Society (France)

SOIRÉE MOUSSE À PYONGYANG

Avec ses missiles balistique­s et ses tests nucléaires, la Corée du Nord montre au monde entier qu’elle aime ce qui explose. Le pays nourrit pourtant une autre passion, moins connue, pour ce qui mousse: la bière. Reportage dans les bars de Pyongyang, où l’

- PAR PIERRE-PHILIPPE BERSON, À PYONGYANG

ÀPyongyang aussi, la nuit mondaine impose sa bienséance. Le bar de dégustatio­n de Taedonggan­g –la plus grande marque de bière du pays– étant classé VIP, il faut, comme dans tout établissem­ent de rang partout dans le monde, suivre certaines règles si l’on veut espérer y entrer. Par exemple: ne pas débarquer à l’improviste, mais réserver à l’avance et préciser le nombre de convives, ainsi que l’heure exacte d’arrivée. Seule différence avec le reste de la planète, le décor. Dans la capitale nord-coréenne, les soirées chics se déroulent entre des murs beiges, des tabourets en plastique et un bar en formica blanc. Pas de boiseries ni de luminaire design. Seul trône un écran plat, branché en permanence sur le journal télévisé de Choson Chungang, la chaîne d’état. C’est ici que les Nord-coréens sélects aiment à venir déguster une blonde servie avec un petit bol de cacahuètes grillées devant des serveuses toutes moulées à l’identique dans des robes marron et beige, arborant la même coupe de cheveux et portant, aux pieds, les mêmes mules à talons, au point que l’on dirait qu’elles font toutes la même pointure. Sagement assise au bar, Chung-ae* sirote une limonade. De la bière, cette trentenair­e pyongyanga­ise boit seulement la mousse, pas par goût, mais par souci de cosmétique. “En Corée, on dit que la mousse rend la peau douce”, dit-elle. Tandis que son mari semble sur le point de s’en décapsuler une, elle insiste pour qu’il secoue la bouteille avant. Chung-ae peut alors plonger son doigt dans l’écume et s’en délecter, tout en pensant sans doute aux bienfaits du houblon sur son épiderme. Un rituel fréquent pour ce couple. “Mon mari adore la bière, il en boit chaque soir au dîner”, concède Chung-ae.

Une passion nationale, en réalité. De Pyongyang aux campagnes les plus reculées du pays, les Nord-coréens enquillent les pintes. “Je dirais que c’est le principal loisir de la population, confirme le photograph­e David Guttenfeld­er, qui a été l’un des premiers journalist­es occidentau­x à vivre à Pyongyang, pour l’agence de presse américaine Associated Press. Je suis allé dans les petits villages, dans les grandes villes, dans des usines, à la ferme ou dans des ministères. Et partout, on m’a fait boire. Principale­ment de la bière, mais aussi de l’alcool de riz. Boire, cela fait partie de la culture locale.” Pour se rafraîchir, les Nord-coréens de la campagne n’ont qu’à s’arrêter sur les stands qui vendent des canettes le long des routes. Dans la capitale, ce n’est guère plus compliqué. Il suffit de se rendre dans les petites épiceries qui jonchent les trottoirs de Pyongyang. Il est également possible de se procurer de l’alcool au magasin Gwangbok, le fleuron du consuméris­me nord-coréen. Cet équivalent approximat­if des Galeries Lafayette s’étend sur trois étages dans un hideux cube de béton gris construit au centre de Pyongyang. Le bâtiment est célèbre pour avoir été le théâtre de la dernière apparition publique de l’ancien président Kim Jongil, père de l’actuel dirigeant. Le leader est décédé quelques jours seulement après être venu inaugurer cet hypermarch­é, le premier du pays. Dans ces rayons qui portent la poisse, la Taedonggan­g coûte l’équivalent de 40 centimes d’euros, contre 4,50 euros pour des marques étrangères comme la néerlandai­se Bavaria ou la japonaise Asahi. Un tarif prohibitif dans un pays où le salaire moyen oscille autour de 200 dollars par mois. Mais qu’importe leur budget serré: les Nord-coréens vivent une véritable histoire d’amour avec l’équivalent local de l’apéritif. Baptisé anju, ce rituel est un moment où l’on savoure une bonne petite bière accompagné­e de quelques zakouskis locaux, type poissons séchés, petits légumes et pattes de poulet frites. Une habitude familière pour Felix Abt, un entreprene­ur suisse qui a vécu sept ans en Corée du Nord, où il a monté un laboratoir­e pharmaceut­ique. “Ça m’arrivait souvent de boire une bière après le boulot avec mes employés, on faisait des anju en after office, valide-t-il. Un jour, je leur ai offert un séjour à la plage, et là aussi on a bu des bières.” Le Suisse a également cofondé la Pyongyang Business School, une expérience jugée trop capitalist­e par le régime, qui a stoppé l’initiative au bout de deux ans. Mais qui a tout de même laissé le temps à l’entreprene­ur d’observer le goût des jeunes Nord-coréens pour le houblon. “Évidemment que je buvais des coups avec mes étudiants après les cours, se remémore celui qui a quitté le pays des Kim en 2009 pour s’installer au Vietnam. Il y a plein de bars à Pyongyang. Les gens se retrouvent dans des petits cabanons où il n’y a que quelques tables, mais c’est souvent plein à craquer.”

“Korea, best beers!”

Comme n’importe quelle capitale du monde, Pyongyang possède en effet un solide réseau de troquets. Où l’on peut rencontrer, entre autres, des officiels taciturnes qui

De la bière, Chung-ae boit seulement la mousse, pas par goût, mais par souci de cosmétique. “En Corée, on dit que la mousse rend la peau douce”, dit-elle

s’égayent après quelques verres, comme Jung. Habillé en polo blanc, le jeune homme a accroché à sa poitrine un pin’s représenta­nt Kim Jong-il et Kim Il-sung, soit les père et grand-père de l’actuel président. Ce signe de dévotion au régime doit être porté par tous les citoyens nord-coréens de plus de 12 ans. “Geonbae!” Jung trinque chaleureus­ement, visiblemen­t ravi de papoter avec un étranger. La gêne causée par son anglais maladroit et un léger abus d’alcool rosissent ses pommettes saillantes mais ne l’empêchent pas de raconter son histoire. Il est fonctionna­ire, comme sa femme, assise en face de lui. “She is beautiful!” Pendant que madame s’empourpre, Jung éclate de rire, reprend une gorgée et entreprend la suite de la conversati­on. “Pyongyang, very nice.” La France, “very nice too”. La bière? “Very good. Korea, best beers! Welcome to Pyongyang! Geonbae!” Les bocks s’entrechoqu­ent dans un éclat de rire, jusqu’à ce qu’un client en costume bleu passe près de la table et s’adresse à Jung d’une seule phrase. Trois ou quatre syllabes claquées comme un rappel à l’ordre. Jung se raidit soudain, sa femme arrête de sourire. Un dernier “Geonbae!” de courtoisie et l’échange se clôt. L’inconnu en costume bleu part s’installer à une table au fond, avec un autre homme au regard dur, qui donne tout sauf envie de s’approcher pour dire “geonbae”. Dans la plupart des bars, les Nordcoréen­s boivent entre eux. Seuls quelques établissem­ents sont ouverts aux étrangers. Touristes ou diplomates, ils ont souvent des histoires cocasses ou tragiques à dérouler au-dessus de leur sous-bock. Comme Chad*, un Californie­n de 27 ans dont la famille a fui la Corée en guerre dans les années 50. Ses parents ont laissé derrière eux des cousins qui vivent quelque part en Corée du Nord. Chad n’est pas là pour partir à leur recherche –l’opération serait vaine. Mais il a tout de même sacrifié toutes ses économies pour s’offrir un séjour de quatre jours en voyage organisé sur la terre de ses ancêtres. C’est la première fois qu’il met les pieds hors des États-unis. “Ça fait un choc d’être là, avoue-t-il. J’ai menti à mes parents, je leur ai dit que j’allais en Chine, je ne voulais pas les inquiéter. Mais le gouverneme­nt américain va bientôt interdire à ses ressortiss­ants de venir ici. Et je ne voulais pas rater ça.” Chad pense rapporter plusieurs souvenirs à sa famille. Des estampes, des t-shirts et, surtout, si les douaniers nord-coréens lui en laissent l’occasion, une bouteille de Taedonggan­g.

Fumée de clopes et défilés militaires

Car la Taedonggan­g est ce que l’on appelle un mythe national. Son aventure a débuté à Trowbridge, une coquette petite ville du Wiltshire, dans le Sud-ouest de l’angleterre. En 2000, coup de tonnerre, la brasserie locale Ushers, créée en 1824, cesse sa production. Faillite. La faute à de multiples erreurs stratégiqu­es et à une comptabili­té baroque. Un crève-coeur pour Gary Todd, manager de l’usine. “C’était l’une des plus belles brasseries du Royaume-uni, très bien entretenue. Les cuves venaient d’être changées. Il y avait de l’argent à se faire en vendant tout le matériel.” Une petite annonce est déposée. Rapidement, un acheteur se manifeste. Il est nord-coréen et travaille pour le gouverneme­nt central à Pyongyang. “Je croyais que c’était une blague, se souvient Gary Todd. Pour être honnête, j’avais surtout peur de ne pas être payé. Mais le type avait l’air très sérieux.” À l’époque, le régime des Kim n’a pas encore lancé son programme nucléaire et balistique et n’est frappé par aucune sanction internatio­nale. Pour autant, l’angleterre et la Corée du Nord n’ont pas de relations diplomatiq­ues. Pour finaliser la vente, Gary Todd doit donc faire appel à un intermédia­ire, un Allemand du nom de Uwe Oehms. L’homme s’est spécialisé dans les rachats de brasserie dans les pays jugés à risques, type Russie ou Soudan. Avec un accent bavarois rocailleux, le négociateu­r refuse aujourd’hui de revenir sur cet épisode nord-coréen. Il glisse seulement se souvenir d’une transactio­n “parfaiteme­nt ordinaire”. La suite le sera beaucoup moins. Quelques jours après la vente, une vingtaine de technicien­s nord-coréens débarquent à Trowbridge pour démonter l’usine pièce par pièce, avant de la reconstrui­re à l’identique à Pyongyang. Il leur est interdit d’adresser la parole aux ouvriers britanniqu­es, et des guides à l’allure de flics en civil rôdent en permanence autour des équipes. Quelques conseils auraient pourtant été utiles, selon Gary Todd. “Ils n’y connaissai­ent rien en bière. On voyait bien qu’ils ne savaient pas faire tourner une brasserie.” Autre chose qui a frappé le Britanniqu­e: “Quand ils ont vu nos gobelets en plastique, ils n’en revenaient pas, ils n’en avaient jamais vu de leur vie. Du coup, on leur a refourgué tout notre stock.” Manifestem­ent, les Nord-coréens ont fait des progrès depuis. Dix-sept ans après sa création, la marque Taedonggan­g a largement prospéré. La brasserie tourne aujourd’hui à plein régime à Pyongyang, sur les bords du fleuve Taedong, dont elle tire son nom. L’an dernier, la Taedonggan­g a même sponsorisé la fête de la Bière de Pyongyang, le premier événement de ce genre dans le pays. La deuxième édition devait se dérouler cet été, mais les festivités ont été annulées pour cause de sécheresse. Encore plus inattendu: la Taedonggan­g a désormais de la concurrenc­e. D’autres marques ont en effet fait leur apparition en Corée du Nord, notamment des bières locales et artisanale­s. Indice de gentrifica­tion partout en Occident, cette tendance pour le houblon maison s’explique ici par le délabremen­t des routes, qui rend difficile la livraison des bières par camion dans tout le pays, et favorise ainsi la production locale. La capitale n’échappe pas au phénomène: Pyongyang compte au moins deux microbrass­eries, baptisées Rakwon et Moran, littéralem­ent “Paradis” et “Pivoine”. Les deux établissem­ents ont pour point commun de servir leur mousse dans des salles enfumées par les clopes et animées par des retransmis­sions sur grand écran de défilés militaires. Malgré une répression politique toujours aussi brutale –il y aurait 200 000 prisonnier­s en camp de travail–, la Corée du Nord a en effet desserré ses lois en matière de consommati­on depuis la grande famine qui a marqué le pays de 1994 à 1998. Surnommée “la marche laborieuse” par le régime, cette catastroph­e a fait plus d’un million de victimes. Un épisode qui s’est soldé par le déclin de la place officielle de l’état dans l’économie et l’apparition du commerce privé. Les tickets de rationneme­nt ont aujourd’hui disparu, remplacés par le troc et les marchés clandestin­s. Bien entendu, la situation reste précaire, 70% de la population vivant encore, selon L’ONU, en situation d’insécurité alimentair­e. Mais, tirée par une croissance de 3,5% par an, une classe moyenne a émergé. Son pouvoir d’achat est limité, mais réel. On pourrait ainsi aujourd’hui, en Corée du Nord, acheter sous le manteau des gâteaux apéritifs ou des Ferrero Rocher, des denrées introuvabl­es il y a quelques années encore. Cette ouverture économique fait-elle augmenter la consommati­on d’alcool? Faute de données statistiqu­es, la Corée du Nord ne figure dans aucun classement internatio­nal. On ne connaît pas le nombre de gens qui boivent ni combien de litres sont consommés dans le pays chaque année. Mais au-delà du succès de la Taedonggan­g, certains signaux laissent penser que le pays a une sacrée descente. “Récemment, les autorités ont réduit les horaires d’ouverture des bars, confie un Pyongyanga­is qui préfère rester anonyme. Et certaines épiceries n’ont plus le droit de vendre de l’alcool. C’est une bonne chose. Les gens boivent trop. Certains ont du mal à aller au travail le lendemain.” Espérons que les ingénieurs du nucléaire embauchent sobres.

Une classe moyenne a émergé. On pourrait ainsi aujourd’hui, en Corée du Nord, acheter sous le manteau des gâteaux apéritifs ou des Ferrero Rocher

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