UBER LE CRASH
Enquête. Pourquoi l’appli est en train de faire faillite
Début février, Travis Kalanick se dandine sur un hit de Maroon 5, à l’arrière d’un UBERBLACK, la ligne haut de gamme déployée par la startup pour ses clients les plus aisés. Deux jeunes femmes l’encadrent. L’une d’elles finit par lancer: “J’ai entendu dire que tu vivais une année compliquée.” Kalanick répond du tac au tac: “Je prends soin de m’assurer que chaque année soit une année difficile. C’est comme ça que je m’éclate. Je fais en sorte que chaque année soit bien compliquée. Si c’est trop facile, ça veut dire que je n’y vais pas assez fort.” Après le départ des jeunes femmes, le chauffeur du véhicule s’adresse à lui. Il a visiblement reconnu le patron d’uber. “Au début, c’était 20 dollars. Maintenant, vous payez combien au mile? Deux dollars 75. Je suis quasiment en faillite à cause de vous, j’ai perdu 100 000 dollars.” Après avoir tenté d’expliquer la situation au chauffeur, Kalanick s’échappe du véhicule, non sans lui envoyer une phrase qui alimentera le scandale: “Certains mecs n’aiment pas endosser la responsabilité de leur propre merde, ils cherchent des coupables pour les problèmes qu’ils ont eux-mêmes créés.” La vidéo de cette joute verbale, obtenue par le site Bloomberg et diffusée sur Youtube, sera reprise par les médias du monde entier. Elle symbolise le mépris d’uber envers ses chauffeurs, et vient s’ajouter à la liste des scandales récemment vécus par l’entreprise. Loin de l’aura sexy et transgressive des débuts, Uber enchaîne aujourd’hui les bad buzz. Après de longs mois de spéculations, Kalanick a même fini par quitter la boîte. Officiellement pour “soucis personnels”. La mort de sa mère est notamment citée. Officieusement, les scandales, notamment son siège au sein du “conseil économique” de Donald Trump, un groupe de 17 PDG de grandes entreprises qui murmurent à l’oreille du président, lui ont été fatals. En privé, ses proches, employés ou investisseurs font pleuvoir les épithètes: “outrancier”, “génial” mais aussi “fou” et “autiste”. Aujourd’hui, l’homme qui devait changer le monde en brisant les carcans, en libérant les “énergies créatives”, laisse derrière lui un colosse (Uber est présent dans 83 pays et 674 villes) aux pieds d’argile. Les pertes sont monstrueuses, les perspectives bouchées, l’image de marque désastreuse. Et ce n’est sans doute qu’un début.
Une ambiance à la Game of Thrones
Un coup de marteau décisif dans le cercueil de Kalanick a été donné le 19 février dernier, sous la forme d’un post sur le blog d’une ancienne ingénieure d’uber. Sous le titre “Réflexions sur une année très, très étrange chez Uber”, Susan Fowler détaille son passage dans une organisation où le harcèlement et le sexisme étaient érigés au rang de système. “Dès mon premier jour, mon manager m’a envoyé des messages sur le chat de l’entreprise. Il m’a expliqué qu’il cherchait des femmes avec lesquelles entretenir des relations sexuelles. J’ai immédiatement fait des impressions d’écran et les ai envoyées à la DRH”, explique-t-elle. Réaction de la DRH: la hiérarchie n’est “pas à l’aise” avec l’idée de sanctionner le manager, qui sera frappé d’un simple avertissement. Pire, Fowler comprend que si elle persévère dans sa démarche, son manager aura toute la liberté de la sanctionner. En quelques heures, le récit de Susan Fowler devient viral. Et a pour effet d’ouvrir les vannes: depuis, deux investisseurs ont publié à leur tour un article à charge contre Kalanick, d’autres employés se sont confiés à la presse sur la culture “toxique” de l’entreprise, et de nouveaux récits de
“Travis n’a pas créé ses premiers sites de partage par idéal socialiste. Il l’a fait comme un cannibale: ‘Je peux le faire mieux, plus vite, moins cher, et gagner plus d’argent au passage’” Andy Abramson, un vieil ami qui a fait partie des débuts de l’aventure
harcèlement sexuel ont été publiés. “Après cela, des gens ont commencé à arriver plus tard au bureau, à quitter leur poste plus tôt, le moral des troupes a été lourdement affecté par cette histoire”, explique un ancien employé de la côte est des États-unis. Si Fowler refuse aujourd’hui de parler à la presse, d’autres ont pris le relais. Keala Lusk, une développeuse partie en début d’année, explique l’ambiance dans le QG à San Francisco: “Le sexisme chez Uber, ce n’est pas simplement l’impossibilité de gravir les échelons de l’entreprise, c’est un truc insidieux, quotidien.” De toutes les anciennes employées contactées pour cette enquête, seule Lusk a accepté de dévoiler son nom. Mais leurs histoires convergent et décrivent un machisme institutionnalisé au sein de la firme. “Les gens des ressources humaines tentent systématiquement de justifier les agissements des chefs d’équipe, explique cette autre ingénieure d’un bureau du Midwest. Mon chef m’a fait des avances de façon répétée, j’ai été mise de côté après les avoir refusées, et malgré mes plaintes, la hiérarchie n’a pas bougé le petit doigt.” Une ancienne collaboratrice de l’équipe de Washington –qui a quitté la boîte de peur de développer un ulcère– avance une explication à l’absence de sanctions envers la hiérarchie: Uber protègerait ses bons éléments quoi qu’ils fassent. “Le mot d’ordre, c’est: ‘La croissance à tout prix’”, accuse-t-elle. Mais comment de telles pratiques ont-elles pu se généraliser dans une entreprise de plusieurs milliers d’employés disposant de dizaines de bureaux à travers les États-unis? Un salarié évoque une “ambiance à la Game of Thrones”, avec “des coups de poignard dans le dos”, des “ressources humaines qui demandent aux managers de dégrader arbitrairement les évaluations de certains employés pour respecter des quotas” et des “tambouilles politiques internes incessantes”. Les bureaux d’uber sont devenus, à en croire Keala Lusk, une “sorte de zone de guerre”. “Une fois, je suis allée voir mes collègues dans différentes équipes et différentes villes pour leur demander: ‘Sur une échelle de 1 à 10, comment évalueriez-vous votre stress dans votre ancienne entreprise, et comment l’évalueriez-vous chez Uber?’
En moyenne, les réponses pour la période pré-uber allaient de 2 à 6, et chez Uber de 8 à 10. Un mec m’a aussi dit: ‘Là, je suis clairement à 11.’” Pour Keala Lusk, cette culture de la conquête vient de “tout en haut”. Tout comme le sexisme rampant. Elle développe: “Travis ne réfléchit pas à ce qu’il dit, et même s’il n’essaie pas sciemment d’être sexiste, il lâche un paquet de bêtises sur les femmes. Évidemment, il a recruté des gens qui pensent comme lui, qui eux-mêmes ont recruté des gens dans le même moule, et ainsi de suite.”
Pour comprendre l’histoire de Travis Kalanick et Uber, il faut remonter quelques années, en 1998. “C’était l’époque où Windows Media Player commençait à prendre de l’ampleur et beaucoup de questions juridiques se posaient autour du format MP3. On savait déjà que le CD allait disparaître. À l’époque, Travis voyait déjà des opportunités là où beaucoup d’autres gens ne sentaient rien du tout. Pourquoi? Parce qu’il a l’esprit d’un hacker. Il pense comme un hacker”, resitue Andy Abramson, un vieil ami. Les deux apprentis entrepreneurs veulent faire tomber l’industrie du divertissement. À 22 ans, Kalanick abandonne les cours pour fonder Scour, un service d’échange de fichiers en peer-to-peer. Par amour de la musique ou par croyance dans les vertus du partage? Ni l’un ni l’autre. “Travis ne faisait pas ça par idéal socialiste, reprend Abramson. Il le faisait comme un cannibale: ‘Je peux le faire mieux, plus vite, moins cher, et gagner plus d’argent au passage.’” En quelques mois, Kalanick se met toute une industrie à dos. La Motion Picture Association of America l’attaque pour vol.
Il déclare aussitôt Scour en faillite pour éviter les poursuites, puis lance Red Swoosh, une nouvelle start-up dédiée au peer-topeer. Mais l’argent manque rapidement. L’entrepreneur sauve encore sa peau en ne déclarant pas les charges sur les salaires de ses employés, puis en délocalisant son équipe en Thaïlande. En 2007, il finit par revendre Red Swoosh pour… 19 millions de dollars.
En 2015, Uber prenait à sa charge en moyenne 60% du coût de chaque trajet afin d’offrir des prix artificiellement bas et d’empêcher la concurrence de s’aligner
Une start-up en campagne
Riche à millions, Travis Kalanick, libertarien décomplexé, n’a désormais plus peur de rien. “Je suis meilleur que je ne l’ai jamais été. Je suis plus intense. Je suis encore plus génial. La différence vient du fait qu’avec ma dernière start-up, j’avais peur de l’échec. Mais maintenant, je n’ai plus peur. Je peux juste m’amuser, aller de l’avant et tout déchirer”, déclare-t-il en 2011. Son nouveau projet s’appelle Uber. Et sa stratégie est claire. “Mon adversaire s’appelle taxi. Personne ne l’aime, ce n’est pas un type sympa. Mais il est tellement intégré dans le système et la machinerie politique que beaucoup de gens lui doivent des services.” Kalanick a bientôt l’occasion d’expérimenter sa doctrine à l’échelle d’une mégapole: New York. En 2015, le maire Bill de Blasio présente une loi destinée à freiner la croissance insolente d’uber en limitant le nombre de VTC dans la ville. La start-up le soupçonne de protéger les taxis, dont le lobby avait en partie financé sa campagne en 2013. Résultat? Un million de Newyorkais prennent fait et cause pour l’entreprise en harcelant de coups de téléphone le maire et ses conseillers municipaux. Qui finissent par céder. “Quand Travis attaque, il ne pense qu’à la victoire. Il a injecté dans la culture de l’entreprise l’idée que le gouvernement est un adversaire qui doit être combattu et que les compromis sont des défaites”, explique un ancien lobbyiste de l’entreprise. Pour imposer Uber, Kalanick mène une forme de guérilla dans laquelle tous les coups sont permis. Fin 2014, chargé de monter un dossier pour prouver la présence –illégale– d’uber dans la ville de Portland, l’inspecteur Erich England décide de télécharger l’application et de commander un véhicule. Sans succès: elle semble refuser de dispatcher la moindre voiture à England et ses hommes. Pourtant, de nombreux habitants de Portland affirment l’utiliser régulièrement. Derrière cette bizarrerie, un logiciel, Greyball, développé par Uber pour échapper aux régulateurs dans les villes où elle opère en sous-marin. Le principe: grâce aux données bancaires d’un utilisateur, son profil sur les réseaux
sociaux ou ses données de localisation, Greyball peut déterminer s’il s’agit d’un employé municipal ou d’un agent de police. Dans ce cas, une fausse version d’uber remplace l’officielle et empêche ainsi les enquêteurs de constater les infractions. Un tour de passe-passe qui n’étonne pas Andy Abramson: “Avec Uber, Travis a piraté tout le système. C’est comme s’il avait accroché un drapeau noir sur le toit des véhicules VTC.” À bord de son vaisseau pirate, Kalanick frappe aussi fort sur Lyft, son concurrent. En 2014, Uber lance l’opération “SLOG” (to slog signifie “en découdre”): pendant plusieurs mois, des employés de la firme commandent des voitures Lyft dans le but de persuader les chauffeurs de venir chez Uber. Ils réservent et annulent aussi près de 5 000 trajets, histoire de semer le trouble.
Le monopole sinon rien
Selon Nick Srnicek, professeur d’économie politique à l’université de Londres et auteur d’un livre sur les plateformes digitales (Platform Capitalism, seulement disponible en anglais) sorti en novembre, cette recherche frénétique du monopole et cette violence envers la concurrence sont des données naturelles dans l’économie 2.0. “Cette tendance à rechercher le monopole est due à ce que l’on appelle ‘l’effet de réseau’: plus il y a d’utilisateurs au sein d’un réseau, plus la plateforme récolte des données, ce qui la rend encore plus efficace et encourage de nouveaux utilisateurs à la rejoindre. Cette dynamique a été à l’oeuvre dans la croissance de tous les monopoles du numérique, comme Google, Amazon, Facebook, Wikipédia ou ebay.” Pour mettre en place ce cercle censé devenir vertueux, Uber casse les prix. D’après une enquête du site d’information Naked Capitalism, basée sur les résultats 2015 de la startup, elle prenait alors à sa charge en moyenne 60% du coût de chaque trajet afin d’offrir des prix artificiellement bas et ainsi empêcher la concurrence de s’aligner. Conséquences directes? Des pertes nettes à hauteur de deux milliards de dollars en 2015, trois milliards en 2016, et déjà 700 millions sur le premier trimestre 2017. “Le problème central chez Uber aujourd’hui, c’est qu’ils n’ont pas de marge de manoeuvre, explique Hubert Horan, spécialiste de l’industrie des transports et auteur de l’enquête. Ils ont déjà diminué les revenus des chauffeurs au point que certains doivent dormir dans leur voiture pour joindre les deux bouts.” Le dilemme pour Uber est le suivant: cesser de subventionner chaque trajet, et ainsi faire monter les prix, ou continuer à assumer un train de vie insensé? Évidemment, Kalanick a choisi une troisième voie. En 2015, le Californien explique le futur d’uber au micro du site Business Insider: “Si nous ne sommes pas dans la course pour développer les voitures autonomes, le futur nous passera sous le nez, très vite, et sans se retourner.” Se passer de chauffeurs pour augmenter les marges: limpide. La stratégie est mise en place au pas de course: après avoir passé un partenariat avec le centre de robotique de l’université Carnegie-mellon à Pittsburgh, Uber débauche une quarantaine de chercheurs du centre, dont son directeur. “La première fois que j’ai rencontré Travis, raconte un ancien ingénieur embarqué sur le projet, un collègue lui a demandé quelles étaient ses attentes. C’était en août 2015. Il a répondu: ‘Vous voulez savoir comment me rendre heureux? Mettez-moi 1 000 voitures autonomes dans les rues de Pittsburgh d’ici la fin de l’année.’ À l’époque, on avait à peine dix véhicules. Tout le monde a pensé qu’il était complètement fou.” Pour lier l’acte à la parole, Kalanick décide de mettre les moyens. D’abord, de juin 2015 à début 2017, le nombre
“Clairement, j’aime les objets volants. Mais c’est difficile d’imaginer les voitures volantes devenir une solution de masse” Elon Musk, à propos de la dernière folie Uber
de salariés mobilisés sur le projet passe de 50 à plus d’un millier. Au même moment, Kalanick se rapproche d’un certain Anthony Levandowski, l’un des créateurs de la Google Car. Les deux hommes, décrits comme tout aussi “volcaniques” et “immatures” l’un que l’autre, s’adorent. Quand Levandowski quitte Google en janvier 2016, il monte sa propre start-up, Otto. Sept mois plus tard, Uber la rachète pour 680 millions de dollars, puis place Levandowski à la tête de son projet de voitures autonomes. Y a-t-il anguille sous roche? A-t-il quitté Google en sachant pertinemment qu’il finirait par rejoindre Uber avec ses dossiers sous le bras? Google en est persuadé. En février 2017, la firme de Mountain View porte plainte contre Levandowski pour “vol de propriété intellectuelle”. Selon Google, l’homme a téléchargé 14 000 documents détaillant le système de lasers Lidar (qui permet aux robots Google de “voir”) avant de les transmettre à Uber. Il admet aujourd’hui avoir récupéré des fichiers, mais seulement pour travailler de chez lui… Le procès pourrait coûter une véritable fortune à Uber. En attendant, Levandowski a, lui, déjà quitté le navire. En septembre 2016, il avait organisé le premier trajet d’un client au sein d’une voiture semiautomatique (comprendre: avec un ingénieur sur le siège passager prêt à prendre le contrôle en cas de problème). Un succès de communication pour la start-up. Mais trois mois plus tard, un test grandeur nature, organisé contre l’avis des ingénieurs et avocats de l’entreprise, a tourné au fiasco. En effet, le jour même du test, une vidéo d’un véhicule Uber sans conducteur en train de griller un feu rouge a émergé sur Internet. Terrible bad buzz. “Anthony était très mauvais manager, il se comportait comme un gamin, explique un ancien ingénieur de la boîte. Il cherchait à faire des coups de com’. Ces tests nous ont fait perdre un temps précieux. Dans la foulée, des employés hautement qualifiés sont partis spécifiquement à cause de lui.” Le licenciement de Levandowski est acté fin mai 2017. Officiellement parce qu’il refusait de collaborer avec la justice dans le cadre de la plainte déposée par Google…
Et pourquoi pas des voitures volantes?
Aujourd’hui, Uber est très loin de pouvoir offrir un service sérieux de voitures autonomes. En avril, l’institut d’étude Navigant a publié les conclusions d’une enquête menée sur le secteur de ces véhicules du futur. Uber arrive 16e dans un classement de 18 entreprises auditées. “Il ne faut pas seulement être capable de construire un système de navigation autonome, il faut aussi des voitures sur lesquelles l’installer, explique Sam Abuelsamid, l’auteur de l’enquête. Si Uber se débarrasse des chauffeurs qui travaillent pour elle, il faudra qu’elle se mette soit à construire des voitures, soit à en acheter par millions. Deux solutions qui coûteraient plusieurs dizaines de milliards
de dollars, sans compter les frais de maintenance.” Un problème que ne connaîtront pas les constructeurs en tête du classement de Navigant, Ford, Toyota, General Motors ou Renault-nissan. “Il ne coûtera presque rien à ces constructeurs automobiles de devenir Uber, tandis que Uber ne pourra jamais devenir Ford ou Toyota en si peu de temps”, conclut Abuelsamid. Par ailleurs, la plupart des grands constructeurs automobiles ont déjà développé, ou racheté, des applications similaires à celle d’uber ou Lyft. Un spécialiste du secteur, ancien employé d’uber aujourd’hui ingénieur dans une entreprise qui développe également des systèmes de navigation autonome, estime que “Uber a quatre ou cinq ans de retard sur Waymo (service développé par Google, ndlr)”. Pour enfoncer le clou, à la mi-mai, les deux plus grands rivaux d’uber ont annoncé un partenariat: Waymo et Lyft travaillent désormais main dans la main au déploiement d’une flotte de taxis autonomes. Que reste-t-il donc à Uber? Un projet encore plus fou: les voitures volantes. Et si au départ, beaucoup voyaient dans cette nouvelle lubie un énième coup de folie de Kalanick, force est de constater que l’entreprise met les bouchées doubles pour breveter le concept avant tout le monde. En octobre 2016, Uber publiait ainsi un livre blanc d’une centaine de pages entièrement dédié au sujet. On pouvait y voir des schémas techniques, des tableaux scientifiques et surtout une série de dessins montrant ce qui se présente comme le véhicule de demain: un croisement entre un hélicoptère, un avion et un taxi. Selon l’étude, ce système d’aéronef à décollage et atterrissage vertical (communément appelé VTOL) serait même, à terme, “plus rentable que d’être propriétaire d’une voiture”, et permettrait par exemple de relier San Francisco et San José en quinze minutes par le ciel plutôt qu’en deux heures par l’autoroute et ses embouteillages. Le 25 avril dernier, c’est cette fois lors d’une conférence savamment mise en scène que la marque annonçait l’arrivée d’uber Elevate pour 2020, avec des premiers vols à Dallas et Dubaï, dans le cadre de l’exposition universelle. Pour ça, la compagnie a affirmé avoir déjà mis en place plusieurs partenariats, parmi lesquels un accord avec le constructeur aéronautique brésilien Embraer et le fabricant américain de drones Aurora. En parallèle, des accords sont passés avec des promoteurs immobiliers pour la construction de “vertiports” dédiés spécialement aux engins. “Uber a suffisamment de ressources pour tenter ce genre d’expériences scientifiques. Mais la réalité est que nous sommes encore à des années-lumière de toute adoption mainstream des voitures volantes. Peu importe ce que les experts des nouvelles technologies racontent”, souligne Anand Sanwal, patron de CB Insights, une entreprise spécialisée dans l’analyse de l’industrie des nouvelles technologies. En février dernier, comme pour tacler Kalanick, Elon Musk déclarait au magazine Bloomberg que selon lui, l’idée n’avait pas de sens: “Clairement, j’aime les objets volants. Mais c’est difficile d’imaginer les voitures volantes devenir une solution de masse.” Et pour cause, l’engin imaginé par Uber doit d’abord résoudre un nombre incalculable de problèmes comme le bruit occasionné par les décollages en ville, les différentes régulations (notamment liées au terrorisme) autour de l’espace aérien ou la longévité trop faible des batteries actuelles.
Uber et l’argent d’uber
De quoi générer du buzz, certes. Mais aussi entretenir la machine à cash. Selon Anand Sanwal, Uber ne serait désormais ni plus ni moins qu’une chaîne de Ponzi. Soit le système de cavalerie utilisé par Bernard Madoff, condamné en 2009 à 150 ans de prison pour avoir fait perdre 65 milliards de dollars à ses clients. Ce type de montage financier fonctionne en générant des revenus pour les plus anciens investisseurs grâce aux apports de capitaux des nouveaux. En revanche, dès que les nouveaux apports cessent, ce système pyramidal s’effondre brutalement. C’est là toute la problématique Uber: la dépendance absolue vis-à-vis des investisseurs, due à son incapacité à générer des profits. Anand Sanwal développe: “Pour créer le buzz et attirer davantage d’investissements, Uber entre sans cesse sur de nouveaux marchés. Mais ils l’ont fait sans même avoir le monopole sur leur premier marché, celui des VTC.” En somme, attirés par les promesses d’innovation d’uber dans le domaine des taxis, de la livraison de biens, puis des véhicules autonomes et désormais des voitures volantes, les investisseurs se sont retrouvés à financer la stratégie monopolistique perdante de la start-up sur les VTC. D’où ce besoin incessant de renouvellement et d’annonces tapageuses. D’où l’attitude pour le moins cavalière de Kalanick. D’où, aussi, les pressions sur les employés, la clémence envers les cas de harcèlement et les luttes frontales contre les pouvoirs publics. Cette voracité pour les capitaux a gonflé la valeur de l’entreprise à 68 milliards de dollars. Mais jusqu’à quand? Spécialiste de l’industrie des transports, Hubert Horan reconnaît n’avoir que peu d’espoirs concernant l’avenir d’uber: “À ce stade, je ne vois aucune solution. Il ne s’agit pas là d’une entreprise qui aurait juste grandi trop vite ou qui aurait besoin de réduire un peu ses coûts. Son modèle ne peut tout simplement pas fonctionner si elle n’arrive pas à atteindre une domination industrielle totale. Personne chez Uber n’est capable d’expliquer comment ils vont s’y prendre pour résorber les pertes et faire des bénéfices dans la durée.” Doit-on comprendre, à la lumière du départ de Kalanick, que les investisseurs auraient ouvert les yeux sur la stratégie de l’ex-boss? Les quelques fuites des réunions du conseil d’administration indiquent que seul Kalanick, et non le business model d’uber, a été pointé du doigt. Plusieurs universitaires contactés pour disséquer les pratiques commerciales de l’entreprise parlent déjà d’un “exemple type” bientôt rangé dans les écoles de commerce à la rubrique “modèle à ne surtout pas suivre”. L’un d’entre eux, Evan Rawley, professeur à l’université de Columbia, développe: “Aujourd’hui, avec ce que l’on sait sur Uber depuis quelques mois, quiconque avec des connaissances de maths niveau CP refuserait catégoriquement d’investir dans Uber. La solution? Une entrée en bourse. Mais là aussi, avec les scandales à répétition, je ne vois pas les investisseurs prendre le moindre risque.” Uber semble donc dans l’impasse. En parallèle, chaque jour, des chasseurs de têtes comme Guillaume Champagne, du cabinet californien SCGC, voient défiler les CV estampillés Uber: “Depuis six mois, les gens de chez Uber sont beaucoup plus sensibles aux offres qu’on leur fait pour les débaucher. Dans mon cabinet, j’ai plusieurs personnes qui sont dans des stades avancés de discussions pour aller ailleurs.” Et Travis Kalanick dans tout ça? Pour le moment, aucune information n’a filtré quant à son futur job. On sait en revanche que le récent quadra ne se rendra pas aux entretiens d’embauche au volant d’une voiture. Il devra faire le trajet à pied. En 2014, persuadé de n’avoir plus jamais à conduire de sa vie, il avait laissé expirer son permis de conduire.
“À ce stade, je ne vois aucune solution. Personne chez Uber n’est capable d’expliquer comment ils vont s’y prendre pour résorber les pertes et faire des bénéfices dans la durée” Hubert Horan, spécialiste de l’industrie des transports