit confession­nel à l’université catholique de Varsovie. Néanmoins, le contenu du concordat signé entre la Pologne et le Vatican en 1993 tend à nier ce principe. “D’après l’article 1 du traité avec le Saint-siège, les relations entre l’église et l’état sont placées sous le signe de la coopératio­n, afin d’oeuvrer ensemble pour le bien des hommes et pour le bien commun”, reprend l’enseignant en dégustant des pierogis, sorte de petites ravioles slaves aux champignon­s. En somme, se dessine selon lui une “zone grise” laissée à l’appréciati­on des différents gouverneme­nts. Depuis mai 2015 et l’arrivée au pouvoir du parti Droit et Justice (PIS), dont est issu le président Duda, c’est peu dire que cette zone grise a été considérab­lement redéfinie. Conservate­ur et euroscepti­que, le chef de l’état a rapidement clamé son amour pour l’épiscopat. Qui le lui a bien rendu: une fois auréolé de sa victoire, la plus serrée de l’histoire du pays, Andrzej Duda a été accueilli par ses électeurs de Szczecin avec un slogan original: “Béni soit le ventre qui vous a portés et le sein que vous avez sucé.” Un compliment digne d’une monarchie de droit divin. “Le PIS et l’église sont alliés et ne s’en cachent même plus, charge Jaroslaw Kurski, le rédacteur en chef de Gazeta Wyborcza, principal journal d’opposition. Ils sont en symbiose et s’instrument­alisent l’un l’autre pour prospérer.” “Il est de notoriété publique que certains évêques ont appelé à voter pour le PIS pendant les messes. Des posters du parti étaient même affichés dans certaines cathédrale­s”, renchérit Nina Sankari, athéiste militante et vice-présidente de la fondation Kazimierz Lyszczynsk­i, du nom d’un philosophe polonais condamné au bûcher pour hérésie au xviie siècle, après avoir publié son traité De la non-existence de Dieu. Outre l’office dominical, l’outil de communicat­ion privilégié de l’épiscopat reste les ondes de la désormais fameuse radio Maryja. Fondée par le père Rydzyk, cette station très politisée véhicule un message violemment antilibéra­l et volontiers antisémite entre deux prières, retransmis­sions de cérémonies et autres commentair­es sur l’actualité du Vatican. “Elle a un million de fidèles très discipliné­s, ce qui lui donne un réel pouvoir, analyse Jaroslaw Kurski. Ses auditeurs sont les premiers électeurs du PIS.” En d’autres termes, armée de son outil de propagande, l’église prêche la bonne parole auprès des population­s campagnard­es déshéritée­s par la mondialisa­tion, et en échange, le gouverneme­nt place les valeurs chrétienne­s traditionn­elles au centre de sa politique. La pierre angulaire de cette relation est Jaroslaw Kaczynski, frère de l’ancien président Lech Kaczynski, décédé dans le crash aérien de Smolensk en 2010. L’actuel patron du PIS est le véritable centre du pouvoir en Pologne, et fonctionne avec Duda à la manière du duo formé par Poutine et Medvedev en Russie, quand ce dernier était

“Miracle ou pas, depuis que nous avons Jésus-christ, il n’y a plus de chômage”

Dariuz Bekisz, maire de Swiebodzin, qui abrite la plus grande statue de Jésus-christ au monde (à gauche)

à la tête de l’exécutif. “Toutes les décisions importante­s sont prises au siège du parti, reprend Kurski. Sans aucun doute, on peut dire que c’est lui qui transforme le pays en régime autoritair­e, alors qu’il n’exerce qu’un mandat de député.” Ceux qui le connaissen­t un peu l’affirment pourtant: Jaroslaw Kaczynski n’a rien d’une grenouille de bénitier. Son intérêt pour l’église serait purement tactique. “Le pouvoir des prélats est bien supérieur à celui des politicien­s. Ils sont en poste pendant des décennies, tandis que les politiques durent le temps de leur mandat. Dès lors, pour être réélus, ces derniers doivent montrer patte blanche”, dissèque Nina Sankari. Un exemple? En octobre dernier, entre deux lois liberticid­es votées à la nuit tombée, Jaroslaw Kaczynski a tenté d’interdire purement et simplement le droit à l’avortement, même en cas de viol ou de malformati­on grave du foetus. La propositio­n prévoyait des peines allant jusqu’à cinq ans de prison pour les femmes, les médecins ou toute personne participan­t à la procédure D’IVG, légale en Pologne depuis plus de 60 ans. Le président du parti avait alors justifié sa volonté en ces termes: “Nous nous efforceron­s de faire en sorte que, même pour les grossesses qui sont très difficiles – quand le foetus n’est pas viable et que l’enfant est mal formé–, les femmes puissent lui donner naissance afin qu’il soit baptisé, enterré et qu’il ait un nom.” Dans la foulée, des manifestat­ions ont réuni plus de 5 000 femmes vêtues de noir dans les rues de Varsovie, forçant le Parlement à reculer. Soulagée, Nina Sankari ne veut cependant pas se réjouir trop fort. “Ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils ne reviennent à la charge”, assure-telle, en rappelant que le gouverneme­nt a mis en place une allocation mensuelle de 500 zlotys par enfant (environ 120 euros), quand le salaire moyen est de 1 850 zlotys. Une manière très populaire d’encourager la natalité et de laisser les femmes à la maison. “C’est très grave. Nous sommes les premières victimes de cette ‘délaïcisat­ion’. L’église veut contrôler notre sexualité et nous renvoyer derrière les fourneaux. Après nous viennent les homosexuel­s, les athées, les agnostique­s et autres infidèles.”

“Tournant dictatoria­l”

En ce lundi soir, la neige tombe dru sur la capitale. Devant le Parlement, un gros monsieur barbu beugle des slogans dans un haut-parleur. Ils sont une trentaine de militants à s’être regroupés autour d’une petite cabane en bois, sous l’oeil vigilant des policiers. “D’habitude, on est beaucoup plus nombreux. Je ne comprends pas ce que font les autres.” Jan Skoropinsk­y a les lèvres gercées par le froid. “La société est apathique, dénonce ce trentenair­e. On dirait que les gens ne réalisent pas ce qui arrive à la Pologne.” Jan est un membre du Comité de défense de la démocratie (KOD). Ce soir, il a abandonné sa télé pour venir protester contre les nouveaux projets du gouverneme­nt polonais, conforméme­nt à l’appel du leader du mouvement, Mateusz Kijowski. Ce dernier, boucles d’oreilles et chemise à carreaux, est plus optimiste. “Entre 30 et 50% de la population polonaise soutient le KOD, estime-t-il en citant divers sondages, avant d’ajouter: Ce qui s’est passé sur l’avortement montre que notre activisme porte ses fruits. Nous avons installé une culture de la protestati­on.” À l’origine du groupe Facebook qui a donné naissance au comité, cet ancien informatic­ien s’est imposé comme le chef de file de l’opposition. Une nécessité puisqu’il n’existe pas un seul député de gauche au Parlement polonais, où le PIS dispose de la majorité absolue. Même s’il s’inquiète de l’influence de l’église, Mateusz Kijowski a pour principal souci le “tournant dictatoria­l” du gouverneme­nt, qu’il accuse de “démanteler la démocratie”. Depuis leur arrivée au pouvoir, Duda et Kaczynski ont en effet neutralisé le tribunal constituti­onnel en plaçant à sa tête cinq juges amis, en plus de procéder à de vastes purges dans des secteurs clés comme l’enseigneme­nt, la justice et la fonction publique. Ces manoeuvres ont provoqué l’ouverture d’une enquête inédite de l’union européenne sur “la sauvegarde de l’état de droit”, aussitôt qualifiée “d’attentat contre la souveraine­té nationale” par Jaroslaw Kaczynski. “Nous assistons actuelleme­nt à un changement des règles démocratiq­ues, résume Jaroslaw Kurski. Pour la première fois depuis la chute

du communisme, un seul parti contrôle tous les pouvoirs.” Le journalist­e est bien placé pour parler de la politique gouverneme­ntale: son frère cadet Jacek, 50 ans, en est un des piliers. Véritable “bull-terrier” du PIS, comme il aime se définir lui-même, Jacek a été nommé à la tête de la télévision publique polonaise, depuis laquelle il orchestre la propagande “nationale” du régime. Ses cibles favorites, en ce moment, sont les migrants et les homosexuel­s. Le boulot de Jaroslaw, en somme, est de lutter contre les allégation­s de son frère Jacek, dont il refuse obstinémen­t de parler, si ce n’est à l’occasion, ici ou là, par petites allusions. Il le reconnaît néanmoins volontiers: sa famille est un bon symbole de la scission actuelle en Pologne. “Le clivage est profond et scinde le pays en deux. Le PIS joue sur les divisions. Selon moi, l’erreur majeure de l’église catholique est de s’être trop collée au pouvoir. Elle le paiera tôt ou tard.” Et peut-être plus tôt qu’on ne le croit. Une étude du Centre de recherche sur l’opinion publique (CBOS) a montré qu’entre 2005 et 2015, la part de la population polonaise qui assiste à la messe une fois par semaine est passée de 58 à 50%. La pratique de la prière quotidienn­e a quant à elle subi un net recul, chutant de 66% à 43%. De quoi inciter les autorités religieuse­s à riposter. L’évêque Grzegorz Rys et sa secrétaire regardent, sur l’ordinateur du premier, un clip très à la mode en Pologne mais interdit en France par le conseil d’état, dans lequel sept enfants trisomique­s font culpabilis­er une femme susceptibl­e d’avorter en clamant leur bonheur d’être en vie. Commentant le caractère “plein d’amour” de cette vidéo, le prélat l’assure: “L’important, pour nous, c’est de ré-évangélise­r.”

“Certains veulent des prostituée­s, d’autres la spirituali­té”

Le meilleur exemple de cette mission reste la ville de Swiebodzin, une commune de 22 000 habitants située à 70 kilomètres de la frontière allemande. Longtemps inconnue au bataillon, Swiebodzin est désormais célèbre pour abriter la plus grande statue de Jésuschris­t au monde. D’une hauteur de 36 mètres –soit quand même trois de plus que le Corcovado–, la figure en béton armé s’élève au milieu de la brume et du vide horizontal de la campagne. Coiffée d’une couronne en or, d’où son nom de Christ-roi, elle semble étendre ses bras protecteur­s pour prévenir la Pologne d’un danger imminent, même si pour le moment, l’horizon est uniquement composé d’une piscine, d’un hôtel et d’un supermarch­é Tesco. “Ici, on a l’habitude de dire que c’est le supermarch­é le plus vieux du monde, parce qu’il a été construit en l’an 2 avant Jésuschris­t”, blague Dariusz Bekisz, le maire de la ville, dans l’intimité de son bureau. En poste depuis 22 ans, l’édile est particuliè­rement fier de ces 440 tonnes de pierre. “Les touristes viennent en masse. La dernière fois, on avait sept cars en provenance d’allemagne.” L’impact de la statue sur la vitalité de la ville, où les marchands de souvenirs cartonnent, est indéniable. “Miracle ou pas, depuis que nous avons Jésus-christ, il n’y a plus de chômage”, salue le maire, sans blaguer cette fois. S’il n’est pas intervenu directemen­t dans la constructi­on de cette statue “un peu trop grosse”, offrant seulement des permis de construire, Dariusz Bekisz n’en reste pas moins un fervent partisan: “Certains veulent des prostituée­s, d’autres la spirituali­té. Personnell­ement, je préfère que Swiebodzin soit connue pour aimer le Christ plutôt que pour ses quartiers chauds, comme c’est le cas d’hambourg ou d’amsterdam.” Lancée en 2006 par un prêtre nommé Sylwester Zawadzki et mort depuis, la constructi­on du Christ-roi a duré cinq ans et coûté quatre millions de zlotys, soit environ un million d’euros. “Il est très important de remettre le sacré au centre de nos vies”,

“Les femmes sont les premières victimes de cette ‘délaïcisat­ion’. L’église veut contrôler notre sexualité et nous renvoyer derrière les fourneaux. Après nous viennent les homosexuel­s, les athées, les agnostique­s et autres infidèles”

Nina Sankari, athéiste militante

assure le curé Jan Romaniuk, qui dirige actuelleme­nt la paroisse de la miséricord­e divine de Swiebodzin, en racontant son bonheur de voir les cours de catéchisme devenir obligatoir­es à l’école. “La foi, c’est très important. Si vous n’avez pas de religion, vous n’avez pas de valeurs.” C’était peu ou prou le message adressé par Sylwester Zawadzki au moment de l’inaugurati­on de la statue, en novembre 2010. Très ému, ce dernier avait lancé devant les caméras du monde entier: “C’est l’oeuvre de ma vie. Il sera le plus grand catéchiste. L’europe a besoin de catéchiste­s comme le Christ.” Inspiré par la démarche, le député du PIS Artur Gorski lançait la même année un amendement au Parlement pour couronner le Christ roi de Pologne. Un projet qui a donc finalement abouti en novembre dernier, après des années de négociatio­ns. Nul doute que Sylwester Zawadzki, dont le coeur a été enterré sous la statue, apprécie de là où il est. Avant de s’éclipser avec politesse pour célébrer la messe dans une église pleine à craquer, Jan Romaniuk tient à rendre un dernier hommage au grand bâtisseur: “Grâce à lui, Jésus est devenu roi de Swiebodzin. Et grâce au PIS, il règne désormais

Pologne.”•tous sur toute la

 ??  ?? Jan Skorupinsk­i, membre du KOD.
Jan Skorupinsk­i, membre du KOD.
 ??  ?? Jan Romaniuk, qui dirige la paroisse de Swiebodzin.
Jan Romaniuk, qui dirige la paroisse de Swiebodzin.
 ??  ?? Manifestat­ion du KOD, le comité de défense de la démocratie.
Manifestat­ion du KOD, le comité de défense de la démocratie.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Anna Dryjanska, 33 ans, militante féministe. Son engagement est né quand elle avait 9 ans, au détour d’une visite dans une librairie. “J’ai remarqué une petite brochure avec un diable dessiné sur la couverture. En la feuilletan­t, j’ai lu un passage qui...
Anna Dryjanska, 33 ans, militante féministe. Son engagement est né quand elle avait 9 ans, au détour d’une visite dans une librairie. “J’ai remarqué une petite brochure avec un diable dessiné sur la couverture. En la feuilletan­t, j’ai lu un passage qui...

Newspapers in French

Newspapers from France