Society (France)

“La mafia, c’est Shakespear­e”

C’est peu dire que l’écrivain Nicholas Pileggi, 84 ans, auteur de Wiseguy, scénariste des Affranchis, de Casino et de la série Vegas, a popularisé l’histoire de la mafia américaine. Pourquoi elle et pourquoi lui? Il raconte.

- PAR ARTHUR CERF

D’où vient votre intérêt pour les histoires de gangsters? Du fait que j’ai grandi dans le même monde qu’eux. Mes parents venaient de Calabre. Ils ont quitté l’italie à cause du fascisme. À New York, mon père était musicien de cinéma, il a aussi travaillé dans un magasin de chaussures. J’habitais dans le quartier de Bensonhurs­t, à Brooklyn. C’était le pays de la mafia. Mon père n’avait rien à voir avec eux, mais je les connaissai­s et je connaissai­s leur culture. D’ailleurs, certains gars avec qui j’allais à l’école sont devenus de gros mafiosi. Et d’une certaine manière, j’étais fasciné.

Fasciné par quoi exactement? Déjà, parce que vous êtes proche des gens qui viennent du même endroit que vous. Je voulais savoir comment ils s’adaptaient à l’amérique, puisque je voulais savoir comment moi-même je m’adaptais à l’amérique. Ça faisait partie de l’expérience des immigrés. Et puis, il y avait ce qu’ils faisaient. Vous êtes un gamin et vous voyez ces hommes qui ne vont jamais travailler, restent au coin de la rue, s’habillent bien, ont des grosses voitures et devant qui tout le monde ôte son chapeau. On ne parle pas de petits voyous: c’étaient des gens honorables, considérés et respectés dans le quartier. La plupart d’entre eux étaient bookmakers, parieurs ou délégués syndicaux. Personne ne posait jamais de question à leur sujet. D’ailleurs, de toute mon enfance, je crois que je n’ai jamais entendu qui que ce soit prononcer le mot ‘mafia’.

Vos parents ne vous en parlaient pas? Non, jamais. Ils faisaient partie de ceux qui préféraien­t faire comme si la mafia n’existait pas. Ils en avaient honte, comme beaucoup d’italo-américains. Ils ne voulaient pas être associés à ça. On estime que 5% des Italoaméri­cains étaient liés à la mafia ou faisaient du business avec elle, c’est donc une très faible part.

Quand vous avez commencé à écrire sur la mafia new-yorkaise, son histoire était encore relativeme­nt peu connue. Comment faisiezvou­s pour travailler sur ce sujet? Quand je suis devenu reporter à Associated Press en 1956, on m’a demandé, un peu par hasard, d’écrire quelques articles sur la mafia. Je n’avais pas besoin d’aller voir la police pour avoir des informatio­ns. Je découpais les articles de presse et je les rangeais dans mes dossiers. Si j’apprenais que tel gangster était président de telle entreprise de transport, je mettais une étiquette verte sur ce dossier. Ça voulait dire que ce mafieux était lié à un business. Si tel autre mafieux était impliqué dans un meurtre, je mettais une étiquette rouge. De telle sorte que dans les années 1960, quand la police a annoncé que le crime organisé contrôlait 200 entreprise­s à New York, moi, je savais qu’il y en avait plus. J’ai sorti 312 documents de mes dossiers verts (rires). Les flics étaient furieux: ‘Comment peut-il avoir plus d’informatio­ns que nous?’ Ça m’a établi: les flics, les autres journalist­es, et mêmes les malfrats ont compris que je prenais ça très au sérieux. Quelles relations aviez-vous avec les membres de la mafia, à l’époque? Je bossais près du quartier général de la police de New York, à Manhattan. Au coin de la rue, il y avait un merveilleu­x restaurant qui s’appelait Pelluci’s. Mon père connaissai­t les patrons et quand j’ai commencé, il leur a dit: ‘Prenez soin de mon fils, il va venir tous les jours, je compte sur vous pour qu’il mange bien!’ Ce que ne savait pas mon père, c’est que c’était un immense lieu de rendez-vous pour les plus hautes figures de la mafia. Toutes les personnes qui, 30 ans plus tard, allaient faire la une des journaux, je les ai vues dans ce restaurant. Comme Dellacroce (Aniello Dellacroce, sous-chef de la famille Gambino de 1957 à 1985, mentor de John Gotti, ndlr), par exemple. À partir de 15h, ils fermaient la porte et vous deviez faire partie de ces hommes si vous vouliez entrer. Moi, j’avais 21 ans, ils savaient que je n’étais pas un danger pour eux. Ils sont même devenus sympas avec moi, notamment parce que j’avais conseillé au chef du restaurant une recette de ma mère, qu’ils adoraient. Des années plus tard, quand je croisais Dellacroce à la sortie du club de John Gotti, il me saluait: ‘Comment ça va, kid?’ Quand quelqu’un d’aussi important est aussi amical avec vous, tous ceux qui sont en dessous deviennent sympas. Voilà comment je me suis retrouvé à parler normalemen­t avec des membres de la famille Bonanno.

Que pensaient-ils de vos articles? Au début, mes articles n’étaient pas signés. Et ça a duré jusqu’en 1968, quand je suis passé au New York Magazine. J’avais une matière si riche et si dense que ça méritait un format plus long. Je n’enquêtais pas pour les exposer ou les faire tomber. J’écrivais sur leur culture, ce à quoi ressemblai­ent leurs vies, les guerres entre familles. Les mafieux adoraient me lire. Parce que si vous étiez membre de la famille Bonanno, vous ne saviez pas ce qui se passait chez les Colombo. C’étaient des mondes assez isolés, ils ne pouvaient pas se parler par téléphone. Alors, chaque bout d’informatio­n que je pouvais donner dans mes articles avait de la valeur à leurs yeux. Ça a été la clé de mon succès. Puis un jour, le procureur Edward Mcdonald m’a mis en contact avec Henry Hill.

Qu’est-ce qui vous intéressai­t dans son histoire? C’était un personnage fascinant. Le livre de mon cousin Gay Talese sur les Bonanno (Ton père honoreras, paru en France aux éditions du Sous-sol, ndlr) était déjà sorti. Le Parrain également. Mario Puzo en a vendu dix millions d’exemplaire­s et le film a commercial­isé le concept de mafia. Mais moi, je ne voulais pas faire un livre sur un autre chef de la mafia. Henry Hill m’a intéressé pour deux raisons: d’abord, il n’était pas complèteme­nt italien, donc il n’en était pas vraiment ; et ensuite, ce n’était pas un gangster important, il était là et voyait tout

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