ÀSEBATTRE JUSQU’AU SANGU
C’est une tradition étrange mais bel et bien vivace. Tous les sept ans, dans un petit village de la région de Naples, des centaines de personnes défilent masquées sous des capuches en se flagellant le corps à l’aide d’éponges cloutées. Une gigantesque pro
Le sort de l’empire romain s’est décidé le long du Tibre, en 312. Alors que la bataille du pont Milvius approche, l’empereur Constantin a une vision: dans le ciel, il aperçoit une croix accompagnée des mots “In hoc signo vinces” (“Par ce signe tu vaincras”). Constantin remporte la bataille et se convertit au christianisme. À la suite de quoi l’empire païen devient un empire chrétien, tandis qu’une croix est peinte sur le bouclier de chaque soldat. Plus de 1 700 ans plus tard, trois d’entre eux patientent sous le soleil torride du Sud de l’italie. “On attend le retour du centurion, il est parti aux toilettes, mais on se demande s’il va revenir, ça fait déjà 20 minutes!” se plaint l’un d’eux. Costume de légionnaire sur le dos, ces trois adolescents sont venus interpréter, le temps d’une procession, la vision de l’empereur Constantin. Ils ne sont pas seuls. Autour d’eux, une foule d’odalisques, papes, anges et bourreaux rejoue les moments saillants de l’histoire du christianisme. Dans le plus grand sérieux: quand la procession commence, l’atmosphère joyeuse et chaotique des préparatifs se mue en silence religieux. Puis, une horde d’individus revêtus d’une cagoule blanche pointue et d’une grande robe immaculée sort de l’église. Il ne s’agit pas du Ku Klux Klan, comme s’interrogent quelques touristes inquiets, mais des battenti: des fidèles qui défilent pendant plusieurs heures sous un soleil torride en se frappant le torse jusqu’au sang avec une éponge de liège remplie de pointes. Ce drôle de spectacle se joue tous les sept ans à Guardia Sanframondi, un petit village de 5 000 habitants dans la région de Naples. Fait étrange: à chaque édition, les riti settennali –les rites septennaux– gagnent en popularité. Alors que l’on comptait moins de 500 battenti dans les années 80, ils étaient cette année près d’un millier à avoir choisi de se flageller par 40 degrés à l’ombre. Qui sont‑ils? C’est le grand mystère. Sous les cagoules blanches, l’identité des fidèles reste un secret précieusement conservé. Pour comprendre leurs motivations, il faut donc patienter quelques jours, et accepter une interview anonyme, par téléphone. La première fois qu’elle a défilé dans les rues de Guardia Sanframondi, Rosa* avait 27 ans. C’était une jeune mère de famille. Elle l’a refait cinq fois depuis. Malgré la douleur, l’expérience, raconte‑t‑elle, relève du sublime. “C’est difficile à expliquer, mais rien que d’en parler, je suis émue. C’est une sensation très forte, qui vient de l’intérieur. Dehors, les spectateurs ne peuvent pas deviner la tranquillité qui règne dans l’église avant qu’on sorte défiler, toutes ces éponges remplies de pointes qui n’ont qu’un désir: porter le premier coup. C’est addictif. Une fois que tu as commencé, tu ne peux plus t’arrêter.” Rosa a aujourd’hui 62 ans. Elle jure qu’elle n’arrêtera jamais. “Le jour où je n’aurai plus la force de me battre en marchant dans la rue, je me battrai chez moi, comme le font les aïeuls.” Pourquoi s’infliger de telles douleurs? Pour Rosa, défiler ainsi est “un grand acte de pénitence: nous purifions non seulement nous-mêmes, mais tous ceux qui assistent à la procession, même les non baptisés et les athées”. Interrogé par le quotidien La Repubblica, l’ethnologue Giovanni Vacca voit dans le succès de cette procession une réaction au monde moderne qui aurait fini par “anesthésier” le corps humain. “Nous ne ressentons plus la douleur, même chez le dentiste, dit‑il. Et cette privation sensorielle a généré en contrepartie une attraction vers toutes les pratiques qui comportent une barrière douloureuse, comme le tatouage ou le piercing.” Valerio Vestoso, qui a réalisé un documentaire sur les riti settennali, pointe, lui, le rôle des nouvelles technologies. “Nous sommes allés tellement loin dans les avancées technologiques que les gens en viennent à désirer quelque chose de plus archaïque, un retour aux origines.” Il ne faut pas non plus sous‑estimer, à côté des battenti, la souffrance de ceux qui se font appeler les “figurants”. Ce sont ceux qui interprètent les “mystères”, ou “tableaux vivants”, à savoir des représentations sacrées tirées de l’histoire de l’église. Ils défilent pendant des heures, en prenant des positions improbables, en marchant parfois à l’envers, pieds nus sur le béton embrasé, tout en transpirant à grosses gouttes sous leurs
“Le geste est sanglant parce que le péché est par définition public. Si je vole, si je jure, je fais du mal aux autres. Donc la pénitence aussi doit être publique” Don Giustino Di Santo, le curé du village
habits d’époque en laine ou en velours. Alfonso, 28 ans, fait partie de ceux‑là. Cet été, il a enfilé des bottes en cuir, un uniforme orné de médailles et serré à la taille, complété par un bandeau à croix gammée sur le bras gauche. Puis, il a marché en arrière, pendant plus de quatre kilomètres, dans le “mystère” consacré à Edith Stein, en religion sainte Thérèse‑bénédicte de la Croix, morte en déportation à Auschwitz. Il a joué le soldat nazi, un rôle qu’il a souhaité endosser pour “vraiment faire pénitence”. À ses côtés, une mère de famille, fouet à la main, interprétait une autre nazie. “C’est la première fois que j’ai un rôle négatif, et ça fait mal, raconte‑t‑elle. Pendant toute la procession, on repense aux horreurs qui ont été perpétrées. On n’a plus le temps de se confesser tous les dimanches à l’église, alors ici c’est la bonne occasion.” Angelo a, lui, enfilé une tenue plus classique: une longue tunique en laine retenue par une corde, et des sandales. Depuis 1982, il interprète Don Pasquale, un frère capucin. Lors du défilé, on le remarque à sa posture, les bras levés vers le ciel, en signe d’adoration. “Je commence à 11h et je ne m’arrête que le soir, témoigne‑ t‑il. Les bras souffrent, mais les chevilles aussi. Mon mystère nécessite une démarche particulière: je ne peux pas soulever le pied de derrière tant que celui de devant n’est pas parfaitement posé au sol. On ne s’en rend pas compte, mais c’est éreintant et douloureux.” Domenico a, de son côté, écopé du plus beau des rôles: il joue le Christ. Une affaire qu’il prend très au sérieux, puisqu’il a commencé à se laisser pousser la barbe et les cheveux un an avant la procession. “Je travaille à Londres, dans une boîte avec un dress code précis. Mon manager m’a demandé de me raser et de me couper les cheveux. Je ne pouvais pas lui expliquer que c’était pour interpréter Jésus, alors j’ai menti, je lui ai dit que c’était pour jouer dans le court-métrage d’un ami”, raconte le jeune homme de 34 ans. À Londres, Domenico a également passé beaucoup de son temps libre à la National Gallery, où il a observé le tableau du Christ chassant les marchands du Temple, peint par Le Greco. “Je m’en suis inspiré. C’est le seul moment dans la Bible où Jésus est vraiment furieux.” Par pénitence, Domenico a aussi choisi de ne rien boire le jour de la procession.
Miracle à Guardia Sanframondi
Don Giustino Di Santo est le curé du village. Visiblement fatigué –tout Guardia Sanframondi se rend à l’église pour se confesser les jours précédents la procession–, il explique patiemment, de sa voix rauque, l’origine et le sens de cette semaine de grande pénitence. “Nos rites remontent au Moyen Âge. Lors des calamités naturelles, les habitants du lieu s’adressaient à la Madone. La punition corporelle est un geste de foi
envers le Christ qui souffre sur la croix. Le geste est sanglant parce que le péché est par définition public. Si je vole, si je jure, je fais du mal aux autres. Donc la pénitence aussi doit être publique.” Assis à la terrasse d’un bar situé sur la place de la mairie, Aldo Colucciello est venu observer les riti settennali en spécialiste: il est anthropologue. “Ces rites ne sont pas uniques, dit‑il. Dans un village calabrais, Nocera Terinese, pendant la semaine sainte, des pénitents, appelés les vattienti, se flagellent les jambes, entraînant une effusion de sang.” Selon l’universitaire, d’autres processions sanglantes existent également ailleurs dans le monde. “Pendant la cérémonie chiite de l’achoura, des hommes se flagellent avec des petites chaînes.” À Guardia Sanframondi, il n’est pas rare que l’on devienne battenti de père en fils ou de mère en fille. “Toutes les personnes que j’ai interrogées ont un point en commun: une très grande sensibilité, des souvenirs personnels très intimes. Parfois, ce sont leurs propres parents qui, juste avant de mourir, leur demandent de devenir battenti, c’est presque un héritage”, explique le documentariste Valerio Vestoso. La plus simple manière de comprendre cette tradition reste peut‑être de pousser la porte de la demeure d’une des familles historiques de Guardia Sanframondi. Depuis 1954, Gino*, le père, fabrique les éponges en liège remplies de pointes que les battenti utilisent pour se flageller. “Il faut une heure pour fabriquer une éponge, dit‑il. Nous en avons fabriqué 950 cette année, avec l’aide d’autres personnes du village. Ce qui me surprend, c’est la quantité de femmes qui sont venues m’en demander, ce n’était pas le cas avant.” Paolo*, qui épaule son père, confirme. “Nous fabriquons trois types d’éponges: des grandes, des moyennes et des petites, avec des pointes plus ou moins saillantes. Cette année, nous avons eu beaucoup de demandes pour de grandes éponges, celles qui font plus mal”, témoigne le jeune homme. Sur l’écran de son portable, il montre la photo d’une éponge aux dimensions gargantuesques. “Pour utiliser celle-là, il faut vraiment avoir du cran!” Dans cette maison remplie d’affiches de la Madone, l’engouement autour du rite relève de l’évidence, et tient en un mot: miracle. “Je fabrique les éponges, je sais
“Beaucoup de battenti sont des membres non seulement de la Camorra, mais aussi de la Sacra Corona Unita et de la ‘Ndrangheta. Après avoir purgé leur peine en prison, ils viennent se dépecer la poitrine pour purger également les peines de l’âme” Roberto Saviano
qu’elles blessent, je connais la douleur qu’elles procurent. Et pourtant, les plaies cicatrisent immédiatement, il ne reste plus aucune trace après la procession. C’est la Madone”, jure Paolo. C’est aussi la Madone qui aurait rendu son timbre à Giovanna Plenzich, surnommée “la Voix des battenti”. Cette femme de 78 ans accompagne de ses litanies les fidèles le long de la procession. “Lorsque nous avons tourné le documentaire, Giovanna n’avait plus de voix, j’ai cru qu’elle n’allait pas y arriver. Mais le jour de la procession, elle a retrouvé une voix incroyable. C’est la Madone”, raconte Patrizia Lombardi, une habitante de Guardia Sanframondi qui a consacré un documentaire aux rites.
“Ici, nous n’avons pas de criminels!”
Reste un dernier mystère dans le mystère. À part les habitants du coin, qui d’autre se cache sous les cagoules blanches des battenti de Guardia Sanframondi? Dans le Corriere del Mezzogiorno, Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra, a jeté un pavé dans la mare. “Beaucoup d’entre eux, a‑t‑il écrit, sont des membres non seulement de la Camorra, mais aussi de la Sacra Corona Unita et de la ‘Ndrangheta (les mafias originaires respectivement de la région de Naples, des Pouilles et de Calabre, ndlr). Après avoir purgé leur peine en prison, ils viennent se dépecer la poitrine pour purger également les peines de l’âme. On trouve aussi beaucoup de femmes dont les enfants sont morts dans les guerres de clans.” Étonnant? Pas selon l’écrivain italien, qui vit sous escorte policière depuis plus de dix ans. Dans son article, Saviano rappelle que les mafieux entretiennent un lien très particulier avec la religion. Les membres des clans de mafia, férus de pendentifs à l’effigie des saints, arborent souvent des tatouages qui font preuve de leur dévotion. Antonio Bardellino, ancien leader du clan des Casalesi, faisait plus fort encore: il imposait à ses nouvelles recrues le rituel de la ponction. On leur piquait le bout du doigt avec une aiguille, pour faire couler un peu de leur sang sur une image de la Madone de Pompéi. Raffaele Lubrano, un boss tué en 2002, fit quant à lui restaurer de sa poche une fresque représentant la Madone, rebaptisée depuis La Madone de la Camorra. À Scampia, enfin, lorsque les laboratoires de stockage de drogue étaient gérés par le clan de Paolo Di Lauro, les affiliés, après avoir coupé 33 paquets de haschich, comme l’âge de la mort du Christ, s’arrêtaient pendant 33 minutes, se signaient, puis reprenaient le travail. On s’en doute, l’article de Saviano a fait réagir. Floriano Panza, le maire, refuse de voir son village associé à la criminalité organisée. “Saviano n’est jamais venu à Guardia Sanframondi. Ici, nous n’avons pas de criminels! L’accusation est par ailleurs absurde: le mafieux ne cache pas son identité, il veut qu’on le reconnaisse, il veut être admiré.” À Guardia, tous semblent partager son avis. “Les battenti préservent leur anonymat, certes, mais entre eux, ils se connaissent”, abonde Don Giustino, le curé. Pour le réalisateur Valerio Vestoso, l’hypothèse de voir des mafieux défiler dans les rues de Guardia Sanframondi ne paraît pourtant pas si farfelue que ça. “Les locaux sont très vexés par ces accusations, mais personnellement, je ne trouve pas les propos de Saviano si choquants, dit‑il. Il peut y avoir n’importe qui sous ces cagoules, du plus grand bienfaiteur au camorriste le plus cruel. C’est d’ailleurs le principe même de la pénitence: il n’y a pas de catalogue entre les péchés admis et ceux qui ne le sont pas. Il ne faut donc pas s’attendre à n’avoir que des enfants de choeur dans les rangs des battenti.” Pour avoir le fin mot de l’histoire –ou non–, rendez‑vous dans sept ans.