L’attaque des sangliers.
Ils ravagent les champs, provoquent des accidents de la route, finissent même parfois leur chemin dans des piscines de particuliers. En France, la prolifération des sangliers, devenue hors de contrôle, est en train de tourner au problème de société. À qui
Ils bouffent les cultures, provoquent des accidents, sont au centre de polémiques entre chasseurs et agriculteurs. Mais bon Dieu, qu’a-t-on fait pour énerver les sangliers?
En bon cheval de garde, Tequila s’arrête de brouter, se redresse et pointe ses oreilles: c’est ainsi qu’il donne l’alerte sur la famille de sangliers s’aventurant hors du couvert à 300 mètres, comme chaque soir après 20h. Une laie et ses petits, guère effarouchés, fouillent les champs de Laurent Milesi à la recherche des vers dont ils raffolent. “On en a dans l’origan”, constate l’agriculteur, qui produit des plantes aromatiques à Cruis, dans les Alpes-de-haute-provence. “Ils arrivent dans l’estragon”, complète son père. Ces omnivores fins gourmets n’ont pas cédé à la vague végane: “Ils bouffent aussi les nids de faisans et les lièvres”, précise le paternel. “Ils sont tranquilles, habitués à l’homme, constate Laurent Milesi. Encore heureux que je ne sois pas en bio, j’ai moins de vers.” Mais en fouillant dans l’estragon, les sangliers le déterrent petit à petit. “Au bout de trois ans, la plante crève.” Laurent Milesi, 47 ans, n’est pas le seul en France à subir cette “prolifération” de sangliers qui causent d’énormes saccages dans les cultures. Ils labourent les gazons, soulèvent les clôtures, percutent trains et voitures –plusieurs dizaines de milliers de collisions répertoriées ces dernières années, dont certaines mortelles– ou finissent dans des piscines dont ils ne peuvent s’extraire. À Saint-didier, dans le Vaucluse, Patrick Goavec, 60 ans, parle de “catastrophe” autour de ses chênes truffiers. “Ils arrachent tout. Quelques truffes sont véreuses, ça les attire.” Chez son fils agriculteur, ils ont “tout retourné sur 200 mètres”. Au printemps, ils attaquent les asperges puis passent aux cerises quand elles sont mûres: les mères cassent les branches basses pour que leurs petits se régalent. Ensuite, voilà le temps du raisin. Une vie de patachon, entre gloutonnerie, ruse et amusement. Chez un producteur de cerises, ils ont même cassé l’arrosage au goutte-à-goutte pour créer une mare dans laquelle ils se baignent. Patrick Goavec n’a qu’un mot à la bouche: “Affolant”.
Un cauchemar: le “cochonglier”
En tout, on estime qu’il existerait aujourd’hui entre 1,5 et deux millions de sangliers en France. À Laurent Milesi, qui assure avoir en permanence 45 à 50 bêtes sur sa propriété, planquées le jour, en goguette la nuit, on a expliqué que leur présence en masse serait causée par le loup, qui les repousserait de la montagne de Lure. Mais lui n’y croit pas trop. Quand il a commencé la chasse à 16 ans, les cinq premières années, Milesi n’a pas vu un sanglier. Il en rêvait. Maintenant, il cauchemarde, et dénonce les croisements entre sangliers et cochons réalisés dans certains élevages: lâché pour repeupler les territoires de chasse, l’hybride,
dénommé “cochonglier”, s’avère plus prolifique. “Personne ne veut admettre qu’il y a eu des lâchers. Mais comment serait-ce possible autrement?” François Magnien, spécialiste de l’animal, qui a marqué près de 5 000 bêtes et écrit un joli Plaidoyer pour le sanglier (éditions Crépinleblond), confirme et rappelle qu’en 2015, un camion a été arrêté sur une autoroute allemande avec 90 sangliers “qui n’allaient pas au parc Astérix”. Pourtant, ces lâchers n’ont pas créé le problème. “Ils l’ont juste accentué.” Selon Magnien, ancien responsable cynégétique dans la forêt de Verdun, dans la Meuse, la prolifération résulte en réalité d’un double phénomène, volontaire –l’espoir de tableaux de chasse mirobolants– et involontaire – “Il y a de moins en moins de chasseurs et de plus en plus de zones, notamment périurbaines, où le sanglier trouve refuge.” Conséquence: “Beaucoup vont vivre huit mois en plaine, dans le colza, puis le maïs, le tournesol, la moutarde.” Opportuniste et nomade, doté d’une excellente mémoire, l’animal “comprend très vite quelles zones ne sont pas chassées et les colonise”, étendant son domaine autrefois cantonné aux forêts. “Et comme il y a de plus en plus de fruits forestiers, des cultures comme le maïs qui n’existaient pas il y a 50 ans, et des hivers cléments, ils se reproduisent toute l’année, ajoute Magnien, qui a fait ses comptes. Si 100 sangliers restent à la fermeture de la chasse, vous en retrouverez 250 l’année suivante. Alors, ça peut vite péter.” “Cinq ans que je tire la sonnette d’alarme”, soupire Laurent Milesi. Il parle du “rasle-bol complet” des agriculteurs. Et ne croit pas si bien dire. Ainsi, en Ardèche, par deux fois en juin, un sanglier mort a été déposé sous les panneaux électoraux à Lamastre, avec cette pancarte: “Rasle-bol”. En cause: les chasseurs. Seuls prédateurs autorisés, ils ne chasseraient pas assez de bêtes. “On en tue près de 700 000 par an, mais c’est inférieur à l’accroissement de la population”, explique François Magnien. Spécialiste du sanglier à l’office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS), Éric Baubet compare la situation au lait sur le feu: “Si vous ne surveillez pas, ça déborde. Et les chasseurs se laissent souvent déborder.” Ainsi, en Ardèche, troisième département de France en termes de chasse, ils en tuent 25 000 par an, mais il en faudrait “au moins 50 000”, selon le président départemental du syndicat agricole Coordination rurale, Gilles Jouve, qui dénonce un “lobby avec une puissance financière colossale” et interroge: “Pourquoi les chasseurs seraient-ils les seuls à gérer ces populations?” Lui-même chasseur à ses heures – “Je fais parfois un lièvre, c’est tout. Je ne vais pas remplir le ‘congélo’”–, Laurent Milesi milite pour que les agriculteurs puissent eux aussi s’occuper du problème. Il a d’ailleurs prévenu le préfet: “On est en état de légitime défense.” Du reste, certains paysans, “désespérés”, règlent déjà la situation eux-mêmes. “Ils tirent sans autorisation. Il va y avoir un accident.” Depuis le 1er juin, les agriculteurs ont le droit de chasser à l’affût. Mais depuis ses onze miradors, trois fixes et huit mobiles, à quatre mètres de hauteur, Milesi fiche un peu la trouille aux sangliers, sans plus. À défaut, il pourrait clôturer, la fédération de chasse payant une partie des frais. “Mais il me faut 240 kilomètres de fil, 47 postes électriques, et que j’embauche quelqu’un pour les poser!” Ou alors, faire des battues. “Mais si c’est pour les repousser chez les voisins...” Il ne voit qu’une solution: “Leur mettre la pression toute l’année. À force de se faire canarder, ils remonteraient.” Président des trufficulteurs du Vaucluse, Goavec est du même avis. Il s’est acheté “la Rolls-royce des carabines” pour se mettre à l’affût dès le 1er juin. “Le premier qui arrive, il se prend une bastos”, jure-til. Mais le cochon, “il est pas con”. Avant, le trufficulteur se douchait et mettait du déodorant, “mais il ne faut surtout pas faire ça!” Désormais, il se frotte avec un bouquet de thym “pour éviter les odeurs humaines”. Malgré cela, l’animal ne se laisse pas avoir. “Vous protégez un endroit, ils sont à un autre. Et puis il y a des fourrés inaccessibles, des nids à sangliers.” Seule solution, selon lui: autoriser les agriculteurs à tirer toute l’année. “On ne veut pas l’extermination, juste une diminution. À mon avis, ils sont 20 000 dans le département, il en faudrait 5 000.”
“Ça leur monte au cerveau, ils deviennent fous”
Président de l’association nationale des chasseurs de grand gibier (ANCGG), Gérard Bedarida reconnaît que les chasseurs sont “à la traîne du phénomène”. Mais il cite les 34 833 sangliers tués dans le Gard en 2015-2016, record de France, pour vanter un travail “considérable”. En 20 ans, le tableau de chasse a d’ailleurs été multiplié par 2,2, et par treize en 40 ans. Néanmoins, sa crainte est que d’ici 2024, il faille en prélever un million par an, ce qui s’avérera difficile, le chasseur n’étant pas “une machine à tuer”, surtout “une fois qu’il a rempli son congélo. La chasse reste un loisir, ce n’est pas intrinsèquement un facteur de régulation”. Pour Bedarida, on aurait tort de résumer le problème “à un mot d’ordre syndical du type: ‘Les chasseurs n’en font pas assez.’” Il soutient que les problèmes se concentrent sur une petite partie du territoire, 10% des communes supportant les trois quarts des dégâts. Et invoque la déprise agricole –de moins en moins de cultures, de plus en plus de forêts– ainsi que le réchauffement climatique. Mais problème: les chasseurs restent en première ligne dans le combat. Tout simplement parce qu’à part la chasse, on n’a pas trouvé de méthode efficace. Le piégeage, autorisé cette année à titre expérimental dans le Gard? Lourd à mettre en oeuvre, il restera anecdotique.
La contraception? Par voie orale, elle touche toutes les espèces, ce qui est fâcheux. Par intraveineuse, elle implique de piéger la bête –autant l’éliminer, alors. L’empoisonnement? On passe dans une autre dimension. Rémy Magaud, un coiffeur de Digne-les-bains, a peutêtre quelque chose à proposer. Toute la semaine, il stocke les cheveux de ses clients, puis disperse “un gros sac poubelle de 100 litres” sous ses oliviers. Les sangliers les aspirent par le groin. “Ça leur monte au cerveau, ils deviennent fous, se roulent par terre.” Le résultat? “Flagrant. Ils reviennent encore, mais moins.” Néanmoins, la profession ne concernant qu’un nombre limité de personnes en France, la méthode du coiffeur est appelée à rester marginale. Et il ne reste que la chasse.
C’est pourquoi le 20 juin, le préfet de Vaucluse, Bernard Gonzalez, organisait une battue administrative autour de Beaumont-du-ventoux et Malaucène, coins à abricotiers que les sangliers aiment dépouiller. En vain. “Ça n’a pas trop tiré”, concède-t-il à son retour, sans trophée. Seulement deux bêtes blessées, pour 26 fusils déployés. Le ratio est habituel, car les battues administratives n’ont qu’une efficacité symbolique*. Elles servent à pointer du doigt les sociétés de chasse qui ont failli dans leurs prélèvements, et les chasseurs locaux se montrent plutôt vexés au moment d’y participer. Pourtant, on n’y arrivera pas sans eux, explique François Magnien. Pour lui, le responsable de la surpopulation est bien le chasseur et pas le sanglier, ce “gibier noble” qui, “s’il était mieux contenu, serait plus acceptable et accepté”. Pour s’en sortir, l’expert avance qu’il faudrait que les chasseurs brisent un tabou historique et tirent des jeunes femelles enceintes, qui assurent parfois en deux ans trois portées de cinq marcassins chacune. “On a cru que les très gros sangliers étaient à l’origine de la surpopulation, mais c’est faux, dit Magnien: 97% des mâles et 93% des femelles ne fêtent pas leurs 3 ans.” Alors que les laies de moins d’un an assureraient un tiers du renouvellement de la population. Conclusion: il faut changer les consignes imposant d’épargner les laies qui portent, “sinon, c’est comme écoper une baignoire sans fermer l’eau”, dit Éric Baubet. Mais il y a un souci: “Les chasseurs veulent toujours du gros et du beau, car ça fait bien sur la cheminée.” Et c’est ainsi que la surpopulation a de beaux jours devant elle.