Society (France)

Gare aux imposteurs!

En 2015, l’histoire avait défrayé la chronique. Il faut dire qu’elle était croustilla­nte. Un homme d’âge mur, très mûr même, avait réussi à séduire des dizaines de femmes sur des sites de rencontre grâce à une fausse photo de profil piquée à un beau gosse

- PAR THIBAULT RAISSE, À NICE / ILLUSTRATI­ONS: IRIS HATZFELD POUR SOCIETY

Suivant un scénario à la 50 Nuances de Grey, les femmes entraient dans l’appartemen­t plongé dans le noir, enfilaient un masque et s’allongeaie­nt sur le lit. Après le rapport sexuel, elles enlevaient le masque. Surprise: leur rendez-vous, Anthony, la trentaine, architecte d’intérieur à Nice et sosie de l’acteur Paul Walker, était en fait Guy, 68 ans, chauve et bedonnant. Elles le poursuiven­t aujourd’hui en justice.

EElle attend ce moment depuis trois semaines. Ou peut-être depuis toujours. Voir enfin les yeux de l’homme promis. Pour son premier rendez-vous chez Anthony, Catherine* a remisé sa pudeur et sa timidité naturelles pour vivre le grand frisson d’une soirée torride. Son prince charmant virtuel l’a convaincue: une relation aussi exceptionn­elle que la leur, même démarrée à distance, ne peut pas commencer dans la vie réelle par une bise au comptoir suivie d’un café. Cette première rencontre doit être aussi spéciale que le lien si particulie­r qui les unit. “Je serai le meilleur amant que tu n’aies jamais eu”, a-t-il promis au téléphone. Pour réaliser cette prophétie, Anthony a suggéré un scénario à la Cinquante nuances de Grey, ce bestseller mondial qui a popularisé le bondage soft auprès de millions de mères de famille sages. La jeune quadra gironde aux cheveux châtains foncés et aux yeux azur a accepté de jouer le jeu. Sa robe noire à pois blancs, banale, cache un ensemble de lingerie rouge autrement plus audacieux. Un dernier texto et en voiture. “Je décolle mon beau. À toute.” Il est 16h59. Ce lundi de mars 2015 ressemble à un dimanche d’automne. Les cinq heures de route qui séparent la banlieue d’arles de Nice défilent entre les paysages vallonnés de la Haute-provence et des Alpilles majestueus­es. Catherine balaie le tuner de son autoradio pour dénicher la bande-son idéale à ses rêveries sentimenta­les. “J’avais l’impression d’être l’actrice principale d’un film à l’eau de rose, se souvient-elle. Il y avait du désir, bien sûr, mais j’étais surtout en train de tomber amoureuse. J’avais mis du temps à me convaincre qu’un homme aussi beau et aussi parfait puisse s’intéresser à moi. Et puis, j’avais fini par me dire que le bonheur n’arrive pas qu’aux autres. Cette fois, c’était mon tour.”

Les deux amants se sont rencontrés fin février sur Zoosk, un site de dating de seconde zone. Catherine, tout juste 40 ans, mère célibatair­e d’une fillette de 10 ans, est alors en arrêt maladie pour burn-out. Elle s’est inscrite sous le pseudonyme “Mallana”, en quête de réconfort et d’une épaule solide. Ses recherches se limitent aux hommes de sa région. Jusqu’à ce “coucou” parmi d’autres déposé dans sa messagerie. “Le pseudo du profil était “Anthony Cannes”, se rappelle-t-elle. J’ai tout de suite été séduite par sa photo: un visage magnifique, une silhouette de mannequin, des yeux bleus sublimes. Ensuite, ma deuxième réaction a été de me dire: mais qu’est-ce qu’il fiche sur un site comme ça?” La discussion s’engage d’abord en ligne, puis par téléphone. “Anthony Cannes” se présente comme Anthony Laroche. Il a 38 ans, vit à Nice, et travaille comme décorateur d’intérieur à Monaco. Sa devise, inscrite sous sa photo de profil: “Guérir le mal par le mâle”. Ce sosie quasi parfait de Paul Walker, la star de Fast and Furious, remplit toutes les cases: drôle, intelligen­t, cultivé, charpenté, le tout enveloppé par une voix grave et réconforta­nte. Il est à la recherche d’une relation sérieuse. Catherine, par son air mutin et ses rondeurs généreuses, lui a plu. “En quelques jours à peine, des sentiments sont apparus des deux côtés. J’étais sous le charme, et lui disais que j’étais la femme qu’il recherchai­t, et qu’une rencontre comme la nôtre n’arrivait qu’une fois dans la vie.” Les échanges, d’abord chastes, deviennent rapidement sulfureux, entre téléphone rose et envoi de clichés licencieux. Des photos où le visage du bellâtre n’apparaît jamais. “Un jour, je lui ai demandé si c’était vraiment lui sur la photo de profil. Il a confirmé, mais ma question l’a agacé. Il m’a dit: ‘Tu me fais quoi là?’ Je n’ai pas insisté. J’avais peur de le perdre.” Catherine gare sa berline Renault à quelques dizaines de mètres de la promenade des Anglais. Il est bientôt 21h. La garçonnièr­e d’anthony se situe sur la célèbre avenue du bord de mer, au 5e étage d’un immeuble moderne. Sur le palier, la porte de l’appartemen­t est entrouvert­e. À droite de l’entrée, la salle à manger est éclairée, tout comme la salle de bains. Le mobilier est ancien. Une odeur rance de tabac froid flotte entre les murs. Une bouteille de rosé et un verre sont posés sur la table du salon. “Installe-toi sur le canapé, mets-toi à l’aise et prends un verre de vin.” La voix provient d’un long couloir bordé de miroirs au bout duquel se trouve une pièce fermée. La chambre, sans aucun doute. Catherine s’étonne de ne pas être accueillie en personne par son bienaimé. Elle s’exécute tout de même. La voix reprend. “Va dans la salle de bains, il y a un bandeau. Mets-le sur les yeux et déshabille­toi. Quand ce sera fait, je viendrai te chercher. Tu te laisseras faire. Tu n’auras pas le droit de me toucher. C’est la règle du jeu.” “J’étais déçue de ne pas le voir, et je lui ai fait la remarque, souligne-t-elle. Il m’a répondu: ‘Si tu ne veux pas suivre le scénario, tu peux partir, je ne te retiens pas.’ Je n’avais pas envie de tout gâcher. J’ai repris un verre de vin pour me donner du courage, et je suis allée dans la salle de bains.” La porte de la chambre s’ouvre enfin. La main d’anthony recouvre avec bienveilla­nce celle de sa dulcinée. Il la guide jusqu’au lit, puis attache ses poignets aux montants à l’aide d’une cravate, comme le prévoyait le scénario convenu ensemble à l’avance. Le doute cède la place aux frissons. C’est le temps des préliminai­res. En changeant de position, Anthony libère une main de sa partenaire. Elle se montre respectueu­se de la consigne et s’abstient de le toucher. Après les caresses, l’amant prend possession de son corps. L’excitation est à son comble. La frustratio­n aussi: Catherine contourne la directive et

lui mordille un bout du bras. “Je me suis dit: “Tiens, il n’est pas très musclé.” J’avais déjà remarqué que son érection n’était pas non plus très vigoureuse.” La magie du moment s’estompe. Catherine demande à retirer son bandeau. Refus ferme. Elle passe outre. La chambre est plongée dans l’obscurité. Seul le halo du radiorévei­l numérique vient fendre la pénombre. Le filet de lumière émis par les chiffres rouges de l’appareil dessine peu à peu la silhouette d’anthony sous le regard interdit de son invitée. L’homme est bedonnant et dégarni. Il a un nez proéminent et la peau flétrie. Catherine détache sa deuxième main encore entravée et se précipite sur l’interrupte­ur de la pièce. L’inconnu cache son visage quelques secondes avec ses bras, avant de baisser les armes: derrière Anthony, 38 ans, se cache Guy, 68 printemps. “Écoeurée, dégoûtée”, l’amoureuse trahie se rhabille et agonit le vieil homme d’injures avant de quitter les lieux. En pleurs sur la “Prom’”, elle compose le 17 et raconte à l’opérateur qu’elle vient de se faire violer par un retraité qui se faisait passer pour un trentenair­e. Une patrouille en maraude vient à sa rencontre puis l’emmène au commissari­at central de Nice. Il est minuit passé. L’officier de police judiciaire de permanence recueille l’incroyable témoignage entrecoupé de sanglots. Le fonctionna­ire appelle alors le procureur de la République pour connaître les suites à donner à la procédure. Au bout du fil, le magistrat écoute le récit aux airs de déjà-vu. Et pour cause: son parquet enquête sur Guy pour des faits similaires depuis huit mois. Il avait même été placé en garde à vue pendant 30 heures quatre mois plus tôt, avant d’être libéré sans aucune charge retenue contre lui.

Le numéro de 342 femmes

C’est une autre plaignante, Aurélie, qui avait été à l’origine de ces premières investigat­ions. Le 24 juillet 2014, cette jeune Niçoise de 33 ans avait livré aux policiers un témoignage quasi identique à celui de

Catherine. La rencontre s’était faite sur un autre site Internet, TIILT. Anthony Laroche disait alors avoir 37 ans. La fiche de présentati­on du décorateur sexy était accompagné­e d’une autre devise: “Miange, mi-démon. Le volcan qui couve sous la glace.” Hormis ces menus détails, tout est déjà là: les conversati­ons au téléphone, la rencontre exceptionn­elle, le bandeau dans la salle de bains, les mains attachées au lit, la chambre plongée dans le noir, les premiers doutes, et la désillusio­n. L’enquête de police s’était accompagné­e d’une perquisiti­on au domicile de Guy. La moisson avait été aussi exceptionn­elle qu’inattendue. Un carnet posé près de son lit listait les prénoms, âges, villes, et numéros de téléphone de 342 femmes âgées de 23 à 53 ans, dont 143 originaire­s de la région niçoise. Son ordinateur conservait précieusem­ent quelque 3 000 photos réparties dans 200 dossiers, chacun dédié à une prétendant­e et renfermant des clichés explicites reçus par e-mail ou MMS. Dix autres dossiers contenaien­t des instantané­s pris par Guy dans sa chambre alors que sa partenaire avait les mains entravées et les yeux masqués. Dans la mémoire de l’un de ses téléphones, rebelote: 1 145 photos supplément­aires y étaient stockées, pour la plupart des femmes nues en pied, ou présentant leurs attributs en détail. Les policiers avaient découvert au passage l’existence de comptes Facebook, Linkedin et Netlog au nom d’anthony Laroche ou Anthony Cannes, avec la même photo de profil aguicheuse. Après une rapide recherche sur Google Images, ils avaient établi que le beau gosse mystère était l’ex-égérie d’une marque de vêtements, PME Legend, spécialisé­e dans les sapes typées aviateur. Le top model au regard intense et à la mâchoire d’acier avait posé pour une campagne de pub présentant la collection hiver 2008. Le vieux monsieur ne s’était pas contenté de télécharge­r les visuels promotionn­els mais avait aussi retravaill­é certains d’entre eux. Les albums photos de ses réseaux sociaux contenaien­t ainsi des clichés détourés du mannequin téléporté comme par magie au beau milieu de la promenade des Anglais sous un soleil de plomb, malgré son bomber large et sa chemise en laine. La procédure ouverte n’avait pourtant pas permis d’incriminer Guy: aux yeux du procureur, l’absence de contrainte physique et le caractère consenti de la rencontre ne permettaie­nt pas, à ce stade, de retenir la qualificat­ion de viol.

À l’issue de sa déposition, Catherine est emmenée à l’hôpital par les policiers pour un examen médico-légal, avant d’être déposée dans un hôtel pour y passer le reste de la nuit. Au petit matin, la brigade criminelle de Nice, déjà saisie de la plainte déposée par Aurélie huit mois plus tôt, prend la suite des investigat­ions. Le procureur de la République demande aux limiers d’interpelle­r l’amant indélicat à son domicile et de le placer en garde à vue. Mais cette fois, pas question de le laisser s’en tirer à si bon compte. À 9h10, c’est un Guy dans le plus simple appareil qui ouvre la porte de son appartemen­t aux policiers. Les lieux sont à nouveau perquisiti­onnés. Vestige de la soirée passée, le soutien-gorge rouge de Catherine est encore là, posé sur une étagère. Les enquêteurs mettent sous scellés le bandeau noir, replacé entretemps dans la salle de bains, et la cravate multicolor­e qui a servi à attacher les poignets de la victime présumée. Plus étonnant, ils mettent la main sur deux enveloppes supportant la véritable adresse et la fausse identité de Guy, à l’intérieur desquelles ont été glissés des strings usagés. Des trophées de fans, précisera-t-il un peu plus tard. Un ordinateur et deux clés USB sont également saisis pour expertise. L’audition du mis en cause démarre en début d’après-midi. Comme lors de sa précédente garde à vue, Guy confirme l’essentiel des déclaratio­ns faites par la plaignante, tout comme le recours à un scénario façon Cinquante nuances de Grey, et l’utilisatio­n d’une photo de profil qui n’est pas la sienne. Mais rien de tout cela ne correspond, selon lui, à la définition d’un viol. “Ma notion du viol, c’est de forcer quelqu’un à avoir un rapport sexuel non consenti par la brutalité, la force ou la menace. Pour résumer, c’est quand l’une des deux personnes n’est pas consentant­e”, explique-t-il à l’officier de police judiciaire. “C’est quoi le consenteme­nt?” interroge ce dernier. “C’est l’envie de faire l’amour quelles que soient les circonstan­ces, répond Guy. Pour moi, avoir envie, c’est être consentant. Pour moi, quand elle est venue dans la chambre nue, elle avait envie, elle était consentant­e. Et à ce moment-là, elle se moquait totalement de la tête que j’avais, croyez-moi.” Le policier relève que Catherine avait consenti à faire l’amour avec un homme de 38 ans, et non 68. “Pas du tout, cela n’a rien à voir, objecte le gardé à vue. Elle a donné son consenteme­nt sans chercher à savoir qui j’étais. Elle pouvait demander une preuve. Elle avait 10 000 fois la possibilit­é d’enlever son bandeau. Si elle m’avait demandé ne seraitce qu’une seule fois si j’étais vraiment l’homme de la photo, je lui aurais dit la vérité. En tout cas, je ne l’aurais pas fait venir.” Le suspect insiste sur les échanges très chauds en amont de la rencontre, Catherine allant jusqu’à lui envoyer une vidéo la montrant dans des postures sans équivoque sur ses intentions. “Les autres personnes avec lesquelles j’ai fait ce petit scénario étaient des femmes qui me disaient qu’elles savaient très bien que je n’étais pas le gars de la photo, et que cela ne changeait rien au désir qu’elles avaient.” Mais alors, pourquoi mettre une autre photo que la sienne? “Afin de préserver mon anonymat”, répond le vieil homme. Cette fois, les arguments de Guy ne convainque­nt pas le procureur. Après 24 heures de garde à vue, une informatio­n judiciaire pour viols est ouverte par le parquet de Nice. Guy est déféré le 19 mars 2015 en début d’après-midi devant un juge d’instructio­n en vue de sa mise en examen. Comme le veut la procédure, le magistrat donne la parole au suspect avant de prendre sa décision. La santé du vieux monsieur est précaire. Il a les traits tirés. “J’hallucine de me retrouver ici. Je ne comprends pas que l’on me reproche des faits de viols. Je n’ai jamais forcé, ni menacé, ni obligé personne. Je m’étais inscrit sur des sites de rencontre coquine. Ce n’étaient pas des sites de rencontre sérieuse. Je voulais m’amuser avec des personnes dans le même état d’esprit que moi. Il s’agissait de relations téléphoniq­ues, d’envois de photos et de vidéos. Personnell­ement, je m’en serais tenu là, mais il m’est arrivé quelques fois d’accepter de voir des personnes. Je ne sais pas comment dire… J’aurais aimé que les relations restent uniquement téléphoniq­ues. Lorsque ces personnes sont venues chez moi, nous avions convenu d’un petit scénario érotique. Encore une fois, je n’ai jamais forcé personne à quoi que ce soit.” Le juge écoute le monologue sans intervenir. Il n’a ni question ni observatio­n. Guy est mis en examen pour viol, et incarcéré à la maison d’arrêt de Nice.

Catherine détache sa deuxième main encore entravée et se précipite sur l’interrupte­ur de la pièce. L’inconnu cache son visage quelques secondes avec ses bras, avant de baisser les armes: derrière Anthony, 38 ans, se cache Guy, 68 printemps

Le viol par surprise

L’enquête judiciaire confiée à la brigade criminelle va durer deux ans. Elle est officielle­ment close depuis le 26 avril dernier. Le juge d’instructio­n doit sceller le destin de Guy dans les semaines à venir. Trois choix s’offrent à lui: le renvoyer devant une cour

d’assises pour viols ; devant un tribunal correction­nel pour agressions sexuelles, ou bien rendre un non-lieu synonyme d’arrêt des poursuites et de reconnaiss­ance de son innocence. Le sexagénair­e est aujourd’hui libre dans l’attente d’un éventuel procès. Après trois semaines de détention provisoire, il avait déposé une demande de libération. Sa requête avait été immédiatem­ent acceptée par le juge des libertés et de la détention. Un lourd désaveu pour le magistrat instructeu­r. Car la question centrale du consenteme­nt d’un côté, et de la qualificat­ion criminelle ou non des faits de l’autre, reste entière. Pour justifier la mise en examen, la justice a retenu la notion de “viol par surprise” prévue par l’article 222-23 du code pénal. Elle peut être invoquée lorsque le consenteme­nt n’a pas pu être explicitem­ent donné eu égard aux circonstan­ces ou à l’utilisatio­n d’un stratagème. C’est cette qualificat­ion qui permet, par exemple, de condamner un cambrioleu­r qui viole une femme endormie. “Le consenteme­nt ne suffit pas, il faut que celui-ci soit éclairé, qu’il soit donné dans des conditions qui lui donnent toute sa valeur”, note Me Mohamed Maktouf, l’avocat de Catherine**. Preuve de la difficulté juridique du dossier: durant l’enquête, le juge d’instructio­n s’est penché de près sur la notion ancienne mais pointue du viol par surprise en fouillant dans la base criminolog­ique de la Direction des affaires criminelle­s et des grâces (DACG). Cette sousdirect­ion du ministère de la Justice, dont elle constitue le bras armé le plus puissant et le plus secret, réunit la jeune élite de la magistratu­re, et apporte assistance et conseil aux procureurs et juges qui font face à un casse-tête. Car le reste des investigat­ions n’a pas permis d’y voir plus clair. Sur 17 femmes en relation avec Guy retrouvées et auditionné­es par les enquêteurs, seules quatre, dont Catherine et Aurélie, se sont portées partie civile. La majorité d’entre elles ont eu le sentiment d’avoir été trompées, voire manipulées, mais sans considérer avoir été violées pour autant. Quatre n’ont plus donné de nouvelles aux policiers après un premier échange par téléphone ou par écrit. Une autre souhaitait déposer plainte, mais les faits, datant de 2003, étaient prescrits. À l’époque, Guy se faisait appeler “Christophe” et disait avoir 34 ans, le reste du mode opératoire étant identique. Enfin, deux autres conquêtes sont restées en contact avec lui après la soirée “magique”: l’une est devenue une amie, et l’autre, âgée de 19 ans au moment de la rencontre, s’est mise en ménage avec lui pendant trois ans. Elle reste à ce jour l’une de ses plus proches confidente­s et fidèles soutiens. Les expertises psychologi­ques n’ont pas davantage éclairé la justice sur la personnali­té complexe du mis en examen. Fils unique d’un couple de commerçant­s, Guy passe une enfance simple et heureuse dans un appartemen­t du centre-ville riverain de la Méditerran­ée. Une scolarité correcte lui ouvre les portes de l’école nationale des arts décoratifs de Nice, avant le service militaire. Sa vie profession­nelle est une réussite et un modèle de stabilité. Sa vie familiale un peu moins: marié et divorcé trois fois, il a un fils d’une quarantain­e d’années avec qui le contact est rompu depuis longtemps. Les deux psychologu­es requis par le juge d’instructio­n décrivent un homme intelligen­t, au discours clair et cohérent, sans trouble apparent. Tous deux notent en revanche l’existence de traits narcissiqu­es, sans pour autant qualifier cette tendance de pathologiq­ue. En ce 21 juin 2017, Nice est l’une des rares villes de France épargnées par la canicule. Un vent léger et rafraîchis­sant autorise même farniente et baignade sur la baie des Anges prise d’assaut par les premiers touristes. Après une journée d’hésitation, Guy nous donne rendez-vous à l’heure du dîner place Garibaldi, à quelques mètres des ruelles étroites et multicolor­es de la vieille ville. Le petit homme a revêtu un ensemble d’été blanc en lin composé d’un pantalon ample et d’une chemise échancrée. S’il est difficile de lui donner 38 ans, force est de reconnaîtr­e qu’on ne lui prêterait pas les 70 printemps qu’il cumule aujourd’hui. La peau est fatiguée, sans être exagérémen­t marquée par le temps. La bedaine est bien présente, mais contenue. Le nez proéminent, lui, est intact. “Je n’en reviens toujours pas d’avoir été mis en examen, lance-t-il en préambule devant une pizza généreuse. Je veux bien avoir fait des choses immorales, mais rien d’illégal.” Le décorateur peste contre une justice pudibonde, qui ignore tout des pratiques en cours sur certains sites de rencontre. “Ce que je fais, tout le monde le fait. Personne ne met sa vraie photo sur ce genre de sites. Si je mets la photo de Brad Pitt, les femmes vont-elles s’attendre à coucher avec lui? Il y a beaucoup d’hypocrisie mal placée et de fantasmes non assumés.” On lui fait remarquer que le seul souci de préserver son anonymat est un argument difficile à avaler. “Je travaille beaucoup à Monaco. La société monégasque est très conservatr­ice. Je ne pouvais pas prendre le risque que l’un de mes clients me reconnaiss­e.” Le vieil homme enchaîne cigarette sur cigarette. Il se montre affable, mais peine à se dévoiler. Il rappelle l’absence de contrainte physique sur ses partenaire­s, et la possibilit­é qu’elles avaient à tout moment de mettre un terme au “jeu”. Il insiste lourdement sur les échanges explicites qui ont précédé les rencontres, signes que les prétendant­es ne cherchaien­t pas le grand amour mais l’ivresse du désir. Et répète le discours qu’il a tenu au enquêteurs. “J’ai des centaines de photos très intimes. Ces femmes avaient envie de vivre une expérience sexuelle hors du commun avec un inconnu. Mon physique leur importait peu, et rares sont celles qui ont cherché à savoir si c’était bien moi sur la photo. Celles qui m’ont posé la question, je ne leur ai pas caché la vérité.” Si le physique leur importait peu, pourquoi ne pas montrer son visage le jour de la rencontre? “Dans la plupart des cas, j’avais tissé des liens forts avec ces femmes au téléphone. Je ne voulais pas briser ce lien qu’on avait créé.” Un silence. “Peut-être aussi que j’avais peur de les décevoir.” Deux ans après les faits, Catherine a tourné la page, mais a encore du mal à se reconstrui­re. “Elle a subi un massacre psychologi­que”, résume Me Maktouf, son avocat. “J’ai mis une bonne semaine à me convaincre qu’anthony Laroche n’existait pas, reprend Catherine. J’étais amoureuse d’un fantôme. Aujourd’hui, je suis toujours suivie par un thérapeute. J’ai un compagnon depuis quelques mois, mais j’ai du mal à m’abandonner, notamment sur le plan intime. Je n’ai plus du tout confiance en moi.” Dans la voiture qui l’emmenait chez son prince charmant, la radio avait diffusé par hasard une jolie chanson d’amour: I Know You, “Je sais qui tu es”, le thème principal du film Cinquante nuances de Grey. “C’était un signe du destin. Un signe de plus que cette rencontre était écrite.” Catherine connaissai­t bien ce titre qu’elle appréciait. Mais elle en ignorait les paroles. “Je crois, je crois / Que tu pouvais m’aimer / Mais tu t’es perdu en chemin / Et ce que je t’ai donné / Je ne pourrai jamais le récupérer.”

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