Society (France)

Message reçu.

Michelle est-elle responsabl­e du suicide de son petit ami Conrad? Pendant des mois, par SMS, elle l’a encouragé à passer à l’acte.

- PAR HÉLÈNE COUTARD / ILLUSTRATI­ONS: CHARLOTTE DELARUE POUR

Michelle est-elle responsabl­e du suicide de son petit ami Conrad? Pendant des mois, par SMS, elle l’a encouragé à passer à l’acte.

C’était un été en Floride, en 2012. À l’époque, Conrad ressemble à un jeune Américain typique, cheveux courts cachés sous une casquette de base-ball. Michelle, elle, a l’air d’une pom-pom girl blonde aux yeux bleus. Les deux familles sont amies, le coup de coeur est immédiat. Les adolescent­s entament une relation à distance: elle vit à Plainville, dans le Massachuse­tts, lui à Fairhaven, à moins d’une heure de voiture. Pendant trois ans, ils ne se voient qu’une demi-douzaine de fois mais s’envoient des messages, se téléphonen­t, se disent qu’ils s’aiment. Parfois, ils se séparent, puis se remettent ensemble. À distance. En juillet 2014, Conrad a 18 ans, Michelle 17, ils ne se sont pas vus depuis un an. Le 12, Conrad lui écrit une lettre: “Reste forte. Tu m’as appris à l’être. J’apprécie tout ce que tu as fait pour moi. Je t’aime.” Puis, il conduit sur un parking, inhale une quantité suffisante de monoxyde de carbone pour que le taux dans son sang atteigne 71%, et se laisse mourir. Pourquoi? Parce que Michelle lui a dit de le faire. Par SMS. Le 6 juin dernier s’est ouvert à Taunton, Massachuse­tts, un procès dont personne ne savait que penser. Peut-on tuer par message? “C’est très rare de voir la parole, des mots, même affreux, être retenus contre quelqu’un en tant qu’homicide involontai­re”, précise Aaron Wolfson, membre de l’associatio­n juridique ACLU of Massachuse­tts. “Certains États ont des lois interdisan­t le fait de pousser quelqu’un au suicide, mais pas ici.” Pourtant, difficile d’ignorer l’influence des messages de la jeune fille dans le geste de Conrad. Début juillet, elle lui écrit: “Quand vas-tu le faire? Arrête d’ignorer la question!” Après une tentative par surdose de médicament­s ratée, elle lui envoie: “Alors, ça n’a pas marché? Je savais que tu n’essaierais pas assez. Tu m’as menti sur tout. Je pensais que tu voulais vraiment mourir, mais apparemmen­t ce n’est pas le cas, je me sens utilisée.” Parfois, Conrad semble perdu, hésitant, alors Michelle s’énerve: “Pends-toi, jette-toi d’un immeuble, poignarde-toi, j’en sais rien, il y a plein de moyens.” Quelques heures avant sa mort, elle lui écrit encore: “Je ne comprends pas pourquoi tu ne le fais pas”, “En fait, tu ne vas pas le faire, tout ça pour rien”, “Tu hésites parce que tu réfléchis trop, tu n’as qu’à mettre en route le générateur et tu seras libre et heureux”.

Dépressif depuis des années

Car Conrad n’est pas très heureux. Adolescent, il a traversé une dépression, passé quelque temps dans un institut psychiatri­que en 2012 et tenté de se suicider à sa sortie. Mais à l’été 2014, Conrad vient de finir le lycée et a été accepté à la Fitchburg State University, où va aussi son meilleur ami, Tom Gammell. Il envisage d’étudier le business afin de pouvoir reprendre la tête de la petite entreprise de remorqueur­s marins de son père. “Il était souvent un peu déprimé mais je trouvais qu’il allait mieux”, dira sa mère, Lynn Roy, à la barre. Ce jour-là, elle est allée se promener à la plage de Westport avec Conrad, ils ont acheté des glaces pour ses deux petites soeurs. Ce que Lynn ne sait pas, c’est que pendant cette balade, Michelle et Conrad échangent par messages sur le meilleur moment de la journée, le plus discret, pour se suicider. Tom Gammell est un grand garçon imposant, qui témoigne d’une voix posée. Il raconte que Conrad et lui faisaient du sport, du base-ball, du basket. “On parlait parfois de son anxiété”, admet-il. Quand l’avocate lui demande s’il a “déjà entendu le nom de Michelle Carter avant la mort de Conrad”, Tom n’hésite pas: “Jamais.” Le dernier coup de téléphone de Conrad prend fin aux alentours de 20h. Après l’heure présumée de sa mort, Michelle envoie pourtant un texto à Camdyn Roy, la petite soeur du jeune homme, lui demandant si elle sait où se trouve son frère. En réalité, depuis plusieurs jours, elle envoie même des messages à une amie en expliquant qu’elle n’a pas de nouvelles de Conrad et qu’elle s’inquiète. L’enquête démontrera plus tard qu’à ce même moment, elle est en pleine conversati­on avec lui: ils discutent de la façon dont il peut réparer le vieux générateur de son père pour se tuer… La police retrouvera le corps du jeune homme le 13 juillet. Les jours suivants, Michelle se manifeste même auprès de la famille, elle exprime son soutien inconditio­nnel à la mère et aux soeurs de Conrad, échange des messages avec Lynn, présente ses condoléanc­es, propose son aide à tout bout de champ. Elle en profite pour demander à Camdyn si elle peut “avoir un peu des cendres de Conrad”. Quand vient le temps des commémorat­ions, Carter est bien trop présente. Sur Facebook, elle poste: “Même si je n’ai pas pu sauver la vie de mon petit ami, je veux désormais aider et sauver le plus de vies possible.” Pour récolter de l’argent en la mémoire de Conrad, elle prévoit également d’organiser un tournoi de softball à Plainville, chez elle, alors que la famille et les amis du jeune homme vivent à plus de 60 kilomètres. Lorsque Tom, qui a appris à connaître Michelle après le décès de son ami et qui co-organisera l’évènement avec elle, la confronte sur ce point, elle lui répond: “Tu n’essaies pas de me voler mon idée, n’est-ce pas?”

Posture de la veuve éplorée

“Je savais que tu n’essaierais pas assez. Je pensais que tu voulais vraiment mourir, mais apparemmen­t ce n’est pas le cas, je me sens utilisée” Michelle, dans un SMS envoyé à Carter

L’une des amies de Michelle, convoquée à la barre, se souvient d’un autre message envoyé par la lycéenne à cette période: “J’ai mis l’événement du tournoi en ligne sur Facebook, je suis

une star maintenant ahah!” Et s’il ne fallait pas chercher plus loin la raison pour laquelle une jeune fille de 17 ans pousse son petit ami au suicide? C’est la thèse du procureur: Michelle Carter désespérai­t que l’on s’intéresse à elle et a vu dans la posture de la veuve éplorée le rôle de sa vie. Les témoignage­s de ses copines de lycée ne vont pas arranger son cas. À Olivia, Michelle écrit: “Livy, je n’ai pas d’amis, personne ne traîne avec moi, je suis toute seule tout le temps.” Samantha ajoute: “Elle avait des problèmes d’alimentati­on, elle parlait parfois de se mutiler.” Le poids de Michelle évolue en effet drastiquem­ent dans un sens ou dans l’autre. Certains de ses amis s’inquiètent même de ses tendances suicidaire­s. “Elle trouvait du confort dans sa relation avec Conrad”, raconte l’une d’entre eux. Joseph Cataldo, l’avocat de Carter, en profite pour appeler le docteur Peter Breggin à la barre: “Carter était incapable d’avoir une vraie intention de faire du mal, elle était trop prise dans son idée grandiose de l’aider, déclare le psychiatre. Elle ne pensait pas faire quelque chose de criminel, elle pensait juste avoir trouvé un moyen de le soulager: il voulait mourir, aller au paradis, elle l’a aidé à faire ce dont il avait envie.” La jeune fille a été sous Prozac pendant des années avant de passer au Celexa, un antidépres­seur, en avril 2014, soit trois mois avant la mort de Conrad. “Le Celexa traite le lobe frontal du cerveau qui contrôle l’empathie, la prise de décision, les sentiments d’amour et de sagesse”, continue Breggin, argumentan­t que ce médicament serait responsabl­e du changement de ton dans les messages de la jeune fille. Cataldo en fait lire au juge de plus anciens: “Tu n’iras pas mieux tout seul, tu as besoin d’une aide profession­nelle comme la mienne”, conseille-t-elle sagement. Le psychiatre conclut en comparant Carter à une “petite fille” qui “suit l’initiative de son petit ami”. L’avocat de la défense reprend la main: “Conrad Roy était sur le chemin du suicide depuis des années, affirme-t-il. C’était son idée, ce n’était pas celle de Michelle Carter. Quand il a suggéré un scénario à la Roméo et Juliette, elle a répondu qu’elle ne voulait pas qu’ils meurent tous les deux. La mort de Conrad était un suicide, un triste et tragique suicide, mais pas un homicide.” Cataldo a raison sur un point: Conrad Roy, ce 12 juillet, était seul dans son pick-up. Du moins, physiqueme­nt. À 18h25, il envoie à Michelle qu’il est “presque arrivé”. À 18h28, il lui téléphone et ils se parlent pendant 43 minutes. À 19h12, elle le rappelle. Cette conversati­on durera 47 minutes. Si personne n’en connaît la nature exacte, Michelle Carter commet une dernière erreur en septembre. Parce qu’elle panique ou qu’elle veut encore une fois attirer l’attention, elle écrit à Samantha: “Sam, si la police trouve mes messages, je suis finie.” Puis, le 14, le message qui scellera peutêtre sa condamnati­on: “Sam, je suis responsabl­e de sa mort, j’aurais pu l’arrêter, j’étais au téléphone avec lui et il est descendu de la voiture quand ça a commencé à marcher, il avait peur, et je lui ai dit de remonter.” Soudaineme­nt lucide, elle ajoute: “Sa famille va me détester et je peux aller en prison.” Michelle ne croit pas si bien dire. Le verdict est tombé le 16 juin via le juge Lawrence Moniz: coupable d’homicide involontai­re. La sentence sera prononcée en août. Michelle risque jusqu’à 20 ans de prison.

“Quand il a suggéré un scénario à la Roméo et Juliette, elle a répondu qu’elle ne voulait pas qu’ils meurent tous les deux. La mort de Conrad était un suicide, mais pas un homicide” Joseph Cataldo, avocat de Michelle Carter

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