Society (France)

“Une Colombie pacifiée serait comme une seconde indépendan­ce”

Entamé en 2012, le processus de paix entre le gouverneme­nt colombien et les guérillas n’a jamais semblé si proche d’aboutir. Le signe que l’avenir est définitive­ment dégagé? Pas forcément, répond l’écrivain

- Santiago Gamboa. – PIERRE BOISSON

Après avoir vécu 30 ans à l’étranger, vous êtes revenu en Colombie au moment où votre pays initiait son processus de paix. C’est une coïncidenc­e? Non. Je voulais le vivre de près. J’ai d’ailleurs essayé d’influencer le débat par un essai, La guerra y la paz, que j’ai écrit parce que je considérai­s la discussion trop importante pour la laisser seulement entre les mains des politiques. Il a été beaucoup lu. Les FARC en ont fait un compte-rendu sur leur site internet, le président Santos en a recommandé la lecture. Je suis aussi beaucoup allé dans les collèges, les université­s, pour donner des conférence­s, parce que le processus de paix pouvait réellement changer l’histoire de mon pays. Une Colombie pacifiée serait, pour moi, comme une seconde indépendan­ce.

Pourquoi? La Colombie est une société totalement statique depuis 200 ans. Il n’y a pas eu de dictature militaire comme ailleurs en Amérique du Sud ni de grands changement­s politiques ou sociaux. La seule expérience, terrible, de mobilité sociale, a été le narcotrafi­c: c’est la seule fois où des pauvres ont pu s’élever dans la société. Pour le reste, ce sont toujours les mêmes 200 familles qui occupent le pouvoir politique et économique. De cette société statique est née la violence, qui est le seul moyen d’obtenir une voix politique: la lutte des FARC et des guérillas, la Violencia (la guerre civile qui a déchiré la Colombie entre 1948 et 1960, ndlr), puis la guerre engendrée par le narcotrafi­c.

Comment le processus de paix peut-il transforme­r la société? L’accord de paix contient des propositio­ns très intéressan­tes. Par exemple, que chaque paysan ait droit, au minimum, à un hectare de terrain. En Colombie, tout tourne autour de la question de la propriété de la terre, qui y est très riche, très fertile et, en plus, extrêmemen­t belle. C’est à la fois notre grand miracle et notre pire tragédie, car elle est l’objet de toutes les discordes. Quand l’indépendan­ce a été proclamée, les Espagnols ont donné en concession d’énormes territoire­s à certaines familles. Leurs membres ont voulu les conserver, et ils sont devenus les ‘conservate­urs’. L’indien, l’afro-colombien, et tous ceux qui s’étaient battus pour l’indépendan­ce, n’ont rien eu. Depuis, c’est la guerre. Et c’est pour cela que la droite colombienn­e veut faire échouer le processus de paix. Car elle craint terribleme­nt cette réforme agraire.

Juan Manuel Santos, le président colombien, qui a reçu le prix Nobel de la paix l’an dernier, est pourtant issu de cette droite colombienn­e… Santos a été installé par Alvaro Uribe, l’ancien président, qui voulait faire comme Poutine avec Medvedev. Sauf que Santos n’a pas mené la politique attendue. Aujourd’hui, Uribe le hait. S’il pouvait le tuer avec un coupe-ongles, il le ferait. Car Uribe représente les grands propriétai­res de la campagne. Alors que Santos, à l’inverse, c’est l’oligarchie de la ville. Son grand-père était président de la Colombie, c’était un ami d’albert Camus. S’il y avait une monarchie en Colombie, les Santos seraient la famille royale. Et pourtant, Santos l’a dit lui-même: ‘On se souviendra de moi comme un traître à ma classe.’ Comment expliquez-vous malgré tout que le ‘non’ l’ait emporté au référendum qui devait entériner cet accord de paix? Il l’a emporté grâce à des mensonges, comme cela s’est passé avec le Brexit ou avec Trump. On racontait qu’on allait supprimer 30% des retraites pour les donner aux FARC, et les gens y croyaient! Les églises évangéliqu­es ont également eu un rôle important. Elles représente­nt environ 1,5 million de votes! Comme elles veulent continuer à ne pas payer d’impôts sur l’argent qu’elles rackettent à leurs fidèles, elles protègent les intérêts de la droite conservatr­ice. Mais bon, c’est derrière nous maintenant. Après l’échec du référendum, le président Santos a convoqué les leaders du non et leur a dit: ‘OK, qu’est-ce que vous voulez?’ Ils ont proposé 430 changement­s au texte, qui ont presque tous été inclus, et celui-ci a été ratifié par le Congrès. Peut-on dire pour autant que le pays est pacifié?

Les divisions restent très importante­s. Désormais, quand tu rencontres quelqu’un, il y a une série de questions au début de la conversati­on destinées à savoir de quel côté tu te places. Comme chez les Cubains exilés. Toutes les familles sont touchées, y compris la mienne. À tel point qu’aujourd’hui, on parle d’un second processus de paix entre le camp gouverneme­nt-guérilla mené par Santos d’un côté, et l’extrême droite dirigée par Uribe de l’autre… Ça ressemble presque à une blague. Mais ça ne l’est pas. Lire: Retourner dans l’obscure vallée, de Santiago Gamboa (Métailié)

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