Society (France)

Mort mystérieus­e à Manchester

L’histoire rend l’angleterre folle depuis bientôt deux ans. Le 12 décembre 2015, la police découvrait un cadavre sur les landes de Saddlewort­h Moore, au nord de Manchester. Avec du poison dans le sang et sans aucun papier d’identité sur lui. Suicide? Meur

- PAR LUCAS MINISINI ET WILLIAM THORP, À MANCHESTER ILLUSTRATI­ONS: CHARLOTTE DELARUE POUR SOCIETY

Presque deux ans ont passé, mais Melvin Robinson se rappelle encore très bien les événements du 11 décembre 2015. Il est environ 14h ce jour-là quand un homme pousse les portes de son pub, The Clarence, à Greenfield, près de Manchester. Pas un gars du coin: un “étranger”. L’homme s’assoit au bout du bar et attend, “perdu dans ses pensées”. “Je lui ai demandé s’il voulait boire quelque chose, il m’a répondu que non, ça allait, mais qu’il souhaitait savoir une chose: la direction pour aller au sommet de la montagne.” Melvin le lorgne. Il n’existe pas vraiment de “montagne” dans la zone où ils se trouvent. Mais il lui pointe du bout du doigt la direction de Dovestone Reservoir, un lac situé à quelques encablures, pour qu’il puisse ensuite grimper vers Chew Reservoir, “le sommet de la montagne”. Un trajet d’environ cinq kilomètres. Simple? Non. Sa fille, Pepper, intervient. “C’est très dur de monter là-haut. Moi-même je ne l’ai jamais fait. Il faut être très bien équipé et en bonne santé.” L’homme est vêtu d’un “léger imperméabl­e” et de “chaussures de ville”. Pas vraiment la tenue pour une virée dans le coin, donc. “D’autant qu’à cette période de l’année, le climat ici est très compliqué, reprend le barman. Il y fait très, très froid, il y a un vent infernal, et la nuit tombe à partir de 15h.” Robinson prévient l’homme que le trajet ne sera pas une partie de plaisir et qu’il lui sera impossible d’être de retour avant le crépuscule. “L’étranger” acquiesce, puis part dans la direction indiquée. À ces souvenirs, deux ans et demi plus tard, Melvin frotte sa moustache, perplexe. Puis lâche, avec ce qui semble un brin de fierté: “Je suis sûrement la dernière personne à lui avoir parlé.” Il est 10h47 le lendemain lorsqu’un cycliste tombe sur l’homme mystérieux. Mort. Il est couché au sol, les bras le long du corps et les pieds face à la pente, comme s’il s’était allongé là pour se reposer. À 700 mètres de sa destinatio­n finale. Dans ses poches: une petite bouteille en plastique de Thyroxine Sodium, utilisé pour soigner un problème de thyroïde, 130 livres et trois billets de train. Les deux premiers sont usagés –l’un est un trajet entre deux coins de Londres, l’autre un Londres-manchester. Le troisième est un billet retour pour la capitale depuis Manchester, daté de la veille, et non validé. Lorsqu’il arrive sur les lieux une demi-heure après la découverte du corps, l’inspecteur John Coleman ne s’attarde pas sur la cause du décès. “Il n’y avait aucune blessure sur son corps ni de sang, et pas de traces de lutte autour de lui, explique-t-il aujourd’hui, assis dans une des salles des locaux de la Greater Manchester Police. Une mort sans suspicion.” En plus clair: une crise cardiaque. C’est aussi l’avis de l’équipe médicale. Logique, après tout: le chemin est ardu, le climat chaotique, et l’homme n’est pas tout jeune –il semble avoir une soixantain­e d’années. Mais une chose turlupine ce “flic à l’ancienne”. Le défunt n’a pas de papiers d’identité. Ni portefeuil­le ni carte. Rien. “Aujourd’hui, nous avons tout dans notre portable, mais les personnes de cet âge se trimballen­t toujours avec des tonnes de papiers. Lui non”, note-t-il. Il ne s’inquiète pas pour autant. “Dans une affaire de ce type, trouver l’identité de la victime n’est qu’une question d’heures, pas de jours, et encore moins de semaines, continue-t-il. Il y a toujours quelqu’un à qui vous manquerez et qui essaiera de vous retrouver.” Pourtant, les heures deviennent vite des jours. Puis des semaines. Faute de mieux, la police décide de donner un surnom à l’homme mystérieux de Saddlewort­h Moore: ce sera Neil Dovestone. Son visage, capté sur les images de vidéosurve­illance de la gare de Manchester, est placardé partout dans le pays, attirant en retour des centaines d’appels de personnes convaincue­s d’avoir retrouvé un proche disparu. À tort. “À chaque fois, c’était la même chose, lâche l’inspecteur, le ton maussade. Je leur disais: ‘Non, votre père ou votre frère n’est pas Neil Dovestone, je suis désolé.’” Faute d’identité, une deuxième autopsie est bientôt effectuée. Ce coup-ci, une cicatrice sur la hanche gauche du défunt intrigue les médecins légistes. Bingo. Ils y découvrent, fixée sur l’os, une plaque en titane de dix centimètre­s, de la marque Treu Dynamic Internatio­nal. La société qui la produit ne fournit ce genre de service que dans deux pays: le Maroc et le Pakistan. Or, la plaque n’a pas de numéro de série, et le pays d’asie du Sud est le seul à autoriser cela: elle provient donc de là-bas. Les découverte­s ne s’arrêtent pas là. Un mois après, le 22 février 2016, l’hypothèse de la crise cardiaque s’effondre. Une étude toxicologi­que démontre en

Dans une affaire de ce type, trouver l’identité de la victime n’est qu’une question d’heures, dit la police. Il y a toujours quelqu’un à qui vous manquerez et qui essaiera de vous retrouver. Pourtant, les heures deviennent vite des jours. Puis des semaines

effet que Neil Dovestone n’est pas mort “naturellem­ent”. Son organisme contient des traces d’un poison assez rare: la strychnine. “On l’appelle la drogue d’hollywood parce qu’elle est utilisée dans les films et dans les romans d’agatha Christie, pose Coleman. Il en faut très peu pour tuer quelqu’un.” Les mêmes traces du poison sont retrouvées dans la bouteille de son médicament. Une mort plus tout à fait “sans suspicion”, donc. D’autant que la découverte ramène de nouveau John Coleman au Pakistan. La strychnine, introuvabl­e au Royaume-uni car interdite, y est en effet encore légale. Trop de coïncidenc­es pour l’inspecteur, pour qui l’affaire est liée au pays d’asie du Sud. Il se met alors à étudier les passagers en provenance du Pakistan avant le 12 décembre 2015. Chaque avion est disséqué. Chaque visage est passé au crible. L’un sort du lot: il a le nez long et empâté, la chevelure clairsemée et grisonnant­e, de grandes oreilles. Un visage similaire à celui du cadavre. L’ADN ne mettra pas longtemps à le confirmer. L’homme assis à la place 25C du 757 Pakistan Internatio­nal Airways en provenance de Lahore, ce 10 décembre 2015, est le même que celui retrouvé dans les landes de Saddlewort­h Moore. Neil Dovestone devient David Lytton. Le “comment” est résolu. Le “qui”, en partie. Reste à savoir le “pourquoi”.

“Il avait l’habitude de m’électrocut­er”

L’annonce de la mort de David Lytton n’a pas choqué Jeremy. Lui le voyait déjà enterré depuis des années. David était son frère. Les deux hommes sont nés à cinq années d’écart à Finchley, un quartier du nord de Londres. David en 1948, Jeremy en 1953. “C’est une génération, cinq ans”, dit ce dernier la voix perdue, comme pour dire qu’entre lui et David, rien n’a jamais vraiment été facile. “Il y avait beaucoup de brutalité de sa part, des moments très durs à vivre.” Jeremy parle de “bizutage”, mais dit l’avoir vécu comme de la “torture”. “Il avait l’habitude de m’électrocut­er la nuit avec une batterie, par exemple. Il prétendait être somnambule, mais je n’y croyais pas.” Jeremy décrit son aîné comme quelqu’un de “brillant”, d’une intelligen­ce remarquabl­e. “Un génie”, résume-t-il. Il dit aussi que son tempéramen­t dur contrastai­t avec son “fantastiqu­e sens de l’humour”. Quoi d’autre? “Il ne laissait personne s’approcher de lui. Sa famille incluse. Je pense que son bonheur était d’être dans sa tête pour penser tout le temps.” À l’adolescenc­e, David Lytton se dirige vers des études de psychologi­e. Sans succès. Il loupe deux fois son diplôme. “Mon père était très énervé contre lui, explique Jeremy. Il pensait que mon frère ne faisait rien de ses journées, qu’il expériment­ait des choses.” En réalité, le jeune homme souffre d’une hypothyroï­die, qui lui cause des problèmes de concentrat­ion et des troubles du sommeil. Il vit la nuit et dort le jour. “Mon père lui a dit de partir et de ne jamais revenir, lâche, penaud, son frère. C’est la dernière fois que mes parents l’ont vu. Il s’est séparé de nous.” Jeremy n’aura ainsi jamais accès à l’appartemen­t de son frère. “Pratiqueme­nt personne ne pouvait y aller. Je me suis disputé avec lui une fois à ce sujet. Je lui ai dit: ‘David, quand est-ce que tu vas m’inviter?’ Il m’a répondu: ‘Oh non Jeremy, je ne veux pas que n’importe qui vienne chez moi.’ Mais je n’étais pas n’importe qui! J’étais son frère!” Le mystère David Lytton s’était encore un peu épaissi il y a douze ans. Du jour au lendemain, sans prévenir personne, l’homme avait vendu son logement contre 250 000 livres. Il avait laissé entendre à ses voisins qu’il partait aux États-unis. À son frère aussi, comme en atteste cette lettre de Californie que ce dernier avait reçue de lui. “Sauf que la police m’a dit qu’il n’avait jamais mis les pieds en Californie.” En réalité, David était au Pakistan. “À Lahore”, précise l’inspecteur John Coleman, sans même vérifier dans son épais dossier. Que faisait l’anglais dans la deuxième ville la plus peuplée du pays? Aucune réponse claire n’a pour l’heure été donnée. À Lahore, David vivait dans un quartier éloigné de ceux fréquentés par les Occidentau­x. Un logement situé au fond d’une allée, entourée de quelques autres habitation­s. “Vous n’y vivriez pas si vous aviez le choix”, tranche John Coleman. Des témoignage­s indiquent qu’il partageait la vie d’une jeune femme d’une trentaine d’années. Problème: “elle n’a pas été vue depuis. Et personne ne la retrouve”, avoue l’enquêteur. “Je ne cherche pas à en faire un polar, prévient Jeremy, mais tout le monde se pose cette même question: mon frère était-il un espion?” L’anglais déroule son scénario. Celui d’un frère “pas comme James Bond”, mais “d’un niveau plus bas”, un agent secret qui aurait fait “passer des informatio­ns, aurait parlé à des locaux”. Et puis, “qu’estce qu’il serait allé faire pendant dix ans au Pakistan, bon Dieu? C’est pas vraiment une destinatio­n touristiqu­e”.

La théorie de l’espion

John Coleman laisse échapper un petit rire. “La théorie de l’espion est aussi la préférée de ma fille, soupire-t-il. D’autres personnes sont persuadées qu’il a été tué par les services secrets pakistanai­s, d’autres par l’espionnage anglais, et puis pour certains, c’était un agent du Mossad. Il y a tellement de théories sur cette histoire.” John Coleman n’a pas oublié les dizaines d’appels qu’il a reçus, d’aussi loin que Hong Kong ou

“Qu’est-ce qu’il serait allé faire pendant dix ans au Pakistan, bon Dieu? C’est pas vraiment une destinatio­n touristiqu­e” Jeremy, son frère

l’australie, avec une version différente de l’histoire à chaque coup de fil. “Une fois, une comédienne m’a appelé juste avant d’entrer sur scène. Elle m’a dit: ‘J’ai lu l’histoire sur Internet, c’est fantastiqu­e. Voici ce que j’en pense’, et elle m’a détaillé sa propre théorie.” Vu le peu d’informatio­ns disponible­s, toutes les versions ont été décortiqué­es avec soin, même les plus inattendue­s. L’une a particuliè­rement occupé l’esprit de l’inspecteur. Celle d’un pèlerinage. En 1948, un BEA Douglas DC-3 se crashe près de Dovestone Reservoir. Vingt-quatre personnes trouvent la mort, deux survivent seulement. L’âge des miraculés en 2015 correspond à celui de David Lytton. Il n’en faut pas plus à la police de Manchester pour imaginer un suicide orchestré après un retour sur les lieux d’un drame qui aurait pu traumatise­r à vie un David Lytton encore enfant. Raté. Après vérificati­on, l’un des survivants est mort dans un accident de train quelques années plus tard. L’autre s’appelle Steven et vit toujours dans le Sud de l’angleterre. John Coleman: “Quand je l’ai appelé, je lui ai dit: ‘Oh Steven, vous êtes vivant… Je pensais que vous étiez mort en revenant à Dovestone, à vrai dire.’” Une autre théorie? Celle d’un empoisonne­ment à son insu. “On y a pensé aussi. Quelqu’un aurait pu mettre le poison dans la bouteille avec les autres gélules, dit- il. Mais David prenait ce médicament depuis les années 70, il savait à quoi il ressemblai­t. De plus, il n’y avait plus rien dans la bouteille, donc sur les 60 gélules, il aurait fallu que la dernière soit celle qui l’a empoisonné… Peu probable.” Un meurtre? “Pareil, continue- t-il. S’il y avait une autre personne, il aurait fallu qu’elle sache qu’il avait ce poison sur lui et le force à l’avaler.” Comme souvent, pense l’inspecteur, la réalité est sans doute un brin plus décevante. Selon lui, cette histoire pourrait se résumer à celle d’un homme qui voulait un “lieu magnifique” pour “ses derniers moments”. “Je pense qu’il s’est suicidé, conclut le policier. Tout simplement parce qu’il n’y a rien qui suppose le contraire.”

Maureen Toogood ne veut pas entendre parler de cette thèse. “David n’était pas suicidaire”, dit-elle, convaincue. Maureen a partagé la vie de Lytton pendant 23 ans. Ils s’étaient connus en 1968, alors qu’ils avaient à peine 20 ans. De leurs années passées ensemble, Maureen ne dit pas grand- chose. Avec elle, David était pompier, puis conducteur de métro. Ils vivaient à Londres. Un jour, Maureen, enceinte de quatre mois, fit une fausse couche. “J’étais triste, il était triste. Mais cela n’a rien à voir avec ce qui vient de se passer”, évacue-t-elle. À propos de la mort de son ancien compagnon, Maureen a, en réalité, plus de questions à poser que de réponses à donner. Par exemple: “Pourquoi avait-il un ticket retour s’il était venu mettre fin à ses jours?” Ou alors: pourquoi, lors de son arrivée à Manchester, comme le montrent les caméras de surveillan­ce, David Lytton a-t-il patienté 55 minutes dans la gare? Pourquoi les enquêteurs n’ont-ils jamais pu mettre la main sur la valise avec laquelle il était arrivé la veille sur le territoire britanniqu­e en provenance du Pakistan? Et puis surtout, pourquoi, s’il voulait se suicider, David a-t-il fait le trajet de Lahore jusqu’à une région du Nord de l’angleterre où il n’avait jamais mis les pieds? Au téléphone, Jeremy, le frère, ajoute une dernière question. Il a récemment découvert que la strychnine pouvait également être utilisée de manière récréative. Une drogue similaire à la cocaïne, qui, consommée à petite dose, vous donne de l’énergie et de la force. Utile par exemple après une marche dans les landes de Saddlewort­h Moore. “Quelques milligramm­es de trop, en revanche, et c’est la mort, dit-il. Le jour où mon frère est monté là-haut, il faisait un temps horrible, il y avait beaucoup de vent et le ciel était couvert. Alors, je me dis: et s’il en avait juste trop pris?” Ce qui n’expliquera­it toujours pas ce que David Lytton faisait là-bas.

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