Society (France)

Mafia Blues.

Ils ont passé leur vie à tuer, voler, arnaquer, tout ça pour “la cause” et “la famille”. Puis ils en ont eu marre, se sont fait trahir ou se sont tout simplement retrouvés sans boulot. Alors, ils ont décidé de parler. Surfant sur les films et les séries à

- PAR RAPHAËL MALKIN, À NEW YORK / PHOTOS: ROGER KISBY POUR SOCIETY

Ils sont les vestiges d’un monde en train de s’éteindre. À New York, les vétérans de la mafia italo-américaine reçoivent pour évoquer ce que fut leur vie: des crimes, des extorsions, des histoires de trahison, d’honneur et d’immigratio­n, aussi. Dernières confession­s avant liquidatio­n.

La nuit, dans sa maison du New Jersey, il arrive que John Alite ait le sommeil qui tangue, perturbé par quelques mauvaises histoires. Il dit qu’il fait des “cauchemars”. Voici le dernier en date: “J’ai rêvé que je poignardai­s un type que je connaissai­s. Douze coups de couteau.” Ce “type”, dans la réalité, est bel et bien mort. C’était il y a des années. Et c’était bien à cause de John Alite. “La seule différence, c’est que je ne l’ai pas tué moi-même. Je l’ai fait tuer”, marmonne ce dernier tandis qu’il déjeune d’une salade dans un café de New York. Pour John Alite, la cinquantai­ne toute en muscles, les nuits se suivent et se ressemblen­t depuis longtemps maintenant: ces cadavres qui viennent le hanter les uns après les autres dans son sommeil portent tous, à leur façon, sa signature pour de vrai. Ce sont des morts et des meurtres qui racontent son passé. “En tout, j’ai tué quinze personnes, confesse-t-il en commandant une eau gazeuse. C’était mon métier et je le faisais pour la famille.” Pendant des années, John Alite a été l’un des hommes de main les plus prolifique­s de la famille Gambino, le clan mafieux qui a longtemps trôné sur New York et les Étatsunis. “C’était une époque où j’aimais me dire que je pouvais aller toujours plus loin tant que je ne mourais pas”, se souvient-il. Une vie que l’“assassin”, comme il se décrit lui-même le nez sur sa salade, dit renier aujourd’hui. Sorti de prison en 2013, où il a passé neuf ans, John Alite parle désormais de cette période de sa vie comme d’un moment “misérable”. Il jure qu’il préfère aujourd’hui passer ses journées à s’entraîner à la boxe avec ses fils, siroter des cocktails dans des bars avec sa jeune amie, ou tout simplement rouler seul pendant des heures au volant de sa décapotabl­e. John Alite n’est plus un mafieux. C’est un repenti, comme on appelle communémen­t, de chaque côté de l’atlantique, ceux qui ont décidé de quitter la citadelle de la Cosa Nostra, ses convention­s et sa routine.

Cet adieu-là n’est pas un secret. Les gens savent que John Alite a viré de bord. Il y a un an et demi, l’ancien porte-flingue attitré du parrain John Gotti, grand manitou du clan Gambino dans les années 80, faisait paraître en librairie Gotti’s Rules, récit de sa carrière amarrée au circuit de la pègre, dans lequel il détaillait par le menu l’excitation ressentie à organiser des expédition­s punitives à Manhattan, racketter des dealers dans son quartier natal du Queens et escroquer des gogos sous le soleil de Floride. Un texte de repenti de plus qui est allé rejoindre, sur les étals des librairies, les autres bouquins de types retirés du circuit parus avant et après le sien. De fait, l’exercice est devenu un genre littéraire en soi, comme le film d’affranchis l’est depuis plusieurs décennies au cinéma. Ces jours-ci, c’est au tour d’un vieil homme au regard bordé d’épais sourcils noirs de faire la promotion de ses mémoires de canaille. Sur une banquette d’un luxueux hôtel des environs de Times Square à New York, vêtu d’un élégant costume aux rayures fines et chaussé de ces bottines polies Johnston & Murphy qu’il dit porter avec amour depuis plus de 20 ans: Ralph Natale. Un homme de Pennsylvan­ie qui, dans le brouhaha provoqué par les allées et venues des touristes dans le hall du bâtiment, n’hésite pas une seconde au moment de se présenter: “Vous avez en face de vous le boss de tous les boss. J’étais plus qu’un gangster, j’étais un roi.” Vantard, mais pas entièremen­t faux. Il y a longtemps, Ralph Natale s’est occupé de présider aux destinées de la mafia de Philadelph­ie. Ce qu’il raconte dans Last Don Standing. Ralph Natale vient de boire un café serré. Il a maintenant les mains posées à plat sur la table. Ses sourcils se froncent: il raconte le Rickshaw Inn, ce bar où il a démarré sa carrière de voyou, évoque le souvenir d’angelo Bruno, le don de “Phillie” qui parlait un anglais de roturier sicilien et aux côtés duquel il a fait ses premières dents, parle de tous ces patrons de casino d’atlantic City qu’il connaissai­t, de cette maison à Palm Springs qu’il s’était offerte pour l’été et du vaste appartemen­t avec vue qu’il occupait en hiver à Philadelph­ie. Et puis, les jeux clandestin­s, les prêts d’usuriers, le trafic de méthamphét­amines. Et tous ces morts, aussi, reflets frissonnan­ts de l’histoire de John Alite. “Je faisais ce que j’avais à faire, lance simplement Ralph Natale. Une fois, j’ai eu quelques soucis avec des Irlandais de Philadelph­ie. Eh bien, je ne me suis pas contenté d’éliminer l’un de leurs meilleurs tueurs, j’ai aussi tué leur boss. Boum! Eux ne sont plus là.” Il arrondit son regard comme pour mieux se faire comprendre: “Mais il y en a tellement d’autres qui me doivent la vie.” Aujourd’hui, le Don n’a plus droit de vie ou de mort sur personne. Au bout d’une peine de quinze ans de prison qu’il a fini de purger en 2011, il s’est simplement mis à apprécier les petits plats inspirés de la cuisine des Abruzzes, la terre de ses ancêtres, que lui concocte sa femme Lucia. Installé quelque part non loin de New York –l’adresse est secrète–, il aime aussi se lever tôt, à 4h30, pour courir le long de son pâté de maisons, regarder les matchs de basket des Golden State Warriors et recevoir la visite de sa famille –cinq enfants, dix petits-enfants. Ralph Natale insiste encore: il a eu une belle vie et il est heureux. Mais il a des “regrets,

aussi”. “Il n’arrête pas de parler de sa vie d’avant, il la rumine. Ça l’obsède”, souffle Lucia, assise à ses côtés. Lucia et Ralph se sont rencontrés lors d’un bal donné sous les lustres d’une église de South Phillie. Lui avait à peine 16 ans. “Depuis ce jour, j’ai essayé de prendre soin de ma famille, mais je n’ai pas réussi comme je le voulais, reconnaîti­l. J’ai abandonné ma femme et j’ai tué des gens, même si c’étaient des voyous qui le méritaient.” Il y a quelques années, comme dans un épisode des Soprano, Ralph Natale est allé voir un psychologu­e, pressé par sa fille. “C’était une blague, le type voulait que je prenne des médicament­s! Un dingue! Je préfère écrire pour tenir le coup.” Ralph Natale envisage donc l’écriture de son autobiogra­phie comme l’exercice principal d’une thérapie. Une façon de présenter les choses qui colle très précisémen­t avec celle de John Alite, qui dit, lui, qu’en écrivant, il “diffuse un message, c’est [s]a façon de remettre [s]a vie en ordre”. Ces dealers qu’il a envoyés au fond des eaux aux flots turbides de Long Island, ou bien enterrés dans la terre sablonneus­e d’une casse du Bronx parce qu’ils refusaient de lui filer leur cagnotte? “Ce sont des choses que je dois dire encore et toujours, s’amende-t-il. Je dois les cracher, les dégueuler. Si je veux aller de l’avant, je dois dire clairement qui j’étais.”

Les balances, les rats et les repentis

Il faut faire attention à Gino, paraît-il. “S’il vous attrape, il pourrait bien ne faire qu’une bouchée de vous. Vous défoncer. C’est un petit monstre”, prévient James Guiliani du fond de ses yeux bleus. De sa main grosse et calleuse, il saisit le fameux Gino par le cou et l’envoie au fond d’une cage, sans ménagement. Gino, le raton laveur. L’un des douze que James Guiliani héberge dans la cave d’une maison de Bensonhurs­t, le dernier quartier italien de Brooklyn. C’est là, planqué sous un plafond si bas qu’il paraît gratter la tête de quiconque y débarque, que James Guiliani a créé un genre de refuge où s’entassent, outre les ratons laveurs, 31 chats, deux opossums, deux tortues et un écureuil. Sans compter Jay et Primo, les deux chiens aux allures de bête du Gévaudan qui vivent à l’étage. Quel drôle de personnage, ce James Guiliani: colosse sanglé dans un survêtemen­t taché de poils et de sueur, et dont le col entrouvert laisse apercevoir un bouquet de tatouages, il caresse, donne le biberon, prépare les gamelles, ausculte et récure. Quand il n’est pas en train de fureter dans les allées du quartier, derrière des fourrés ou sur une gouttière, à la recherche d’un chien abandonné ou d’un raton laveur blessé. “Toutes ces bêtes sont en vie grâce à moi. Je suis leur seul espoir”, se vante-t-il. Il y a 20 ans, James Guiliani portait le même survêtemen­t, mais s’occupait plutôt de faire le coup de poing pour le compte, lui aussi, de John Gotti et ses associés. À l’époque, dans le Queens, on le surnommait “Head”, et c’était lui qu’il fallait appeler pour casser la vitrine d’un bar qui ne s’acquittait pas de sa dîme. Aujourd’hui, en plus de son refuge, Guiliani s’occupe de The Diamond Collar, le magasin de hochets et de croquettes qu’il tient avec sa femme, Marilena. Encore une histoire de rédemption. Avec de la vraie religion dedans, ce coup-ci. “Je vendais de la drogue aux pires des clochards, je baisais les prostituée­s les plus moches, et ces animaux m’ont permis de rencontrer mon destin. J’ai réalisé qu’il fallait que je donne de moi. Je dois aider les animaux, ces créatures de Dieu. Cela devrait être tatoué sur mon torse.” Sans surprise, cela l’est déjà sur papier. Comme les autres, James Guiliani a écrit un livre sur son histoire, qui raconte les Gotti et les ratons laveurs. Le bouquin s’intitule Dogfella, comme une dédicace, bien sûr, au célèbre film Goodfellas –Les Affranchis–, dont l’ancien mafieux a placardé l’affiche près de la cage de Gino.

“Si certains veulent se venger de moi, qu’ils essayent. De quoi devrais-je avoir peur? J’ai 82 ans, et je suis très dangereux” Ralph Natale

James Guiliani connaît John Alite. Lorsque le premier était “Head”, le second donnait du “Johnny Alletto” et tous les deux traînaient aux abords du Bergin Hunt and Fish Club, le petit bar sans enseigne où les membres de la famille Gambino se retrouvaie­nt en manteau de cuir lustré pour trinquer à l’amaretto tout en discutant du sort de New York. Aujourd’hui, les deux wiseguys, embarqués chacun de leur côté sur la pente de la repentance, pourraient se serrer les coudes. John Alite a d’ailleurs appelé plusieurs fois James Guiliani ces dernières années. En vain. “Head” refuse de décrocher. “J’ai grandi avec John Alite. Il était le plus dingue de tout le quartier, capable de tuer n’importe qui avec un marteau, et je l’aimais comme un frère. Mais aujourd’hui, c’est une merde, je pourrais lui cracher dessus. Nous avons choisi deux voies différente­s”, s’empourpre Head, cette fois attablé dans un café de Bensonhurs­t, dont les murs sont habillés de fanions vantant la gloire de la lointaine Palerme. À une table de là, comme s’il était venu prouver que la mythologie du gangster italo-américain ne s’était pas encore totalement réduite à l’état de folklore, un petit monsieur compulse les résultats sportifs donnés par un journal italien en goûtant quelques biscuits fins. D’où vient cette colère? “Je suis parti, et je regrette ma vie, mais je suis resté fidèle à la famille, commence James Guiliani. Je n’ai jamais rien dit, ni dans mon livre ni dans la vie, à part à propos de ce qui me concerne. Mais John, lui, a parlé. Il a tout dit. C’est une balance!” S’ils sont nombreux à réclamer leur droit à la seconde chance et à revendique­r une réalité propre au-delà des déterminan­ts de la famille, les repentis forment en réalité un ensemble fendu par une tranchée aussi symbolique qu’elle est profonde: d’un côté les disciples zélés du code, celui qui impose le silence ; de l’autre, les outrecuida­nts qui font des gorges chaudes de tout ce qu’ils ont vu pendant toutes ces années. John Alite a été rattrapé par la justice au début des années 2000, après une cavale en France et au Brésil. Avant de se mettre à table pour renégocier une peine qui s’annonçait d’abord à vie. “Je me souviens d’avoir dit: ‘J’en ai fini avec tout ça, je vais tout vous raconter de A à Z.’ Et j’ai pleuré.” Dans les jours qui suivent, Alite revit alors ses meurtres à voix haute, et charge au passage John Gotti et son fils, John “Johnny Boy” Gotti Junior. Alite est même si prolixe que les agents du FBI qui l’interrogen­t décident de convoquer des policiers de tout le pays pour une audition en forme de grand-messe. Bientôt, le New York Daily News fait sa une sur l’affaire d’une tiraille blanche et capitale, “LA BALANCE DE GOTTI”, tout en convoquant le souvenir du vieux Jo Valachi, lieutenant de la famille Genovese, qui restera dans l’histoire comme le premier mafieux à s’être confié à la justice. C’était en 1963, au micro d’une commission sénatorial­e d’enquête.

Ralph Natale, lui aussi, est passé devant une commission de ce genre. Le parrain dégaine un téléphone et fait défiler les images qui grésillent

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“Parfois, j’ai l’impression d’être une célébrité. Je reçois des mails de fans. On m’a demandé d’appeler une dame qui fêtait ses 100 ans, récemment. C’était sa surprise. Et on m’a même proposé de faire le chippendal­e!” John Alite

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