Society (France)

Stephen Curry

L’homme qui valait 200 millions de dollars

- PAR PAUL BEMER ET ANTOINE MESTRES, À CHARLOTTE

Août 2015, sur un golf du Massachuse­tts, une voiturette slalome entre les trous. Au volant, Barack Obama. Ray Allen, légende du basket américain, est assis sur le siège passager. Derrière eux, une deuxième voiturette tente de suivre la cadence. Mais Stephen Curry et son père, Dell, ne referont jamais leur retard sur le président. Qui pourra savourer sa victoire. Et chambrer allègremen­t le perdant. “J’ai entendu Stephen justifier sa défaite par la présence de services secrets sur le parcours… Pff…” L’intéressé répondra quelques semaines plus tard sur le plateau de Jimmy Kimmel: “Il y avait des snipers partout et 25 agents spéciaux. Donc c’était un peu dur d’être serein et, j’avoue, j’ai fait un triple bogey sur le dernier trou. Mais le président n’a pas arrêté de me chambrer. Mon Dieu… Il me sortait des phrases du style: ‘Tu trembles Steph, tu trembles! Tu crois que t’es capable de rentrer ce putt?’ Maintenant, j’espère juste qu’il y aura une revanche.” Celleci aura lieu en avril 2016, sur une table basse du bureau ovale de la Maison-blanche, au Puissance 4 cette fois. Curry a les jetons jaunes, Obama les rouges. “T’es sûr que tu veux jouer là?” lance le président. Curry hésite, se rate, et prend une diagonale sur le coup suivant. Obama lève les bras et entame une danse de la victoire. Celle-là même que la star des Golden State Warriors a l’habitude d’exécuter sur les parquets de NBA. L’image fait le tour du pays. C’était le but. Cette partie s’inscrivait dans le cadre d’une campagne de communicat­ion destinée à promouvoir un programme de tutorat à travers les États-unis. Le slogan: “Vous n’avez pas besoin d’être le président des États-unis ou une star de la NBA pour être le héros de quelqu’un.”

Depuis, Obama a quitté la Maison-blanche, laissant son fauteuil à Donald Trump, son exact inverse. Stephen Curry, lui, n’a pas été désavoué. Il fait toujours partie des hommes les plus populaires outre-atlantique, et vient même d’entrer dans l’histoire en signant le contrat le plus cher de la NBA depuis sa création: 201 millions de dollars sur cinq ans, soit quatre fois plus que ce qu’il touchait jusqu’à aujourd’hui et l’équivalent de près de dix millions annuels de plus que ce que ramasse l’autre grande star actuelle du basket, Lebron James. En même temps, il faut l’avouer: rarement un sportif n’aura autant dominé sa discipline que Curry, qui vient d’offrir deux titres NBA en trois ans à son équipe, tout en battant des records en pagaille, et notamment, celui, mythique, du nombre de victoires sur une saison régulière des Chicago Bulls: 73 en 82 matchs pour les Warriors sur la saison régulière 2015-2016 contre 72 pour l’équipe de Michael Jordan. Avec un collectif moins puissant et moins athlétique que les autres mais terribleme­nt agile, technique et gourmand en tirs à trois points –dont il s’est fait spécialist­e, accumulant pas moins de neuf records individuel­s dans ce domaine–, Stephen Curry, 1,91 mètre “seulement”, réinvente les canons du jeu. Au point que les comparaiso­ns avec le roi Jordan ne font désormais plus peur à personne. Et certaineme­nt pas à John Thorne, historien réputé du sport US: “Je pense même que Stephen est déjà au-dessus de Jordan. Car pendant sa carrière, personne n’a jamais parlé d’un éventuel changement des règles du jeu. Alors qu’avec Stephen, la ligue réfléchit aujourd’hui à mettre en place une ligne à quatre points.” Barack Obama aussi y est récemment allé de sa comparaiso­n, lui l’immense fan des Chicago Bulls: “Je m’éclate plus à le regarder jouer que n’importe qui depuis Michael Jordan.” Mais au-delà du sportif, c’est l’homme Stephen Curry que l’amérique adore. Car il faut le voir en conférence de presse, sa fille sur les genoux, après une victoire ou une défaite, réciter poliment un discours d’humilité, de travail, de croyance pour comprendre. “Quand les gens observent Stephen, sa famille et les valeurs qu’ils véhiculent, ils veulent s’en inspirer, analyse Andrew Lovedale, ancien coéquipier de fac. C’est pour ça que l’amérique l’aime tant.” Dans le clan Curry, les Américains connaissen­t le père depuis longtemps. Dell jouait en NBA dans les années 90. À 5 ans, Stephen passait son temps à ses côtés, au point de finir par apparaître dans un spot publicitai­re pour Burger King. Plus tard, Stephen répondra même à des interviews à la place de Dell. Comme ce jour de 2001 où la famille au grand complet est réunie pour l’émission Off the Hardwood. Dell est là. Sonya, la maman, ancienne volleyeuse, aussi. Seth, le petit frère, futur basketteur, également. Et enfin Sydel, la petite dernière. Le présentate­ur du show, conquis, lâche en guise de remercieme­nts: “Vous formez une famille merveilleu­se. Vous êtes des exemples pour tout le monde.” Aujourd’hui, Stephen, marié en 2011 avec son amie d’enfance Ayesha Alexander, a fondé sa propre famille. De cette union sont nées deux filles, Riley et Ryan. Entre les parents, les tâches sont bien réparties. Quand Steph jouait au basket ou au golf avec Barack, Ayesha tournait à la Maison-blanche sa propre campagne de communicat­ion avec Michelle, un programme destiné à valoriser la consommati­on de fruits et légumes auprès de la jeunesse du pays dans les cantines scolaires, supprimé par Trump à son arrivée. En parallèle, ses tutos de cuisine Cookin’ with the Currys tournés dans la maison familiale cartonnent sur Youtube. Ayesha prend à coeur son rôle de mère parfaite. Et habituées à voir des caméras chez elles depuis leur plus jeune âge et à jouer avec, les enfants se mettent au diapason. Comme ce jour de mai 2015. En conférence de presse, après un match, Riley Curry est installée sur les genoux de son père. Elle l’interrompt en pleine phrase et lance, sourire aux lèvres, devant un auditoire hilare et conquis: “I feel blessed (“Je suis bénie”).” Depuis, Riley est une star, et comptabili­se même près de 200 000 followers sur Twitter.

Mieux que Taylor Swift ou Oprah Winfrey

Loin des névroses des Kardashian ou des Osbourne en leur temps, la famille Curry rassure les Américains sur ce que leur pays peut encore être. Ici, pas de dérapages, pas de provocatio­ns, mais la réhabilita­tion de valeurs puritaines: famille, travail et foi. À y regarder de près, Stephen Curry avait pourtant tout pour exploser en vol à l’adolescenc­e. La pression familiale d’abord. Combien de “fils de” se sont égarés en chemin à force d’être jugés comme leur père? La dureté du monde sportif, ensuite, où la majorité des acteurs récitent une enfance de misère et la revanche comme moteur de réussite. Mais Stephen Curry raconte l’inverse, l’histoire d’un enfant de bonne famille, un gendre idéal, qui excelle dans un univers violent. Le tout sans la moindre souffrance ni la moindre faille égotique apparente. Voilà sans doute pourquoi Stephen Curry est devenu si bankable. En mars 2016, l’agence de communicat­ion Repucom plaçait l’estimation des revenus générés par la star des Golden State au neuvième rang d’un classement regroupant 3 800 célébrités. Mieux que Taylor Swift ou Oprah Winfrey. Un mois plus tôt, en février, le magazine Forbes évaluait, lui, l’ensemble de ses contrats publicitai­res à près de douze millions de dollars annuels. Un pactole qui a sensibleme­nt augmenté après l’officialis­ation d’un partenaria­t avec la banque JP Morgan Chase, la plus grosse des États-unis –50 millions de dollars sur 20 ans–, et qui va donc désormais s’envoler encore plus haut. Derrière les sourires se cache ainsi un businessma­n redoutable, qui a parfaiteme­nt compris comment exploiter

“Steph croit que Dieu l’a mis dans cette position pour être le représenta­nt de ce à quoi Il aspire pour les hommes. Il le pense vraiment” Bob Mckillop, son coach à l’université de Davidson

son très sage storytelli­ng personnel. Quand la majorité des sportifs signent des contrats avec des marques de soda, lui préfère une marque d’eau filtrée, Brita, et délivre ce message: “L’eau est ma boisson. J’aime le fait que Brita rende l’eau du robinet meilleure et que vous n’ayez pas à dépenser plus d’argent pour de l’eau en bouteille.” En vrai, on ne la fait plus à l’envers à Curry l’homme d’affaires. Surtout depuis cette fameuse réunion chez Nike en 2013. Ce jour-là, le représenta­nt de la marque à la virgule l’appelle “Steph-on” puis présente un Powerpoint sur lequel est écrit le nom de Kevin Durant, l’une des autres grandes stars de la ligue, devenu depuis coéquipier de Curry aux Warriors. Fin de l’histoire. Dans la foulée, le joueur file s’engager avec la marque montante du sport US: Under Armour. Le jackpot est mutuel. Aujourd’hui, les ventes de chaussures siglées “Stephen Curry” dépassent celles de tous les autres joueurs NBA. En 2015, la société originaire de Baltimore a même engrangé 154 millions de dollars de bénéfices. Soit un bond de 250% par rapport à ses anciens chiffres, essentiell­ement dû au prodige. À qui, naturellem­ent, on ne peut rien refuser. Ainsi, Stephen Curry a obtenu que toutes les baskets à son effigie soient ornées, sur la semelle et la languette, d’un verset de la Bible: “Je peux traverser toutes les difficulté­s grâce au Christ qui m’en donne la force.” Que cache ce verset? Son coach à l’université de Davidson, Bob Mckillop, a une réponse, plutôt flippante: “Steph croit que Dieu l’a mis dans cette position pour être le représenta­nt de ce à quoi Il aspire pour les hommes. Il le pense vraiment.” Tout cela intrigue et interroge l’homme derrière l’icône, les programmes caritatifs, les vidéos avec Obama. Qui est vraiment Stephen Curry? Pour comprendre, il faut filer vers la Caroline du Nord, dans le Charlotte des résidences privées, en bordure de la ville, au coeur d’une Amérique moyenne,

“Je m’éclate plus à regarder jouer Stephen Curry que n’importe qui depuis Michael Jordan” Barack Obama

à mi-chemin entre les excentriqu­es New York et Miami. Une Amérique proprette, de routes droites, de malls interminab­les et d’églises pentecôtis­tes. Dont celle de la famille Curry, avec son parking digne d’une grosse salle de concert, sa crèche, ses trois aires de jeu et sa régie permettant de diffuser les prêches en live. Pas de doute, la Central Church of God est le centre névralgiqu­e de la vie locale. À l’accueil, David, la soixantain­e bien tassée et la mine joviale, se présente et exprime d’entrée un regret: celui de ne pas voir Stephen Curry jouer pour les Charlotte Hornets. Dans la foulée, il s’excuse de l’absence du maître des lieux, le pasteur Loran Livingston. Vingt ans après avoir marié les parents Curry, ce dernier s’est occupé des enfants, et leur inculque encore quand ils passent dans le coin les bases d’une vie pieuse, dont on devine aisément les contours. Car le pasteur Loran Livingston n’a jamais brillé par sa modernité. Collection­neur d’armes à feu et de couteaux militaires, il estime ainsi aujourd’hui que le terrorisme islamiste est une interventi­on divine censée punir la nation pour avoir légalisé l’avortement. Le mariage gay est, sans surprise, son autre grand sujet de colère. Lors de ses prêches, le pasteur aime qualifier l’homosexual­ité de “péché”. Il estime aussi que “le pays a mis son doigt dans l’oeil de Dieu et va en payer le prix”.

Tiède ou prudent?

Que pense Curry de tout ça? On ne saura jamais. En revanche, ceux qui l’ont côtoyé dans le coin ont tous les mêmes anecdotes à raconter, celles d’un enfant dans l’adoration de Dieu. Non loin de l’église, la Charlotte Christian School est l’école sage de toutes les séries américaine­s qui décrivent la vie de cette Amérique périurbain­e paisible. Coach Brown, qui a eu Curry sous ses ordres, raconte: “Parfois, je demande à mes joueurs de trouver un verset de la Bible qui leur parle et de justifier ce choix devant le groupe. Steph avait choisi le verset Philippine­s 1.7.” Il attrape une Bible dans l’étagère, puis lit: “‘La crainte de l’éternel est le commenceme­nt de la connaissan­ce ; les fous méprisent la sagesse et l’instructio­n.’ Stephen le répétait tellement souvent que lorsque j’ai dit aux gamins qu’il fallait trouver un verset à mettre sur les t-shirts de l’équipe, ils ont tous voté pour celui-là.” Non loin, à côté d’une rangée de casiers, Bob Angley, son ancien prof de maths, évoque un “gamin dévoué, avec des conviction­s, et qui n’a jamais eu honte d’être un fidèle du Christ”. L’an dernier, lorsque la Caroline du Nord a voté une série de mesures hostiles aux homosexuel­s, Stephen, pourtant, ne semblait guère à l’aise. Alors que de nombreuses voix

s’élevaient pour interroger l’organisati­on du All-star Game 2017 (un match d’exhibition opposant les meilleurs joueurs du pays, sorte de grande fête de la NBA) à Charlotte, tout le monde attentait que Curry prenne position. Il a fini par le faire, de façon énigmatiqu­e: “Je sais que la NBA oeuvre pour l’égalité et l’intégratio­n de toutes les croyances. C’est intéressan­t de voir comment ces principes rencontren­t parfois la loi d’un État où la NBA veut organiser un événement.” Intéressan­t? Personne n’a compris ce que Curry voulait dire par là. Alors, en septembre, il a pris soin de corriger le tir: “Notre ville et notre État sont regardés par tout le monde à cause de cette loi. Je ne veux pas que cela devienne un thème récurrent à l’avenir. Je suis pour les droits de tout le monde.” Pourquoi un tel revirement? Peut-être parce que l’icône a trop peur de ternir son image de gendre idéal. Politiquem­ent, Curry a ainsi traversé l’élection américaine sans se mouiller. S’il lui est arrivé de faire comprendre qu’il était plutôt Hillary que Donald ou de critiquer celui qui est devenu président de son pays, à peine était-ce du bout des lèvres. Pendant les émeutes à Charlotte, même chose. Curry a simplement appelé à prier pour la ville dans un bref tweet. En septembre dernier, lorsque le joueur de football américain des 49ers de San Francisco Colin Kaepernick s’est agenouillé pendant l’hymne américain avant un match et a déclaré: “Je ne vais pas afficher de fierté pour le drapeau d’un pays qui opprime les Noirs”, Stephen Curry a commenté qu’il respectait son choix. Mais qu’il ne suivrait pas le mouvement.

Finalement, l’histoire de Curry en rappelle peut-être une autre. Il y a une quinzaine d’années, Tiger Woods aussi avait été adoubé par l’amérique, qui l’avait découvert à 2 ans à la télé, un club de golf à la main. Comme Steph, le pays l’avait vu grandir et adorait son histoire. Tiger incarnait un modèle de réussite implacable. Quoi de plus beau que le fils métis d’un Afro-américain et d’une Thaïlandai­se qui réussit dans un sport exclusivem­ent blanc au point de devenir le meilleur joueur du monde? Son couple avec le mannequin suédois Elin Nordegren était cité en exemple pour sa modernité. Jusqu’à la chute, brutale, en 2009, quand le pays a fini par découvrir sa folle vie extraconju­gale. Ironie du sort, Tiger Woods et Stephen Curry ont échangé pour la première fois en 2015, au moment du premier titre de champion NBA du basketteur. “On a parlé au téléphone et depuis, on s’envoie régulièrem­ent des SMS”, a confié Curry dans le magazine Golf Digest. Peut-être Tiger lui a-t-il filé quelques tuyaux pour battre Obama sans trembler sur un par 4. Ou bien peut-être a-t-il évoqué avec lui les années sombres qu’il a traversées après que son divorce a été prononcé en août 2010 et que tous ses sponsors l’ont lâché. Pour le mettre en garde: les

éternelles .•tous icônes sportives sont rarement

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Floor is lava.
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À la Maison-blanche, en février 2016.

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