Society (France)

La mort de lame PRODIGY

Queensbrid­ge, New York. Le plus grand complexe HLM d’amérique du Nord. Là-bas, tous pleurent Prodigy, l’un des meilleurs rappeurs de son temps, moitié de Mobb Deep, foudroyé à 42 ans par une énième crise de drépanocyt­ose. Alors que la zone est confrontée

- PAR GRÉGOIRE BELHOSTE, SIMON CLAIR ET RAPHAËL MALKIN, À QUEENSBRID­GE, NEW YORK

En cette fin de matinée du 29 juin 2017, ils étaient tous là, en rangs serrés, dans des costumes noirs comme la suie. Devant la Frank E. Campbell Funeral Chapel, au 1076 Madison Avenue, la foule s’était entassée pour les voir passer, ces légendes au visage sombre et aux yeux cernés. 50 Cent, Raekwon, Fat Joe, LL Cool J, Foxy Brown, Lil Kim et beaucoup d’autres héros du hip-hop américain. Tous s’étaient un jour portés les uns les autres vers le succès, avant de parfois se tirer dans les pattes une fois la gloire venue. “Ils étaient tous revenus spécialeme­nt depuis Los Angeles, Atlanta, Chicago, parfois même depuis l’étranger. Tous ces rappeurs de retour au bercail, à New York, et réunis sous le toit de la chapelle. Il y avait quelque chose de très beau. Comme si le temps n’était pas passé”, raconte le DJ Stretch Armstrong, dont l’émission Stretch and Bobbito a vu naître presque tous les grands noms du hip-hop new-yorkais des années 90. Pour l’occasion, un sermon avait même été prononcé par un invité spécial: Louis Farrakhan, dirigeant de la Nation of Islam. À 84 ans, la voix vibrante, cette figure fondamenta­le de la lutte des Afro-américains avait tissé des paraboles, parlant de “fils prodigue retournant au ciel après s’être égaré parmi les hommes”. Le fils prodigue s’appelait Albert Johnson. Le 20 juin dernier, il s’est éteint dans un hôpital de Las Vegas, loin de son royaume de briques new-yorkais. Après avoir combattu pendant deux jours, dans l’anonymat d’une chambre blanc javel, une énième crise de drépanocyt­ose, maladie génétique qu’il traînait depuis sa naissance. Ici, tout le monde le surnommait “Prodigy”. Ou plus simplement “P”.

“Il avait un flow absolument parfait, depuis qu’il avait commencé à rapper. Chacune de ses syllabes était exactement là où elle devait être. Ses rimes se sont juste diversifié­es avec le temps. Elles sont devenues plus complexes, plus sinistres et plus poétiques. Malgré son jeune âge, on avait l’impression qu’il avait déjà tout vécu. C’était comme si son âme avait un millier d’années”, se rappelle Stretch Armstrong, qui a assisté aux premiers freestyles de Prodigy au sein de Mobb Deep, le groupe qui l’a rendu célèbre, dans les locaux de la radio WKCR. Ceux qui n’ont pu entrer dans la chapelle se sont entassés sur le trottoir d’en face. D’abord silencieux, quelques-uns se sont peu à peu mis à pousser des hurlements en l’honneur de Queensbrid­ge, le quartier historique de Prodigy. Puis, progressiv­ement, l’ambiance est montée d’un cran, la tristesse s’est transformé­e en célébratio­n de joie. Au pied d’un feu rouge, on a pu reconnaîtr­e Big Twins, ancien compagnon de route, rappant à pleins poumons le texte de Give Up The Goods (Just Step), repris en choeur par une foule de plus en plus large. Certains ont ensuite sorti des enceintes, et la musique de Mobb Deep a résonné toute la journée au milieu des appartemen­ts huppés de Madison Avenue. Plutôt que d’intervenir pour calmer le boucan, les policiers ont préféré réciter les textes de Prodigy avec la foule. Dan The Man, ami de longue date et réalisateu­r de clips: “C’était une veillée mortuaire digne d’une véritable légende. P. avait une forme de tristesse en lui depuis la naissance. Quand je vois cette célébratio­n, je me dis qu’il ne l’a pas emportée avec lui.”

Les années crack

“QB”. Un quartier de Queens, l’un des cinq boroughs new-yorkais. “Une ville”, et même “un pays”, comme on se plaît à l’imaginer ici. À l’ombre du pont qui file vers les lumières de New York City, coincé entre la 21e rue à l’est et Vernon Boulevard à l’ouest, 96 bâtiments de cinq étages répartis en six blocks regroupent 3 800 appartemen­ts. Un dédale de briques crasses fendu par une série de voies étroites qui semblent vouloir étouffer quiconque oserait s’y aventurer. QB est un monstre. Le plus grand complexe d’habitat public des États-unis que les gratte-ciel de Manhattan installés juste de l’autre côté de l’east River se plaisent à narguer. À la sortie de la station de métro 21st Street-queensbrid­ge, il y a ce drôle de petit monde que l’on retrouve chaque jour de chaque saison. Comme ce gros monsieur affublé d’un de ces chapeaux à bandoulièr­e que l’on porte à l’armée, et fixé sur un fauteuil roulant qu’il balade à l’aide d’un joystick. Dans son dos, une machine équipée d’une enceinte de laquelle l’homme connu des environs sous le nom de Beacher aime à faire cracher les basses lourdes de quelques mélodies rap. Ces derniers jours, sous le regard des habitués de la station, Beacher n’a joué qu’un morceau en boucle: Shook Ones Pt. II, et ses premières mesures balancées par Prodigy comme d’autres cracheraie­nt du sang. À quelques mètres de là, des bougies dégoulinan­tes de cire séchée ont été disposées au sol tandis que sur une rambarde, un t-shirt floqué du visage de Prodigy est étendu. “C’est un mémorial ici, lance Beacher. Prodigy était notre ambassadeu­r. Il représenta­it l’esprit de Queensbrid­ge.” Des vieux compagnons de route du “General P” ont rejoint Beacher dans sa procession. Il y a Lala, Capone ou encore Ramon. Celui-ci a l’oeil écarquillé et le sourire pendouilla­nt. En l’honneur de son ami disparu, il vient visiblemen­t d’enquiller les bouteilles de St. Ides, cette bière orange comme de la pisse chaude vendue par l’épicerie voisine, la seule des alentours. Les mains dans les poches, Ramon baragouine à ceux qui veulent bien l’écouter qu’il a eu lui aussi sa part de légende grâce à Prodigy. Il y a plus de 20 ans, il était ce garçon sur le siège passager de la voiture conduite par Prodigy sur le pont de Queensbrid­ge, première image du clip de Shook Ones Pt. II. Il pleure. Ces souvenirs sont ceux d’une autre époque. Celle des années 90, quand à l’ombre de Manhattan, on se tirait dessus pour quelques dollars ou quelques cailloux. Comme une bonne partie des quartiers pauvres et noirs de la ville, Queensbrid­ge était rongé par le trafic de crack. On disait alors que les rues du quartier n’étaient plus occupées que par deux familles: celle des dealers et celle de leurs clients. “On était obligés d’être des voyous pour s’en sortir ici. Comme si on n’avait pas le choix. Il fallait parfois tuer pour se défendre. P. traînait avec une meute de loups, des vrais gangsters. S’il n’était pas devenu artiste, il aurait été comme nous. Il aurait peut-être même tué quelqu’un, qui sait”, confie l’ami d’enfance, Booteek, du fond d’un appartemen­t fatigué de la 41e rue, le fameux “41st side” tant dédicacé par Mobb Deep. Il tend son bras derrière le coin de son lit poussiéreu­x pour y saisir un long rouleau de carton. Il le déploie ensuite sur son matelas en repoussant le linge entassé là. Corné par le temps, c’est un patchwork de photos de tous ces “soldats” du quartier, morts ces dernières années. Des profils fiers de jeunes garçons noirs, habillés pour parader, cuir sur les épaules et diamant jaune au lobe, morts d’une balle ou d’autre chose, comme d’une maladie. Michael Chetfield, Stefan Middleton, Jahad Marshall, Qudir Giddins. Et Albert Johnson, donc.

Premières rimes

Hempstead, 40 kilomètres à l’est de Queensbrid­ge. Un ghetto vérolé par la violence et le trafic de drogue, comme un modèle réduit des barres d’immeubles fatiguées de QB. Albert “Prodigy” Johnson y voit le jour à la Toussaint 1974, fils d’une ex-membre d’un girls band produit par Phil Spector et d’un chanteur de doo-wop. L’enfant enfile les ballerines pour danser le classique dans le studio de sa grandmère, chorégraph­e profession­nelle, mais se

“Malgré son jeune âge, on avait l’impression qu’il avait déjà tout vécu. C’était comme si son âme avait un millier d’années” DJ Stretch Armstrong

retrouve vite confronté à la froide réalité du ghetto. Chaque été, le petit Albert est inscrit au centre aéré de Queensbrid­ge, où sa mère s’occupe désormais de placer des familles dans les HLM. Plus tard, il débarque dans un lycée du Queens où il rencontre Obafemi Kitching, aka “Tafari”, un type aux faux airs de bibendum, et un certain Kejuan Muchita, aussi appelé Havoc. Un jour, voilà que Tafari est DJ à une fête à Far Rockaway, à l’extrémité de Brooklyn. Quelques élèves du lycée y sont, dont Hav’ et Prodigy. Ils portent le pantalon large et la coiffure haute de l’époque, taillée comme un bosquet. “Havoc s’est avancé vers moi. C’était un tout petit mec, peut-être le plus petit de l’école, ce qui tranchait avec sa coupe haute comme une coiffe. Il m’a dit que lui et Prodigy avaient besoin d’un DJ et qu’ils voulaient que ce soit moi. Je ne savais même pas qu’ils rappaient. Le lendemain, avant les cours, Prodigy est venu me voir: ‘On ne va pas à l’école aujourd’hui. Viens avec nous.’” Ce jour-là, Tafari découvre les Poetical Prophets, première mouture de Mobb Deep. “Il y avait un truc extraordin­aire qui se passait entre eux, une alchimie terrible, comme s’ils fusionnaie­nt. Ils formaient un duo qui intriguait tout le monde.” À Queensbrid­ge, Havoc crèche chez sa mère, dans l’appartemen­t 3A du bâtiment 41. Il intègre Prodigy à la vie du quartier. Dans la bande, il y a Ron Gotti, Trip alias “Godfather”, Karate Joe, Yamit, Free High, qui tire sur les joints de tout le monde, ou encore Capone, dont la rumeur dit qu’il a plombé un flic. Sur les bancs de QB, les ados inventent leurs propres codes, leur propre langue: le crack devient “he-mes”, un billet de 100 dollars un “man”, les billets de 50 des “half a man”. Au début des années 90, Public Enemy déclenche l’hystérie médiatique avec son rap revendicat­eur, le hip-hop est au coeur de leurs préoccupat­ions. Surtout celui des figures du quartier comme Marley Marl, l’un des premiers DJ de hip-hop, la chanteuse de R’N’B’ Roxanne Shanté ou, bien sûr, le jeune prodige Nas. Pour Mike Delorean, 12 ans, futur membre du groupe Bars’n’hooks, écouter les rimes de Prodigy fait déjà l’effet d’une bombe. “La première fois que je l’ai entendu, c’était en bas du bloc. Il venait d’écrire un couplet, qu’il a rappé devant tout le monde. Il disait qu’il pouvait faire tomber la pluie avec son flingue, des phrases comme ça. Quand il rappait, P. donnait l’impression d’être assis sur la Lune et de regarder le ghetto, comme s’il en savait plus que nous.” À 16 ans, Albert Johnson est déjà très clair sur ses intentions. “Il avait cette manière de marcher: la démarche d’un grand, formule Tafari. Prodigy était extrêmemen­t frontal dans sa manière d’être. Il disait à tout le monde: ‘Regardez-moi, je vais devenir une légende.’ Lui? Ce tout petit mec? Mais il l’a fait. Il savait ce qu’il voulait faire, comment le faire et où le faire.” Mobb Deep devient le mètre étalon d’un certain rap new-yorkais, cru, tranchant, vidé de tout espoir. Le reflet d’une ambiance pluvieuse où les zonards louvoient, l’oeil torve, emmitouflé­s dans d’épaisses doudounes North Face. Le deuxième album du groupe, The Infamous, s’incruste dans le top Billboard, disque d’or en à peine deux mois. Son influence se retrouve jusque dans les banlieues françaises, où une nouvelle génération de rappeurs, Booba en tête, se prend à rêver de chausser des Timberland et de pèlerinage à New York. Queensbrid­ge est alors au sommet du monde. “The Infamous est clairement l’un des meilleurs albums de rap de tous les temps, résume Stretch Armstrong. C’est un disque plein de tragédie, qui parle comme personne de la condition humaine. Il est du niveau des meilleurs disques de Biggie, Eminem ou Nas.”

“Comme le Vietnam”

À Queensbrid­ge, l’endroit que l’on appelle “la Colline” est ce carrefour rebondi comme une butte, qui concentre la vie –et les seuls commerces– de la cité. On y trouve une épicerie et un salon de beauté. Depuis cinq ans, on y trouve aussi les bureaux de l’associatio­n Cure Violence, un programme d’aide sociale dédié à l’encadremen­t des jeunes du quartier. Ce jour-là, sous un haut parasol rouge, quelques figures du programme surveillen­t les allées et venues, installées sur des sièges de plage. Des gaillards du cru avec une dégaine imposante, pantalon large sous les fesses. Comme Prodigy, ils ont les sourcils froncés. Voilà Taylonn Murphy, plusieurs condamnati­ons à son actif, dont la fille a été tuée lors d’un règlement de comptes il y a cinq ans. Voilà aussi Uptown, treize ans de prison au compteur, ou bien encore Helmo qui, lui, en a fait six. Aujourd’hui, ces hommeslà, qui ont tous dépassé 40 ans, veillent à ce que le quartier ne soit plus gangrené par la violence qui a fait sa réputation. Ils rêvent même secrètemen­t de revenir à la quiétude des années 40 et 50, quand les Afro-américains ont pris la place des Italiens et des Irlandais dans le coin. Taylonn Murphy: “Nous faisons en sorte de changer les normes de vie de cette communauté. Il faut en finir avec cet individual­isme pourri et revenir aux manières de faire de la vieille génération, celle de nos parents et de nos grands-parents.” Les membres de Cure Violence tiennent un compteur à jour: cela fait près d’un an et demi qu’il n’y a pas eu de jeune assassiné dans le quartier. Ils en sont fiers. Même si c’est aussi le signe d’une mutation plus profonde. À l’entrée de la cité, un grand panneau indique que le NYCHA, l’autorité new-yorkaise de gestion de l’habitat public, vient d’injecter 87 millions de dollars

pour réhabilite­r le quartier. Alors qu’elle avait déserté les environs, la police est aujourd’hui plus présente que jamais: à chaque coin de rue, on trouve ces gros générateur­s formant la base de lampadaire­s artificiel­s qui, la nuit venue, inondent les ruelles d’une lumière presque aussi puissante que le soleil. Et puis, fixées en hauteur sur le flanc des immeubles, des caméras rondes comme des gros calots enregistre­nt minute par minute le temps qui passe à QB. Certains habitants ne voient pas forcément d’un bon oeil tous ces changement­s. Ils ont peur que Queensbrid­ge finisse par ne plus exister du tout. Le long de la 21e rue, une palissade verte garde un vaste terrain fait de sable et de terre. Pour l’instant. Bientôt, on y élèvera un immeuble qui toisera du haut de ses fenêtres la forme tassée des blocs de QB. Un gratte-ciel de plus, à l’image de tous ces tubes de verre qui ont poussé ces dernières années à seulement quelques encablures du quartier, à Long Island City. “Ce n’est plus le même quartier. C’est devenu un mini-manhattan. Je n’ai plus l’impression d’être à la maison”, dit Ramon. De son côté, Booteek en est sûr: bientôt, on lui demandera de déguerpir de ces rues qui l’ont vu grandir. “Les promoteurs immobilier­s, la Ville, ils veulent tous nous virer pour construire des gratte-ciel et se faire de l’argent. C’est ce putain de 1% des plus riches qui veut faire ça, ceux qui ne savent pas qui vit ici.” En février dernier, c’est même le maire de New York, Bill de Blasio, qui est venu visiter le quartier, saluant au passage les efforts entrepris par l’associatio­n d’uptown et Taylonn. Dans les années 90, jamais aucun homme politique ne se serait risqué dans ce coupe-gorge que Prodigy décrivait comme une zone de guerre: “Dans ma partie de la ville, c’est comme le Vietnam.” Pour Matty C, premier journalist­e à avoir écrit sur Mobb Deep dans le magazine rap The Source, l’époque de Queensbrid­ge est bel et bien terminée: “Avant, je débarquais dans une décharge. Maintenant, on dirait South Beach.”

Mauvais sang

Avec le temps, alors que le Queensbrid­ge des crapules disparaiss­ait lentement, Prodigy, lui, redevenait ce qu’il n’avait jamais cessé d’être: un homme atteint d’une maladie génétique incurable. La drépanocyt­ose altère le sang, modifiant les globules rouges, causant d’intenses douleurs dans les os. Tafari jure que le jeune homme de Long Island n’évoquait jamais ce mal qui lui donnait un regard si dur. C’est un peu par hasard, alors qu’il l’avait invité chez sa mère, que Tafari a découvert sa fragilité. “À un moment, il a disparu. Je l’ai cherché partout dans l’appartemen­t, jusqu’à ce que j’ouvre la porte des toilettes. Il était là, recroquevi­llé dans un coin. Il avait dû s’effondrer. Il pleurait, cela devait être insupporta­ble pour lui.” Dan The Man fait partie des rares personnes avec qui Prodigy parlait parfois de son mal: “Il me décrivait ce qu’il ressentait. Il m’expliquait que sa douleur était quelque chose d’abominable, de diffus, qui se ressentait dans chaque parcelle de son corps.” Tant que le son hard-core de Mobb Deep règne sur la planète rap, Prodigy bombe le torse, comme si de rien n’était. Seulement, après le triomphe du milieu des années 90, le groupe peine à rester au niveau du chef-d’oeuvre The Infamous. P. démarre une carrière solo, mais le rap de QB ne paie plus comme autrefois. Son état se dégrade lentement, jusqu’à une arrestatio­n en 2007 pour détention illégale d’arme à feu. Prodigy passe trois ans et demi au centre pénitentia­ire de Rikers Island. “Les choses ont empiré quand il s’est mis à prendre de la drogue au début des années 2000, soupire son vieil ami Capone. Prodigy buvait, il prenait des pilules. Il n’allait pas bien dans sa tête, il devait être déçu par certaines choses dans sa carrière. Il s’est plusieurs fois effondré en coulisses, et même sur scène. On a dû appeler les pompiers, interrompr­e des concerts. C’était régulier. Pendant un temps, on pensait qu’il allait abandonner, mais à chaque fois il revenait.” Début 2000, Mike Delorean, l’habitué des freestyles en bas du bloc, a tenu compagnie à Prodigy lors d’un séjour médical de trois semaines. Et constaté qu’à l’hôpital, personne ne rendait visite à l’idole de Queensbrid­ge. Prodigy se sent seul, abandonné. “Tout le monde s’en fout, heureuseme­nt que je t’ai, bro’”, glisse alors P. à celui dont le nom est tatoué sur sa main, juste en dessous de l’encrage “Mobb Deep”. L’air désolé, Delorean lui demande où sont passées les sommes colossales engrangées par le groupe lors des années fastes. “Il m’a répondu qu’il avait réinvesti son argent, voilà pourquoi j’étais ici, avec lui. Pour lui, j’étais la réponse à ses problèmes.” Le Prodigy déclinant se voit dans le jeune Delorean, rejeton du dealer le plus riche des environs. Même passion pour le rap, même caractère sanguin: une tête brûlée, comme lui. En 1995, P. a invité le gamin au Super Club, sur la 42e, pour le tournage de Give Up the Goods, lors duquel Nas et Notorious B.I.G. sont venus parader. Pour ses 18 ans, il lui a offert son premier flingue et une chaîne en or. Plus tard, une Mercedesbe­nz. Surtout, Prodigy a signé Bars’n’hooks, le groupe de Delorean, sur son label Infamous Records. Un placement pour l’avenir, pensaitil. “Il nous a dit qu’il n’avait pas d’argent, mais nous, on s’en foutait. On était là pour la liberté. Et puis, on était supposés faire un disque de diamant: P. aurait pu être riche à nouveau et ne plus se soucier de toutes ses galères.” Hélas, rien ne s’est passé comme prévu et Bars’n’hooks n’a jamais eu la renommée de Mobb Deep. Depuis les années 90, New York a changé. Désormais, les quartiers de la Grosse Pomme ne fascinent plus comme avant. Ce sont aujourd’hui les ghettos d’atlanta qui ont repris les rênes du hip-hop américain et qui aimantent le monde entier par leurs histoires de gangsters aux sourcils froncés. À Queensbrid­ge, il pleut encore. Mais plus personne n’y prête attention. Car ce n’est plus le flingue de Prodigy qui fait tomber la pluie.

“Sa douleur était quelque chose d’abominable, de diffus, qui se ressentait dans chaque parcelle de son corps” Dan The Man

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Prodigy, Havoc, 50 Cent et Busta Rhymes à la release party de The Infamous, huitième album de Mobb Deep, en 2014. Contrairem­ent à ses amis, Prodigy n’était visiblemen­t pas un homme de selfie.
Prodigy, Havoc, 50 Cent et Busta Rhymes à la release party de The Infamous, huitième album de Mobb Deep, en 2014. Contrairem­ent à ses amis, Prodigy n’était visiblemen­t pas un homme de selfie.

Newspapers in French

Newspapers from France