Society (France)

RUNNNING HERO

Dans l’ultra-trail, cette étrange discipline qui voit des gens courir en montagne et escalader les plus hauts sommets du monde en quelques heures, il y a la star, l’espagnol Kilian Jornet. Et il y a celui qui a battu la star: le Français François D’haene,

- PAR VINCENT RIOU, À SAINT-JULIEN / PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR

L’ultra-trail est à la mode et François D’haene ne s’en plaint pas, lui qui vient de remporter L’UTMB (l’ultra-trail du Mont-blanc), l’épreuve reine de la discipline, et dispose d’un partenaria­t avec Salomon, l’un des équipement­iers ayant misé sur le potentiel de ce nouveau marché depuis le début. Pour autant, il est un peu perplexe face au mode de vie des nouveaux adeptes qu’il lui arrive de croiser. “Il y a des mecs qui n’avaient jamais couru de leur vie et qui, d’un coup, ne vont pas boire une goutte d’alcool au mariage de leur soeur sous prétexte qu’ils vont prendre le départ de L’UTMB six mois plus tard, constate-t-il. Pour eux, il n’y a plus que ça qui existe. Ils vont devenir vegans ou arrêter de manger du gluten parce qu’ils ont appris que tel ou tel champion s’impose tel régime alimentair­e. C’est dommage.” Alors, François D’haene fait un peu de “provocatio­n”, comme il dit. En 2014, à peine passée la ligne d’arrivée de L’UTMB les bras levés lors de sa deuxième victoire dans l’épreuve, il avait ostensible­ment fait descendre une bière cul sec dans son gosier de champion. Cette année, pour préparer sa montée du mont Blanc, il a couru 35 heures par semaine en montagne pendant un mois. Mais le soir, avec les amis ou la famille, il était un convive gourmet et gourmand parmi les autres. “À table, je buvais un ou deux verres de vin si on ouvrait une bonne bouteille. Bon, les deux dernières semaines, j’ai dit non au digestif ”, admet-il, en servant à ses invités un verre de son rosé maison.

Ancien kiné spécialist­e de cross-country et de 3 000 mètres steeple dans ses jeunes années, François D’haene habite une bâtisse vigneronne en pierres dorées avec sa femme et ses deux enfants près de Villefranc­hesur-saône. Autour s’étendent 3,5 hectares de vignes plantées à flanc de coteau, qu’ils exploitent en fermage depuis 2012. Quand Salomon l’a contacté en 2010 pour rejoindre son écurie, celui qui se définit comme “l’ouvrier agricole” de sa femme a été très clair: pas question de faire passer l’effort avant la vie. “J’ai dit que je venais de l’athlé et que j’avais choisi le trail parce que je ne voulais pas me sentir enfermé dans un plan d’entraîneme­nt strict. Que je voulais pouvoir manger et boire comme je le souhaitais. Et décider seul des courses sur lesquelles j’allais m’aligner dans la saison, en fonction de mes aspiration­s sportives, mes envies de voyage ou mon calendrier profession­nel ou familial.” Une leçon apprise lors de son premier UTMB, où il avait abandonné 30 kilomètres avant la fin, sur blessure. “J’avais l’impression que le monde s’écroulait, j’avais tout concentré là-dedans, jusqu’à sacrifier les vacances entre copains. Je ne ferai plus jamais cette erreur.” D’autant que cela ne l’empêche pas d’enchaîner les performanc­es folles. Maître de L’UTMB, mais aussi trois fois vainqueur de la Diagonale des fous, ou Grand Raid, course mythique de l’île de La Réunion, François D’haene détient depuis juin 2016 le record de la traversée du GR20 en Corse, une petite escapade de presque 200 kilomètres et 13 000 mètres de dénivelé qu’il a bouclée en… 31 heures et six minutes.

Trailer pionnier vs trailer bling-bling

Comment un être humain peut-il réussir cela? L’ultra-trail est une discipline encore mystérieus­e, et François D’haene n’est pas le dernier de ses mystères. Les physiologi­stes de l’effort avaient d’abord admis qu’elle convenait particuliè­rement aux coureurs chevronnés, pour ne pas dire aux vétérans. Sauf qu’après les deux victoires, à 58 et 59 ans, de l’italien Marco Olmo à L’UTMB, c’est un gamin de 20 ans –la star du genre, Kilian Jornet– qui s’est imposé en 2008. D’un coup, les spécialist­es se sont alors entendus sur le fait que l’ultra-trail était fait pour celles et ceux taillés sur le morphotype du Catalan: 1,71 mètre, 57 kilos. Jusqu’à ce que François D’haene et ses 192 centimètre­s viennent prouver le contraire. Atypique à la ville, mais aussi en course, donc. “En fait, c’est la connaissan­ce de soi et l’expérience de la montagne qui comptent, pas l’âge ni le gabarit”, coupe court le Français, dont les parents ch’tis ont eu la bonne idée de s’installer près du lac d’aiguebelet­te, non loin de Chambéry, quand il était tout môme. Même si c’est seulement à 18 ans qu’il a fait des Alpes son terrain d’entraîneme­nt avec ses copains de l’athlétisme. “Au bout de deux, trois heures, ils avaient faim, soif, ils en avaient marre, et moi c’est là que je commençais à m’amuser, je me disais: ‘Tiens, ça commence à être cool là, on pourrait aller se faire ce sommet, et puis celui-là.’” Aujourd’hui encore, quand il s’aligne sur une course, François D’haene peut piocher pendant les premières heures pour rester au contact des autres quand, soudain, “il y a un truc qui se passe, quand eux ça les débranche, moi ça m’enclenche. Je me dis: ‘Vous faites quoi, les mecs?’ Mais ça n’a rien de mystérieux. Faut apprendre à jouer avec soi, à composer avec les sensations de faim, de soif, d’hypoglycém­ie. C’est très important. Moi, ce qui m’intéresse, c’est après douze ou quinze heures d’efforts, le moment où le tri est fait et que ça devient dur pour les meilleurs. Là, j’atteins un sentiment de plénitude, et ce n’est plus la capacité intrinsèqu­e qui compte, mais l’expérience, la motivation, la connaissan­ce de son corps et de ses limites, le mental.” N’allez pas pour autant attendre de lui une sortie sur l’art de se faire mal ou sur la beauté de la souffrance comme en récitent depuis toujours les grands grimpeurs du Tour de France cycliste. “Encore heureux que j’aie les jambes raides et des crampes, je fais en 20 heures ce que, normalemen­t, les gens mettent douze jours à faire! S’il y a des refuges tout le long, à la base, ce n’est pas pour le faire en courant d’une traite. Donc c’est dur, je sais que ça va l’être dès le début, je l’ai bien cherché, mais je ne parlerais pas de souffrance. Je suis plutôt heureux.”

Un million de pratiquant­s rien qu’en France, 3 000 courses organisées chaque année, un marché des chaussures et des vêtements qui est passé de 700 millions d’euros en 2010 à plus de deux milliards en 2016 et continuera­it d’augmenter, des inscriptio­ns déjà closes pour l’édition 2018 de L’UTMB malgré des tarifs en hausse… Les chiffres le montrent: c’est comme si l’ultra-trail, cette ancienne discipline pour grands fous, était devenue grand public. La “faute” à l’époque, en ont déjà conclu quelques universita­ires, au premier rang desquels l’anthropolo­gue Florence Soulé-bourneton et le sociologue Sébastien Stumpp, qui écrivaient récemment dans Le Monde que la discipline était “l’avatar d’une société de la performanc­e”. La faute aussi à la médiatisat­ion de certains de ses champions, comme Kilian Jornet, élu “aventurier de l’année 2014” par le magazine National Geographic et devenu célèbre pour avoir gravi notamment deux fois l’everest en une semaine ce printemps. Un succès qui pose naturellem­ent la question suivante: l’ultra-trail est-il parti pour devenir un sport respectabl­e? En ce qui le concerne, François D’haene, qui s’est élancé cet été au pied du mont Blanc devant une faune de 250 journalist­es venus des quatre coins du monde, espère que cette popularité croissante ne va pas donner la mauvaise idée aux instances d’organiser un championna­t du monde, ou pire: d’en faire un sport olympique. “On sera combien au départ? interroge-t-il. Et la sélection, l’équipe de France, ce sera qui, pourquoi, comment? Et donc, il faudra que ce soit filmé en on fera des boucles? Et pour avoir du dénivelé aux JO de Paris 2024, on tournera dans la vallée de Chevreuse pendant 160 bornes? Mais je ne fais pas des boucles, moi, ou alors j’en fais une et puis je m’arrête, je rentre chez moi!” Après quoi court François D’haene? Pas après l’argent, en tout cas. Le revenu tiré de ses partenaria­ts (Red Bull, notamment, en plus de Salomon) est insuffisan­t pour faire vivre la petite famille, et ce ne sont pas les gains pour ses prestigieu­ses victoires qui changent la donne (950 euros pour la Diagonale des fous, des bons d’achat chez un équipement­ier concurrent du sien pour L’UTMB…). Après la gloire, alors? Pas franchemen­t non plus. “Si ma matrice de motivation de base était de me battre contre les autres, le chrono à tout prix, la gagne, je me ferais chier dans la vie, parce que je ne fais que trois courses par an!” Il précise: “Moi, j’aime bien partir pour quatre, six, sept, huit heures sans trop savoir où je vais. C’est ça qui me plaît. La seule logique du trail, c’est d’aller d’un point A à un point B dans un

“Moi ce qui m’intéresse, c’est après douze, quinze heures d’efforts, le moment où le tri est fait et que ça devient dur pour les meilleurs. Là, j’atteins un sentiment de plénitude”

environnem­ent spectacula­ire, comme un chemin de grande randonnée. Le GR20 est mythique parce qu’on traverse la Corse du nord au sud par son arrête en ayant vue sur tous ces reliefs différents qui plongent dans la mer.” Sans surprise, le champion, qui n’est même pas équipé d’un pèse-personne, et dont l’électrosti­mulateur Compex prend la poussière dans un coin de la cuisine, est assez perplexe de voir combien les trailers du dimanche sont devenus accros à ces machines censées les aider à optimiser leur performanc­e, récupérer plus vite, prévenir les blessures ou même traiter les douleurs. “Ils prennent tellement soin d’eux, les gens, c’est incroyable”, lâche-t-il, un brin moqueur. De la même manière qu’il ne comprend pas vraiment le sens de cette dérive mercantile. “On en rigole avec les copains de ce côté too much, bling-bling, un peu fake, dit-il. Mais t’as toujours eu des mecs comme ça, qui font du vélo juste pour avoir un petit bijou qui coûte une fortune à montrer aux copains. Eh bien, pareil: t’en as qui font du trail pour avoir la dernière montre GPS et les plus belles baskets. Quand tu les vois tous habillés pareil, jusqu’au petit gilet parce que Kilian en a un, t’as parfois envie de leur dire: ‘Ouais, tu sais, si t’avais juste un short d’athlé pour marcher à trois à l’heure autour du mont Blanc, ça le ferait aussi, quoi!’” Néanmoins, François D’haene n’est pas non plus si inquiet que ça. Difficile de dénaturer l’esprit de partage et de solidarité dont se prévaut sa discipline, assure-t-il. “Au début, il faut être clair, un trail, c’est un peu chacun pour sa gueule, dit-il. Si les gens pouvaient se marcher dessus pour récupérer leur dossard ou gagner une place avant le départ… Mais ensuite, dans la course, il y a un truc qui se crée, des gens qui ne se connaissen­t pas deviennent les meilleurs amis du monde, on a l’impression qu’ils ne pourraient plus vivre les uns sans les autres. Ça peut faire flipper après 30 heures d’efforts, quand il fait -5 degrés, de se retrouver en face d’un grand mur blanc.” “Cet esprit d’équipe, ajoute-t-il, existe aussi chez ceux qui jouent la gagne. Si Kilian n’a rien à manger et qu’il a une fringale, je vais lui filer une barre de céréales. L’ultra-trail: c’est pas ‘Tiens, lui il va lâcher, bam, j’en mets une.’ C’est pas le Tour de France.” Après sa victoire en 2014, il était redescendu en voiture pour supporter… son père. “C’est ça qui est magique, dit-il. Dans quelle autre discipline le champion élite prend le même départ que n’importe quel amateur? Aucune!”

“On a dormi dans le camion”

Depuis sa victoire à L’UTMB début septembre, entre les vendanges et le cuvage, François n’a pas franchemen­t eu le temps de souffler. “On me demande combien de séances de cryothérap­ie j’ai faite pour récupérer. Bah aucune! Moi, le lendemain de la course, j’ai mis mes pieds fracassés

“Encore heureux que j’aie les jambes raides et des crampes, je fais en 20 heures ce que, normalemen­t, les gens mettent douze jours à faire!”

dans des bottes et j’ai monté des tentes et lavé des seaux pour préparer les vendanges. C’est sûr que j’aurais été mieux chez le kiné avec une musique douce, à manger mon petit quinoa bio, mais non, j’ai bossé comme un malade et, avec ma femme, on a partagé un sandwich triangle parce qu’on n’avait rien d’autre!” Il a aussi fallu faire des provisions pour nourrir les 50 vendangeur­s bénévoles qui n’ont pas tardé à arriver. “Ils ont dormi à côté, chez la tante, mais surtout un peu partout dans la maison, en vrac. Certains ont planté leur bivouac. Nous, on a donné notre chambre et on a dormi dans le camion.” De sa nouvelle vie de viticulteu­r à 300 mètres audessus du niveau de la mer, le trailer, qui aime tant la montagne, ne dit que du bien. “On a été très bien accueillis, peu de gens ici font du vin en bouteille, ils vendent en vrac ou à la coopérativ­e, on n’est pas concurrent­s, ils nous ont aidés, ils sont contents de voir des jeunes.” Entre 2004 et 2014, 25% des vignes ont été arrachées dans le Beaujolais, et le nombre d’exploitati­ons viticoles a baissé de plus de 40%. C’est qu’il semble loin le temps où les JT ouvraient sur le goût de fraise ou de banane du beaujolais nouveau, en s’enorgueill­issant qu’il contribue à rééquilibr­er (un peu) la balance commercial­e avec le Japon. “C’est monté très vite, ça se vendait tout seul, et une fois descendu, c’est dur de remonter, dit François, en connaisseu­r. Cette crise, c’est le retour de bâton. Le beaujolais nouveau a fait du tort à l’image de l’ensemble d’un terroir, alors que le Beaujolais propose clairement l’un des meilleurs rapports qualité/prix/ plaisir, c’est un vin fin, léger, sensuel et convivial.” Soit le cas d’école d’une stratégie marketing payante à court terme mais désastreus­e, in fine, sur l’ensemble d’une filière dont l’image est écornée. L’industrie du trail ne devrait-elle pas en tirer quelques leçons? “C’est une question qu’on peut effectivem­ent se poser”, reconnaît le vigneron. En attendant, François D’haene s’entraîne en ce moment pour un autre défi, qu’il relèvera en octobre, outre-atlantique celui-là: un itinéraire qui serpente le long de six parcs nationaux de la Sierra Nevada, du Yosemite au mont Whitney. Le John Muir Trail: 338 kilomètres et 14 000 mètres de dénivelé. Le meilleur temps est de 79 heures et 36 minutes et François est dans l’inconnu total. “Il va falloir dormir, sûrement, mais combien de temps, et quand? s’interroge-t-il. Je pars avec mon frère, mon beau-frère et des copains avec lesquels je fais du sport depuis le lycée. Médiatique­ment, on dit qu’on vise le record –je vais pas dire aux partenaire­s que je vais faire une balade avec des potes–, mais bon, on verra bien…”

“T’en as qui font du trail pour avoir la dernière montre GPS et les plus belles baskets. Quand tu les vois tous habillés pareil, jusqu’au petit gilet parce que Kilian en a un, t’as parfois envie de leur dire: ‘Ouais, tu sais, si t’avais juste un short d’athlé pour marcher à trois à l’heure autour du mont Blanc, ça le ferait aussi, quoi!’”

 ??  ?? En 2016, à la Diagonale des fous, à La Réunion.
En 2016, à la Diagonale des fous, à La Réunion.
 ??  ?? Gros pommeau de douche.
Gros pommeau de douche.

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