LA HOLLANDE
En 2012, lors de la dernière présidentielle, sept villages en France ont voté à 100% pour François Hollande. Parmi eux, quatre se trouvent dans l’aude, à quelques kilomètres de distance les uns des autres. Moins d’un mois avant un nouveau scrutin, quel bi
Jean-baptiste ne connaît pas le dimanche. Chaque matin, chaque jour, cet agriculteur se réveille aux aurores pour s’occuper de ses 50 chèvres et 750 poules pondeuses. Le dimanche 6 mai 2012, date du second tour de la dernière élection présidentielle, son quotidien n’a donc pas changé. Ou presque. Ce jour-là, après sa matinée de travail, Jean-baptiste est attendu à midi pétant à la mairie de Mayronnes, petite commune du Sud-ouest de la France, dont il est le premier adjoint au maire. “Pour tenir la boutique”, comme il dit. Après un tour rapide par l’urne, les choses sérieuses peuvent enfin commencer. Au menu: huîtres et barbecue. Un ami, sommelier à Toulouse, s’occupe de la boisson. “Il devait passer chez moi pour me faire goûter son vin, mais j’avais oublié de lui dire que je serais finalement au bureau de vote. Du coup, il m’a rejoint à la mairie et a apporté de quoi picoler pour tout le monde.” Parmi les présents, Marinette, 81 ans. En fin d’après-midi, à quelques minutes du dépouillement, cette Mayronnaise de naissance sort le grand jeu. “Elle a commencé à draguer mon ami en lui demandant: ‘Je ne te plais pas?’ Ce à quoi il a répondu poliment: ‘Vous êtes trop jeune pour moi, Marinette.’” Réponse de la flattée: “Peut-être, mais c’est avec les vieilles poules qu’on fait les meilleurs bouillons.” Quatre ans plus tard, Jean-baptiste n’a rien oublié de ce moment de gêne: “On ne se souvient jamais des élections, mais toujours du jour des élections.”
Si les jours de scrutin, l’ambiance est si détendue à Mayronnes, c’est qu’il n’y a plus de suspense depuis bien longtemps. En 1981, comme en 1988, le village a voté à 100% pour François Mitterrand au second tour. En 2012, François Hollande, candidat du PS, a fait lui aussi carton plein: 23 voix sur 23. Au total, sept villages en France ont, cette année-là, donné la note maximale au futur président de la République. Le premier, Alzi, se situe en Corse. Le second, Castéras, en Ariège. Le troisième, La Bâtiedes-fonds, dans la Drôme. Les quatre derniers, dont Mayronnes, se nichent, eux, dans le département de l’aude, au coeur du massif des Corbières, dans un périmètre de 20 kilomètres. Une région sauvage faite de garrigue, de rocaille et de collines à perte de vue. “Ce n’est pas le bout du monde, c’est l’origine du monde”, image Jean-baptiste en indiquant la route vers Villetritouls, située au sommet du col de Taurize, à onze kilomètres. Ici, une quarantaine d’âmes se partagent des maisons en pierre aux volets fermés dans des rues étroites comme le lit d’un torrent. Villetritouls, encore un sans-faute pour le socialiste: 36 voix sur 36. Cinq ans plus tard, Michel Arié, le maire, assis à son bureau sous la photo de François Hollande, ne fanfaronne pas: “Vous savez, c’est naturel pour nous d’avoir le coeur à gauche, on ne prend plus notre pouls depuis longtemps.” C’est on ne peut plus vrai: l’aude est un bastion historique du Parti socialiste. Un héritage qui remonte à 1907, quand Jean Jaurès, député du Tarn, était venu défendre les intérêts des vignerons locaux après qu’une manifestation eut fait cinq morts à Narbonne. En 1976, rebelote: Emile Pouytès, vigneron audois, est tué d’une balle dans le front lors d’un rassemblement à Montredon-descorbières, village voisin de Villetritouls, tandis qu’il proteste contre la concurrence nouvelle des vins étrangers apparue avec le marché européen. Michel Arié fut de ces dernières manifestations. Car avant d’être maire, il était viticulteur, comme son père et son grand-père avant lui. Il sourit: “On faisait péter des voies ferrées avec des explosifs agricoles.” Depuis, les choses ont bien changé. La mécanisation des outils –“un tracteur, ça fait trois ouvriers sur la touche”– et la proposition faite par l’union européenne aux viticulteurs audois d’arracher leur vigne contre une prime pour lutter contre la surproduction ont poussé de nombreux habitants à quitter leur village. Comme leurs enfants, partis travailler à la ville –le département de l’aude est le plus gros pourvoyeur de fonctionnaires du pays. D’autres ont fait le chemin inverse. Ce sont les néoruraux: des citadins venus chercher un autre style de vie en milieu rural. “Quand ils débarquent, ils sont toujours effarés de voir qu’il n’y a pas de serrure aux portes. Ou alors quand il y en a, on laisse les clés dessus”, se marre Jean-baptiste. À Mayronnes, on nomme ces immigrés les pelutes. Un terme occitan qui veut dire “poilus”, “soixante-huitard” ou “bobo” en français moderne. “Encore des gauchistes, comme nous”, synthétise “Jean-ba”. À Mayronnes, le grand remplacement est déjà en marche: il y a désormais des Anglais, des Bretons, un ancien employé RH du groupe Dassault. “Mais il est de gauche”, rassure-t-on. Est aussi présent un couple homosexuel que l’on surnomme “les François”. Et Jean-jacques, ancien garagiste de Françoise Sagan, qui a baptisé ses chiens Charb et Tignous, et que tout le monde ici appelle “Tempête du désert” pour sa propension “à avoir plein d’idée farfelues pour améliorer la vie du village mais à ne jamais les mettre en place à cause de la paperasse”. Jean-jacques se souvient qu’en son temps, le père du maire actuel “rameutait du monde pour aller voir Jospin ou Rocard en meeting dans le Minervois”. Il évoque aussi ce jour où ils avaient récolté des vieux vêtements pour les victimes d’un tremblement de terre en Italie. “On avait pris le camion et on était allés les déposer nous-mêmes. Avant de se faire une bonne bouffe en parlant politique.” Mais bien sûr, tout cela, c’est fini. “Aujourd’hui, ça n’a plus rien à voir: les gens ne pensent qu’à leur gueule, et les paysans ne vivent que pour leurs subventions. Franchement, ce n’est plus ma gauche… Il n’y a bien que les jours de vote où l’on se retrouve pour partager un moment.”
“Ici, on se démerde tout seuls”
Aujourd’hui, à l’idée de dresser le bilan de François Hollande, le maire de Villetritouls, qui vit avec 700 euros de retraite, baisse la tête. Souffle légèrement. Puis jette un coup d’oeil à la photo de Raymond Depardon représentant l’homme d’état dans les jardins de l’élysée, les mains tombantes. “Franchement, ça ne va pas me faire grand-chose de la retirer dans quelques semaines…” Michel Arié n’a que deux mots à la bouche: “Le Bourget.” Cette commune de Seine-saint-denis où François Hollande, encore candidat, avait donné le 22 janvier 2012 son grand meeting de campagne devant 25 000 personnes. De ce discours est restée une phrase: “Mon véritable adversaire, c’est le monde de la finance.” À Villetritouls, en 2017, elle est encore dans toutes les têtes. Georges, l’adjoint au maire, un pelute venu passer ses vieux jours au vert, dit qu’elle lui reste “en travers de la gorge”. “Quand Hollande a dit: ‘Mon véritable adversaire, c’est le monde de la finance’, cela voulait dire qu’il plaçait les valeurs humanistes au-dessus de celles de l’argent. Mais il n’a pas fait de la finance son ennemie. Ce qui a été terrible pour une grande partie de la population.” Et notamment pour les ruraux. “Nous, à partir du moment où la rentabilité prédomine sur l’humain, on est morts, car on n’est pas rentables.” Les habitants de Villetritouls sont au premier rang pour observer la disparition des services publics et des petits commerces. Avant, disent-il, leur village comptait une
école, une épicerie et un bistrot où s’installait deux fois par mois le ciné-club. Aujourd’hui, seuls un boulanger et un charcutier ambulants passent une fois par semaine. Il y a aussi cette cabine téléphonique à l’entrée de la commune, où l’annuaire de 2008 prend la poussière. Georges tique un peu: “Je pense qu’il y a des gens en ville qui aimeraient pouvoir vivre dans un cadre pareil, à condition qu’il y ait un bus scolaire, un toubib et le haut débit.” Depuis plusieurs années, Georges milite pour que Villetritouls soit équipé de la fibre optique. L’idée: permettre à des jeunes actifs de venir repeupler le village. “Des graphistes, par exemple, qui en auraient marre de payer un loyer trop cher à Toulouse.” Mais le chemin semble long et sinueux. On évoque 2030 pour l’arrivée de la 4G. Sans grand enthousiasme. “Surfer sur le web est encore perçu comme un gadget dans un coin comme ici, où le téléphone ne passe même pas. Et ça coûterait un bras pour que 50 pelés se connectent à Google alors qu’on peut attribuer cet argent à une route départementale qui profiterait à des milliers de conducteurs”, souffle-t-il.
Ces problématiques sont le cadet des soucis de Stéphane Poissy. Il n’a pas de smartphone, fait tomber son portable première génération pour montrer qu’il est résistant, et Claudine, sa compagne, ne supporte pas quand “des ondes flottent dans l’air”. Ensemble, ils élèvent leur quarantaine de chèvres à Mayronnes depuis dix ans. Ils sont arrivés ici par le biais de connaissances. De toute façon, “on ne vient pas à Mayronnes par hasard, c’est un cul de sac”. La route s’arrête au niveau
Le maire de Villetritouls jette un coup d’oeil à la photo de Raymond Depardon représentant François Hollande dans les jardins de l’élysée. “Franchement, ça ne va pas me faire grand-chose de la retirer dans quelques semaines…”
de leur cabanon. Avant que Stéphane et Claudine n’arrivent, vivait ici un clochard qui a fini par tout faire brûler un soir d’hiver au cours duquel il s’était chauffé un peu trop fort au pneu. Stéphane et Claudine ont racheté la ruine pour une bouchée de pain. Ils ont mis un sol en béton et une petite télé au-dessus du frigo. La radio est branchée en permanence sur FIP. “Si je vivais à Paris, je cramerais tout mon argent dans les clubs de jazz, dit Stéphane. Bon, le truc, c’est que je n’ai pas d’argent.” Depuis quelques années, le couple survit avec “un petit smic à deux” en jonglant entre les aides de la PAC et la vente de viande de chevreau. Quand les fins de mois sont difficiles, ils troquent entre amis du lait contre du pain, du pain contre des oeufs, des oeufs contre du vin. La solidarité comme elle a toujours existé. “Ici, on se démerde tout seuls, on n’a besoin de personne, et sûrement pas des politiques”, insiste Stéphane. Dans la région, il est surnommé “le Poète”. Aujourd’hui, il porte un t-shirt orné d’une citation de Jimi Hendrix, en français dans le texte: “Je suis libre parce que je cours toujours.” Pour Jean-baptiste, l’autre chevrier du village, l’avenir passe par l’autonomie et la vente directe sur les marchés locaux. “Il faut mettre fin aux intermédiaires, argumente-t-il. S’affranchir de la grande distribution. En politique, pareil: on n’a plus besoin des partis politiques, qui sont en train de mourir. Il faut replacer le citoyen et le consommateur au centre de notre société.” Quant à François Hollande, “avec lui, la gauche a non seulement oublié les ouvriers pauvres, mais elle a aussi abandonné les pauvres des campagnes”, s’emporte-t-il en parlant de “faute politique”. Comme un symbole, François Hollande est venu en déplacement présidentiel dans l’aude le 19 mai 2015. Il n’a pas pris le temps d’aller à la rencontre des viticulteurs du coin, qui sollicitaient pourtant sa visite. Stéphane Le Foll, ministre de l’agriculture, non plus. Il s’est contenté d’envoyer l’un de ses conseillers. Un an plus tard, ce sont une centaine d’agriculteurs roulant au pas en tracteur qui ont accueilli la seconde visite du président dans le département. François Hollande forfait pour l’élection 2017, Stéphane et Claudine assurent qu’ils continueront à voter à gauche. Mais pour qui? Macron traîne son passage à la banque Rothschild comme un boulet, Hamon “dévalorise la valeur travail”, Mélenchon “parle trop et trop fort”. Un second tour entre François Fillon et Marine Le Pen les laisserait indifférents. Ils ne se feront “pas avoir, pas comme en 2002”.
“La gauche, pour moi, c’est terminé”
À Caunette-sur-lauquet, autre commune agricole labellisée “100% Hollande” en 2012, même désillusion. La maire, Mariepierre, refuse catégoriquement de prendre la carte du PS qu’on lui propose au conseil départemental depuis son investiture en 2008. Quitte à faire attendre l’arrivée d’un nouvel éclairage public dans son hameau. “La première année, on m’a expliqué que mon dossier avait été perdu. La deuxième, qu’il n’était pas complet. La troisième, j’ai essuyé un refus.” En colère, elle le dit tout net: “La gauche, pour moi, c’est terminé.” Marie-pierre a décidé de voter Front national pour la première fois de sa vie. Accompagnée dans ce choix par les autres membres de sa famille, qui constituent la moitié des sept habitants du village. “L’un des deux plus petits de France”, précise-t-elle. Jean-luc, son époux, éleveur bovin, prend la parole: “Les conditions de vie des exploitants agricoles n’arrêtent pas de se détériorer, il faut changer. Ces cinq dernières années ont été catastrophiques pour nous.” Pour lui, le constat est clair: le petit agriculteur français croulerait sous les normes, notamment écologiques et européennes, “dictées par des technocrates qui n’y connaissent rien”. Exemple: “L’autre jour, on m’a fait sauter une subvention pour un arbre au milieu d’un champ qui n’a pas été déclaré.” Il dénonce aussi la concurrence des autres pays, comme l’espagne, beaucoup moins regardante sur la
qualité des produits qu’elle exporte. Jean-luc monte en pression: “Si en mai un clampin comme Hollande repasse, l’élevage, c’est foutu. Absolument personne ne défend nos intérêts.” Puis il se tourne vers son fils de 28 ans, qui s’est lui aussi avanturé dans le métier. “Aujourd’hui, un jeune doit être suicidaire pour se lancer.” “Ou passionné”, coupe le fils. À table, on prend l’exemple de Donald Trump pour justifier le vote d’extrême droite. “Tout le monde disait que Trump était fou. Il n’empêche, quand Ford a annoncé vouloir construire une grosse usine au Mexique, il a dit: ‘Tout ce qui va rentrer du Mexique, je vais le taxer.’ Comme par magie, Ford est resté. Voilà ce qu’on veut! Pourquoi la gauche ne fait pas ça?” Approbation générale. Marie-pierre reprend la main: “Le Front national, on lui laisse le bénéfice du doute.”
Dans les Corbières, le parti de Marine Le Pen s’étend par petites touches. Au premier tour des élections régionales de 2015, Louis Aliot est arrivé largement en tête à Arquettes-en-val, avec 41,18% des voix. Très loin devant Carole Delga (PS), qui l’emportera finalement au second tour. Du côté de Limoux, 10 000 habitants, le candidat frontiste a atteint 38,35% des voix au premier tour. Avec ce changement de vote sont arrivées les frictions. À Saintmartin-des-puits, dernier des quatre “villages Hollande”, un habitant a pris un virage à droite aux dernières régionales. Faute grave. “Ici, quand tu ne votes pas à gauche, on te crève tes pneus et on te raye ta voiture”, croit savoir une habitante du village, qui elle, du coup, ira voter blanc en 2017 “pour être tranquille”. C’est dans ce contexte que Chantal Donnet, une ancienne chevrière de Villetritouls, s’était fendue en 2015 d’un billet d’humeur sur le site du Nouvel Obs. “Je voulais simplement dire que je ne comprenais pas comment les habitants du village d’à côté avaient pu voter autant Front national alors qu’ils ne connaissent ni chômage, ni racisme, ni insécurité”, resitue-t-elle aujourd’hui. Dans la foulée de la publication, Chantal voit sa boîte mail inondée de messages de menaces issus de “la fachosphère, comme on dit”. On lui suggère de recueillir des réfugiés, “si [elle est] si contente de [s]a situation”. Chantal, victime d’un cancer au même moment, ferme les chambres d’hôtes qu’elle tient depuis sa retraite. Si elle juge aujourd’hui son texte un peu “cucul”, elle ne regrette rien. “J’ai toujours voté à gauche, sauf en 2002 où j’ai donné ma voix à Jacques Chirac, sans état d’âme. Mais j’ai aussi déjà voté blanc quand la menace du FN n’était pas encore présente, dit-elle. Nous pouvions nous payer ce luxe. Ce n’est malheureusement plus le cas aujourd’hui.” À Mayronnes, on a identifié depuis longtemps le couple qui a voté FN au premier tour en 2012. Et qui a eu la bonne idée de s’abstenir au second. Mais on a aussi trouvé le meilleur rempart contre le parti des Le Pen: Marinette et ses 81 ans. Jean-baptiste raconte que lors d’un récent conseil municipal, un élu a souhaité qu’on laisse les lampadaires publics allumés la nuit pour des “questions d’insécurité”. Marinette n’a pas compris. “C’est quoi l’insécurité?” L’élu: “Bah, c’est nos maisons cambriolées, par exemple.” Marinette: “Par qui?” L’élu: “Je ne sais pas, par des jeunes garçons.” Marinette: “Des jeunes garçons? Je m’en occupe. Je les mets dans mon lit, un de chaque côté, et ils ont intérêt à tenir toute la nuit.” Jean-baptiste raconte la suite: “On n’a plus jamais reparlé d’insécurité au village.”
“Je ne comprends pas comment les habitants du village d’à côté ont pu voter autant Front national alors qu’ils ne connaissent ni chômage, ni racisme, ni insécurité”
Chantal, ancienne chevrière