Society (France)

ÉGALITÉ HOMMES – FEMMES Y A ENCORE DU BOULOT...

PAR LA SECRÉTAIRE D’ÉTAT MARLÈNE SCHIAPPA ET L’ÉCONOMISTE CAMILLE LANDAIS

- PAR EMMANUELLE ANDREANI-FACCHIN ET VINCENT RIOU / ILLUSTRATI­ONS: ALINE ZALKO POUR SOCIETY

Dans vos études, vous démontrez qu’il y a toujours énormément d’inégalités de revenus entre les hommes et les femmes. Que les femmes dans les pays développés ont, aujourd’hui encore, un revenu en moyenne 30 à 35% inférieur à celui des hommes. Et que contrairem­ent à ce que l’on pense, ces inégalités n’ont pas du tout diminué ces dernières années… Cela fait maintenant une dizaine d’années qu’en France, les inégalités ne se réduisent quasiment plus. Et en Angleterre ou aux États-unis, cela fait quinze ans. Il faut être extrêmemen­t clair sur ce que l’on définit comme ‘inégalités de genre’. Moi, je prends la définition la plus large: la différence totale entre le revenu des hommes et celui des femmes. C’est assez différent des exercices qui consistent à se demander si une femme à travail égal est payée pareil qu’un homme. Parce que le revenu, c’est tout: votre salaire, mais aussi le nombre d’heures de travail, si vous êtes à temps partiel ou pas, si vous travaillez tout court, dans quel type de job, etc. C’est important parce qu’il y a tout de même eu beaucoup d’efforts faits dans les entreprise­s pour parvenir à l’égalité salariale à travail égal, des lois ont favorisé cette convergenc­e. Ce n’est pas parfait – il existe encore une différence de l’ordre de 5 ou 6%– mais ce n’est qu’une toute petite partie de l’iceberg. Parce que, finalement, si les hommes et les femmes continuent de choisir des occupation­s différente­s, c’est important de comprendre pourquoi. Alors, comment expliquer ces écarts persistant­s? On s’est posé plein de questions: est-ce qu’elles travaillen­t moins? Ont-elles un niveau d’éducation très différent? Est-ce qu’on leur accorde moins de promotions, d’augmentati­ons? Et le facteur qui demeure le plus discrimina­nt sur le marché du travail, eh bien c’est l’arrivée des enfants. Ce que l’on a appelé le ‘child penalty’. Qu’est-ce que ça veut dire? Les femmes ressemblen­t énormément aux hommes au moment d’entrer sur le marché du travail, elles ont même souvent un niveau d’études supérieur et bénéficien­t généraleme­nt d’une offre de travail plus importante. Mais bam! avec le premier enfant, elles font des choix très différents des hommes. En fait, contrairem­ent à eux qui ne changent à peu près rien à leur trajectoir­e profession­nelle, on voit très clairement que les femmes, au moment de l’arrivée du premier enfant, changent leur mode de travail: elles optent pour du temps partiel, se réorienten­t vers des industries ou des secteurs qui permettent de mieux concilier vie profession­nelle et vie familiale, changent de poste au sein de la même boîte. Chez les hommes, rien du tout, encéphalog­ramme plat!

C’est vrai dans tous les pays? Non, il y a des différence­s très claires. En Scandinavi­e, ce que l’on voit, c’est que l’écart de revenu total lié à la présence des enfants est de 15% environ alors que dans les pays germanique­s, il peut atteindre 60 ou 70%, parce que c’est encore extrêmemen­t mal vu pour une mère de travailler. Ce sont les fameux ‘trois K’: Kinder (enfants), Kirche (Église), Kuche (cuisine). Et cela a un impact: les Allemandes qui veulent avoir une carrière profession­nelle anticipent les conséquenc­es d’une naissance et font moins d’enfants.

Ces mères qui ne travaillen­t pas et ne sont pas sur le marché du travail, elles doivent peser dans le taux de chômage bas que l’on envie à l’allemagne, non? C’est une bonne question. Mais en fait, le marché de l’emploi ne fonctionne pas exactement comme cela: ce n’est pas comme s’il y avait un nombre fini de jobs à se repartir, et si les femmes ne travaillen­t pas, alors le chômage des hommes diminue. Les femmes, en entrant massivemen­t sur le marché du travail au cours des 50 dernières années, ont créé des activités nouvelles et généré leurs propres sources d’emplois. Pour revenir à votre question, si l’on regarde le taux d’emploi des femmes de 25 à 54 ans en Allemagne (79%), il est presque semblable à celui des Françaises (76%), alors que ces dernières font beaucoup plus d’enfants. L’indice de fécondité est de l’ordre de 1,9 en France, contre moins de 1,5 en Allemagne.

Peut-on imaginer que ce ‘child penalty’ incite dans le futur les femmes à faire des enfants sans être enceintes pour des raisons profession­nelles, et donc à recourir à la gestation pour autrui? C’est quelque chose

que l’on voit en Californie, où certaines ont recours à une mère porteuse pour des raisons de carrière. Le danger, qui m’a semblé tellement évident là-bas, c’est que cela produit inévitable­ment d’autres inégalités, sociales notamment, car la GPA est évidemment réservé aux femmes qui peuvent en supporter le coût et les mères porteuses sont le plus souvent issues de milieux très défavorisé­s.

Cette conséquenc­e du premier enfant chez la femme que vous constatez, formulezvo­us des préconisat­ions pour y remédier? Avant d’en venir aux préconisat­ions, d’être immédiatem­ent dans le normatif, il faut quand même d’abord essayer de comprendre quelles sont les préférence­s des gens, les raisons de faire ce qu’ils font, car il faut bien les respecter. Si vous dites à une femme: ‘T’es trop bête, tu n’as rien compris. Pourquoi tu t’arrêtes de travailler alors que tu as des enfants?’, eh bien elle vous répond que c’est son choix. Fin de la discussion. Comprendre pourquoi les gens continuent à faire ces choixlà, à tel moment, c’est ce qui, pour moi, est le plus fascinant.

Et alors, comment fait-on ces choix? Il y a un truc que l’on a remarqué, et qui est vraiment très important, c’est qu’il y a une extrême persistanc­e du type des choix que les femmes font de mère en fille. Par exemple, si on regarde aujourd’hui ce qu’une mère fait au moment de l’arrivée des enfants, une grande part est expliquée par ce que faisait sa mère. En revanche, pour le conjoint, cela a très peu d’impact. Donc, en gros, vous pouvez avoir des mères qui sont extrêmemen­t progressiv­es, si elles ont des garçons, au moment de se mettre en couple ces derniers seront beaucoup moins actifs sur l’égalité dans le couple qu’elles ne l’ont été. Ce qui est fascinant quand on a des enfants, c’est que l’on prend beaucoup de décisions qui ne sont pas très réfléchies, on est un peu en pilote automatiqu­e.

Et si on rendait le congé paternité obligatoir­e, par exemple? C’est le modèle suédois. C’est parti du constat suivant: si vous allongez les congés parentaux, ça reste toujours la femme qui le prend. Cela revient alors pour les femmes à se tirer une balle dans le pied, parce que, en fin de compte, elles se pénalisent sur le plan profession­nel. Donc en Suède, ils ont dit: on va augmenter la durée et la générosité du congé parental, mais on va forcer l’homme à en prendre une partie. Et, conséquenc­e, ils la prennent. Cela commence à avoir un réel impact sur les normes sociales, sur qui ‘doit’ s’occuper des enfants. Moi qui bosse beaucoup avec des collègues suédois, ce n’est pas rare que je les entende dire: ‘Désolé, je dois aller chercher mes enfants à l’école’ ou ‘Je reste à la maison avec ma fille qui est malade’. C’est beaucoup plus rare d’entendre ce genre de choses dans la bouche de mes collègues anglais ou américains, par exemple.

Récemment, a émergé le concept de ‘charge mentale’, l’idée que les tâches ont beau être mieux réparties, ce sont toujours les femmes qui gèrent l’organisati­on du foyer. Est-ce que cela vous parle? Oui. Le truc qui a énormément changé c’est qu’avant, les femmes partaient du principe qu’elles avaient des enfants, donc qu’elles ne s’investirai­ent pas dans leur carrière. Il y a un moment où les femmes et les hommes se sont mis à avoir les mêmes ambitions, à investir énormément dans leurs études. Le truc qui n’a pas changé c’est: qu’est-ce qu’on fait quand on a des enfants? Il y a d’une certaine manière encore plus de pression aujourd’hui sur les femmes parce qu’elles doivent être des bonnes mères, des grosses bosseuses, des amantes. Et nous, les gars, bon, pas grand-chose. On continue d’être les mecs sympas qui font des blagues.

Avant de vous spécialise­r dans les questions de genre, vous étiez plutôt axé sur les inégalités sociales et la fiscalité. Mais les inégalités hommes-femmes, c’est plus culturel que les inégalités sociales: est-ce qu’il y a vraiment des politiques publiques qui permettent d’agir? Ou alors faut-il juste faire un travail de psychanaly­se collective? C’est pour cela que c’est très important de faire le constat, de montrer, de réaliser une forme d’introspect­ion pour la prise de conscience collective. Mais oui, il y a des choses qui peuvent avoir un effet. Si vous poussez les femmes à ne pas diminuer leurs heures de travail quand elles ont un enfant, si vous poussez les hommes à prendre davantage une part active dans l’éducation de leur enfant, alors cela pourra influer sur les génération­s suivantes. Par nature, ce sont des choses qui demandent d’abord de changer la manière dont la société se représente elle-même ce qu’elle a à faire, et cela peut prendre un peu de temps de modifier la façon dont se forment un certain nombre de préférence­s, de normes sociales.

Des mesures fiscales seraient-elles efficaces pour encourager la réduction des inégalités hommes-femmes? Évidemment. De fait, aujourd’hui, dans le système français, avec la familialis­ation de l’impôt sur le revenu, le second apporteur de revenus –en général, la femme– paye des taux marginaux bien plus élevés. C’est donc une fiscalité asymétriqu­e entre les hommes et les femmes, mais dans un système qui est un peu caché, il n’y a pas un taux pour les hommes, un taux pour les femmes. Après, doit-on passer à une vraie fiscalité ‘genrée’? Dans le cadre du manifeste Pour une révolution fiscale: un impôt sur le revenu pour le xxie siècle que l’on a publié avec Thomas Piketty et Emmanuel Saez en 2011, on s’est prononcés pour l’individual­isation de la fiscalité sur les revenus –la personne avec qui vous êtes n’a pas d’impact sur les taux auxquels vous faites face– et ça a un peu tiqué. Personnell­ement, ça me semble pertinent de faire en sorte que le système soit le même pour les hommes et pour les femmes, qu’il ne s’immisce pas dans la définition de ce que doit être le couple et dans ce que doit être la répartitio­n juste des ressources au sein du couple. Libre aux individus de faire ces choix-là!

“Les femmes doivent être des bonnes mères, des grosses bosseuses, des amantes. Nous les gars, bon, pas grand-chose”

Vous espérez que des acteurs du monde politique ou du mouvement social s’emparent de vos travaux? Mon but dans la vie, ce n’est pas d’être un homme politique. Cela peut paraître très égoïste mais j’ai choisi ce métier parce que j’y ai la liberté de me poser des questions qui m’intéressen­t et qui vont peut-être faire évoluer ma façon de voir les choses. À titre personnel, ça a vraiment changé la dynamique au sein de mon couple, et je le fais surtout pour ça, par curiosité intellectu­elle. Je cherche à comprendre pourquoi la société s’organise comme elle s’organise. Si, ensuite, cela pousse la société à le faire différemme­nt, tant mieux, mais ce n’est pas mon but de vouloir tout changer. Les économiste­s peuvent avoir une mauvaise image dans la société parce qu’il y a la tentation, parfois, d’avoir le meilleur des deux mondes: la liberté académique et en même temps l’influence, le pouvoir, la proximité avec le politique. Mais moi, je me méfie de l’idée selon laquelle les économiste­s seraient les meilleurs pour aider à la prise de décision publique grâce à leur méthode, leurs modèles. Il ne faut pas écouter les économiste­s comme on écouterait la météo.

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