Society (France)

“Peut-être que le cinéma, c’est terminé pour moi et que je ne le sais pas encor e”

Grâce à OSS 117, il s’est taillé une belle réputation. Grâce à The Artist, il a accédé à la gloire. Depuis, Michel Hazanavici­us continue de faire des films… qui ne marchent pas forcément aussi bien. Qu’est-ce que cela dit du cinéma? Et de l’époque? Quelqu

- PAR MARC BEAUGÉ ET VICTOR LE GRAND PHOTOS: IORGIS MATYASSY POUR SOCIETY

a fait deux semaines que Le Redoutable est en salle. Ça marche bien? Franchemen­t? Non. Enfin, pas trop. En fait, ça marche à Paris mais pas en province.

Pourquoi, à votre avis? Il y a une focalisati­on sur la figure de Jean-luc Godard. Pendant toute la promotion, on m’a demandé si j’aimais Godard, si je n’aimais pas Godard, si Godard a vu le film, etc. (Il souffle) Résultat: il y a plein de gens qui pensent que c’est un film sur Godard et qu’un film sur Godard, c’est forcément un film élitiste, un film snob. Et ça m’attriste parce que je reste persuadé que c’est un film populaire, simple à aimer. Durant la tournée à travers la France, des gens sont venus me voir en me disant: ‘Je ne m’attendais pas du tout à ça.’ Là, moi je me disais: ‘Merde, on a un problème.’ En gros, les gens pensaient qu’ils allaient se faire chier.

Alors que vous vouliez tout simplement faire un ‘film joyeux’, comme vous l’avez souvent dit? Je passe mon temps à le répéter: je n’ai pas fait un film sur Jean-luc Godard. J’ai fait un film inspiré d’un livre, Un an après, d’anne Wiazemsky, ex-femme et actrice de Godard. Une histoire d’amour belle, triste et originale. Une histoire d’amour qui s’arrête parce qu’à un moment, l’un des deux ne reconnaît plus l’autre. Anne, 19 ans, ne reconnaît plus Jean-luc, 37 ans, car il a changé. Pas parce qu’il a pris des rides ou qu’il l’a trompée avec d’autres filles, non, mais parce qu’il s’est politisé, radicalisé et engagé dans le mouvement de Mai-68. Ce faisant, Godard le réalisateu­r, l’ami ou l’homme marié –ou l’homme tout court– est devenu moins séduisant, moins charmant. C’est de cette bascule dont parle le film. Un homme en crise, dans un pays en crise. En fin de compte, Anne perd son mari pour des raisons conceptuel­les. Je trouve ça très beau. Puis je me suis dit, en lisant ce livre: ‘Putain, mais Godard est un personnage hypermarra­nt, en fait!’ Il intellectu­alise tout, il est complèteme­nt déconnecté du quotidien. Il est brillant, mais il a aussi un côté ‘grand con’. Il est dans le même schéma que OSS 117, en décalage avec son univers. C’est un ressort comique formidable.

Vous riez de Godard mais, plus blasphémat­oire encore, vous riez de Mai-68. Mourir à trente ans (de Romain Goupil, ndlr) est le film définitif sur Mai-68, mais c’est un film sérieux. Moi, j’avais envie de montrer cette manière dont la jeunesse française s’est accaparée la politique en prenant possession de la rue, avec humour, naïveté et légèreté. Je crois d’ailleurs que dans tous mes films, il y a quelque chose de Mai-68, de sa vision joyeuse, situationn­iste, de la politique. Sexy, même. Le mouvement étudiant du 22 mars 1968, élément déclencheu­r des évènements de mai, démarre parce que des garçons veulent pouvoir aller dans les chambres des filles de la résidence universita­ire. Mai-68, ça commence quand même par la bite, quoi. J’ai discuté avec Romain Goupil après qu’il a vu le film –on a reconstitu­é toute la cour de la Sorbonne– et il m’a dit: ‘Putain, c’était mon stand, ça... Enfin, moi je n’y étais pas trop, j’étais surtout en train de choper des filles…’ Mai-68, ça ne se prend pas au sérieux. Ce n’est pas Nuit Debout, quoi.

Vous y êtes allé à Nuit Debout? J’y suis passé, j’habite à côté (sourire). Je ne peux pas dire que je suis contre, ça n’aurait pas de sens, mais c’était un peu trop sérieux pour moi. Ils prenaient trop la pose, ils jouaient trop à être Raymond Barre: une conception de la politique sans aucune vie.

Vous avez déjà manifesté? Quand j’étais lycéen, ouais. À Paris, les années 80, c’était une époque très politisée. Tous les quinze jours, on se fritait avec le GUD et les autres organisati­ons étudiantes d’extrême droite. Je participai­s un peu idéologiqu­ement ou intellectu­ellement au truc, mais je ne pouvais pas m’empêcher de déconner. Plus tard, je suis entré en école d’art à Cergy-pontoise, et dès que l’on descendait dans la rue pour manifester contre je ne sais quoi, j’en profitais pour aller taguer quelques slogans, quelques vannes. Je me prenais pour un situationn­iste.

Vous marrer, c’était votre manière de marquer votre différence? C’est con à dire, mais à l’époque, il y avait peu d’ironie en France. Il y avait Coluche, Desproges, Charlie Hebdo et quelques autres, mais c’est tout. La France était très officielle, d’une certaine manière: mon père portait une cravate tous les jours, même le dimanche. Quand j’étais gamin, avoir de l’ironie et de la distance sur les choses, c’était assez transgress­if.

Ce n’est plus le cas? Aujourd’hui, l’ironie a gagné toute la société. Du coup, peut-être que les mecs de Nuit Debout sont finalement transgress­ifs en étant très premier degré dans une France où règne désormais le second… Je ne suis pas du tout en train de faire la promotion ou de défendre l’ironie, attention. Au contraire. Depuis le succès D’OSS 117, je me pose beaucoup de questions sur ma responsabi­lité dans cette ironie permanente qui imprègne la société française. Parfois, ça me pose problème. Surtout que j’ai commencé avec Les Nuls, ‘l’esprit Canal’, tout ça… Je suis un agent actif de l’ironie, en fait (sourire).

Comment expliquez-vous que l’ironie soit partout, aujourd’hui, dans la société française? J’ai une théorie –attention, elle part de loin: je pense que, comme l’imprimerie a changé l’histoire des idées, la numérisati­on et la haute circulatio­n des informatio­ns changent aussi beaucoup de choses. Depuis quelques années, on est abreuvés d’informatio­ns. Les médias sont de plus en plus nombreux, et ils ont de moins en moins de moyens. Du coup, ils sont de plus en plus passifs dans leur manière de raconter le monde. Ils vont vers une sorte de sensationn­alisme, car c’est ce qui impacte le plus rapidement et le plus facilement l’empathie de ceux qui consomment l’informatio­n. Mais cette empathie est physiologi­quement limitée. Elle est trop sollicitée aujourd’hui par les malheurs du monde. On ne peut pas se laisser impacter pour toutes les catastroph­es qui ont lieu et que l’on nous montre à la télé. C’est physiqueme­nt impossible. Dans ce contexte, l’ironie est à la mode parce qu’elle relève d’une forme d’autodéfens­e.

“Mai-68, ça commence quand même par la bite, ça ne se prend pas au sérieux. Ce n’est pas Nuit Debout, quoi”

Comment ça? À un moment donné, il y a deux attitudes: une insensibil­ité totale, post-moderne ; ou l’ironie, qui est une certaine forme d’élégance face à ce torrent d’informatio­ns. Objectivem­ent, je me pose vraiment la question: à quoi ça sert que je sois au courant de tous les malheurs du monde, sachant que je n’ai pas de prise sur eux? À part culpabilis­er, me sentir mal chez moi devant la télévision ou Internet... Ça crée un truc chez moi qui n’est pas facile à vivre.

Du coup, vous ne regardez plus la télévision? Non, je n’en ai plus depuis douze ans. Pour les raisons que je viens de vous donner.

Vous avez commencé votre carrière en écrivant pour Les Nuls, sur Canal+. C’était comment, d’être en permanence dans l’ironie? Au bout d’un moment, ça devenait épuisant. Dès que je pensais à une vanne ou que j’en disais une dans la journée, il fallait tout de suite la noter pour la recycler le lendemain. Les Nuls avaient leur bureau, moi le mien. J’arrivais à 6h30 chaque matin, je lisais la presse. Vers 10h, je leur apportais mes vannes, je réécrivais un peu avec eux et à 11h, c’était l’antenne. Pendant ce temps-là, je continuais à faire des fausses pubs, des fausses bandes-annonces… Chier de la vanne au quotidien, c’est pas un métier facile. En revanche, ça m’a complèteme­nt décomplexé par rapport à l’écriture. Avant, écrire, je m’en faisais tout un monde, c’était Victor Hugo. Je me disais: ‘Mais d’où, moi, je vais écrire? Pour qui je me prends?’

Vous êtes le genre de mec à faire rire l’assistance dans les dîners? Pas du tout! Dominique Farrugia, en revanche, est fabuleux pour faire le show. À l’époque, il claquait vanne sur vanne. Tout le monde s’arrêtait de parler, se mettait en cercle pour l’écouter. Toutes les fêtes se terminaien­t comme ça. Édouard Baer ou Benoît Poelvoorde aussi savent prendre le lead d’une soirée, c’est un truc de performeur. Moi, ça me fatigue d’entrée, je n’ai pas ce talent.

Vous parliez de détourneme­nt d’images. Ça a longtemps été votre spécialité, notamment avec La Classe américaine… J’en faisais déjà en école d’art. En 1988, je suis allé dans tous les QG des candidats à l’élection présidenti­elle –sauf celui de Jean-marie Le Pen– pour récupérer plein d’affiches en disant que j’allais les coller. Mais en vrai, je les ai détournées dans le cadre d’un truc de fin d’année. Sur la sienne, Jacques Chirac avait la gueule bien tendue, et il était écrit dessus: ‘Allez Chirac’. J’ai donc collé sur le ‘rac’ un petit autocollan­t ‘er’ pour que ça fasse: ‘Allez Chier’. Je trouvais que ça lui allait très bien. Mais j’ai eu une mauvaise note. Je n’ai pas su vendre mon projet, expliquer le sens de cette démarche, je pense. J’ai dû me contenter de dire: ‘Bah, c’est juste marrant.’

Il y a forcément un peu de vous dans Le Redoutable, mais quoi? Le truc le plus personnel, et c’est sans doute la scène la plus violente du film, c’est quand Godard lit à ses amis une critique assassine –une vraie, issue du journal Combat– de son film La Chinoise. Je montre un type qui fait un truc pathétique, qui est dans l’autodestru­ction et l’autoflagel­lation, ce qui m’est déjà arrivé, donc. Et c’est aussi un message adressé aux critiques.

Pour leur dire quoi? Qu’une critique négative, ce n’est pas rien. Ça peut tuer un petit film qui avait besoin d’attiser la curiosité d’un public qui n’avait pas forcément envie ou entendu parler de lui. Je crois qu’il y a un malentendu entre les critiques et nous. On est finalement très fragiles. À la sortie d’un film, on est cramés, on sort de deux, trois ou quatre ans de travail, on s’investit dedans, comme jamais ils ne s’investiron­t de leur vie, pour lire –je prends l’exemple d’une critique de OSS– que l’on est ‘raciste’, un ‘gros réac’ ou que le film est une ‘petite chose malodorant­e’.

Vous avez dit récemment que votre cinéma s’adresse aux ‘gens normaux mais que pour s’adresser à eux, il faut passer par les critiques de cinéma, qui ne sont pas des gens normaux’. Quand ils vont voir un film,

“Depuis le succès D’OSS 117, je me pose beaucoup de questions sur ma responsabi­lité dans l’ironie permanente qui imprègne la société française. Parfois, ça me pose problème”

ce ne sont pas des gens normaux. Mon client, c’est le monsieur ou la dame qui paie dix euros car voir un film, c’est comme en psychanaly­se, il faut payer. En payant, le spectateur exprime un désir. Il est actif dans le processus de narration, il accompagne le film. Alors que celui qui ne paie pas, sa présence en projection presse à Cannes par exemple, ce n’est pas l’expression d’une envie. Son niveau de désir est à zéro. Il va chercher d’abord les éléments pour ne pas aimer le film. Par ailleurs, je remarque qu’à l’époque de Godard, de la Nouvelle Vague, où les réalisateu­rs venaient de la critique, notamment des Cahiers du cinéma, les films étaient très polémiques car il y avait des gens ‘très pour’ et d’autres ‘très contre’. Ça créait une dynamique. Aujourd’hui, les critiques ne suscitent plus ça. D’ailleurs, les spectateur­s qui vont sur Allociné ne lisent plus les critiques, mais juste la note moyenne de toute la presse. Vous savez, les petites étoiles, là… C’est un peu la prime au consensus.

On sent que ça vous gonfle de faire de la promotion, non? Ouais. Au début, c’est intéressan­t parce que c’est une manière de formuler, d’intellectu­aliser des choses sur votre travail que vous ne pouvez pas faire quand vous avez la tête dans le guidon. Mais quand, au bout de la 130e fois, quelqu’un prend un air inspiré pour vous dire: ‘Mais comment ça vous est venu, cette idée?’ et que vous répondez en faisant semblant de réfléchir… Vous piétinez à mort, quoi.

Vous avez dit un jour que vous faisiez du cinéma pour trois raisons: ‘Gagner de l’argent, faire plaisir à maman et [vous] prendre pour plus important que [vous ne l’êtes].’ Vous vous prenez pour Dieu? Non, pas encore (rires). Mais le cinéma fonctionne de la même manière que la religion. Une salle de cinéma, c’est une église dans laquelle il y a des gens qui lèvent la tête et à qui on raconte des histoires, comme dans la Bible. Des histoires qui nous donnent un destin à tous, comme dans la Bible. Au cinéma, un réalisateu­r sépare l’ombre et la lumière ; il crée le monde dont on a envie. Le pouvoir sur les gens est exactement le même. Exemple: tu dis à n’importe quel mec au monde ‘Mets-toi au milieu d’une autoroute et prends une photo’, il ne le fera pas. Bah, demande à un étudiant en cinéma en stage sur ton film de le faire lors des repérages… Le mec est tellement sûr d’évoluer dans un espace semi-divin, qu’il y va direct. Et en plus, il ne lui arrivera rien.

Et votre mère, vous avez réussi à lui faire plaisir? Ouais, elle est contente.

Elle a de l’humour? C’est plus mon père qui fait des vannes et elle qui rigole. Mon père a 80 ans et l’autre jour, il m’a sorti: ‘Il y a de plus en plus de jeunes, non?’ C’est drôle, je trouve.

Ça vous fait peur pour la suite, le fait que Le Redoutable ne marche pas très bien? Peut-être que le cinéma, c’est terminé pour moi et que je ne le sais pas encore (rires). Après, je ne suis pas débile: ça ne va pas durer. Un Oscar, ce n’est pas le bouclier de Captain America non plus. Si mes films ne font pas d’entrées, donc ne rapportent pas un peu d’argent, on ne me permettra pas d’avoir la chance de faire n’importe quoi très longtemps.

Comment ça, avoir ‘la chance de faire n’importe quoi’? Je ne sais pas pourquoi mais en gros, dès que je veux faire un film, on me le paie. Je veux faire OSS 117, qui est l’histoire d’un Français raciste traitée avec une forme d’humour assez particuliè­re, et le marché me dit OK. Je veux faire un film muet en noir et blanc, qui n’est même pas vraiment drôle en vrai –c’est un humour de grand-père–, le marché me dit OK. Ensuite, je veux faire un film sur la seconde guerre de Tchétchéni­e en 1999, un truc en russe et en tchétchène hypercher à faire car je l’ai tourné pendant six mois en Géorgie… Bah, le marché me dit OK. C’est un truc de dingue. J’ai une chance inouïe. Donc ouais, ça serait bien que je fasse un truc qui marche bientôt, quand même…

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Ci-gît l’esprit Canal.

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