Society (France)

"PARTEZ TOUT DE SUITE, SINON NOUS ALLONS TOUS VOUS TUER"

Depuis la reprise des violences en Birmanie, plus de 400000 Rohingyas se sont réfugiés au Bangladesh en quelques semaines. La plupart s’entassent le long de la route qui suit la frontière entre les deux pays, dans des conditions proches du chaos et de la

- PAR JOACHIM BARBIER, À COX’S BAZAR PHOTOS: GUILLAUME BINET / MYOP POUR SOCIETY

C’est une portion de route qui s’étend sur dix kilomètres en suivant l’estuaire de la rivière Naf, frontière naturelle entre la Birmanie et le Bangladesh. Et qui est devenue, ces dernières semaines, l’artère le long de laquelle bat le drame des Rohingyas réfugiés au Bangladesh. Entre Kutupalong et Roikhong se succèdent abris de fortune, maisons de bambou en constructi­on et campements officiels montés dans l’urgence. Où règnent le chaos et la désolation. Le chaos habituel des routes du Bangladesh où chacun –camions, bus, rickshaws– tente de se frayer un chemin en usant continuell­ement du klaxon dans un épais nuage de fumée noire. La désolation du sort des milliers de Rohingyas qui s’entassent sur les bas-côtés en attentant le salut, une ration alimentair­e, une visite dans un dispensair­e. Comme si leur zone de survie se réduisait désormais aux deux mètres de terre qui séparent le bitume vérolé des champs de riz entourant ces terres frontalièr­es. Un territoire de poussière et de boue où les femmes attendent en groupe avec leur nouveau-né dans les bras. Il n’y a pas de choix. Tous les espoirs passent par cette route.

Dans les jours qui ont suivi les premières violences attribuées à l’armée birmane contre les villages de l’état Rakhine, dans l’ouest du pays, entre 300 et 400 000 Rohingyas ont laissé leurs morts et leurs villages en feu pour traverser la frontière et chercher protection

dans le pays voisin. Une crise de plus dans la longue série de persécutio­ns et d’absence de droits humains dont est victime la minorité musulmane de la République de l’union du Myanmar. Une crise violente, soudaine et meurtrière. Le 25 août, l’attaque de postesfron­tières attribuée à L’ARSA, l’armée du salut des Rohingyas de l’arakan, provoque des combats qui font des centaines de morts, dont une grande majorité de rebelles. En une semaine, près de 100 000 Rohingyas fuient en catastroph­e leur pays vers le nord. Le 16 septembre, ils sont 400 000 dans le district de Cox’s Bazar, au sud du Bangladesh. Ils sont passés à pied par les collines qui séparent les deux pays, par les berges de la rivière Naf ou plus au sud, par la mer, en payant les pêcheurs pour qu’ils les amènent vers les rives de la péninsule de Sabrang. Ils s’entassent aujourd’hui autour du camp de Kutupalong, l’un des deux sites officiels gérés par le gouverneme­nt et les Nations unies, qui se retrouve totalement saturé, avec une population de 160 000 habitants. Hasard de l’histoire, un demi-millier d’hindous de Birmanie ont eux aussi été contraints de quitter leur pays et se retrouvent aujourd’hui embarqués dans le tourbillon du drame des Rohingyas musulmans. Dès les premiers jours et alors que l’aide internatio­nale se mettait en place, leur situation a provoqué un afflux d’aide spontanée de la part de la population bangladais­e. “De simples individus touchés par les images de ces familles démunies traversant la rivière avec leurs enfants dans les bras”, signale une membre d’une ONG locale. Qui poursuit: “Avant que le gouverneme­nt ne restreigne l’accès à cette route et réduise l’aide aux ONG et aux fondations, c’était un enfer pour ne serait-ce qu’accéder à cette zone.” La plupart des habitants de la région ne possèdent que très peu. À peine de quoi offrir un repas et des vêtements usagés. Encore aujourd’hui, au bord de la route s’entassent des vêtements abandonnés désormais recouverts de poussière. Les plus aisés ou les plus généreux sont venus donner directemen­t de l’argent aux réfugiés. Ils continuent à le faire, transforma­nt la route en une longue pénitence de mendicité où chaque arrêt de véhicule provoque un attroupeme­nt de dizaines de personnes en attente de quelques takas, la monnaie bangladais­e. Partout, des bannières rappellent la visite récente dans un camp de la Première ministre du pays, Sheikh Hasina, “la seule capable de sauver les Rohingyas” comme le proclame le slogan qui accompagne sa photo où on la voit prendre les mains d’un enfant tel le pape en visite officielle. Dès le début de la crise, elle avait assuré sa solidarité avec le peuple réfugié: “Nous sommes capables de nourrir tous les jours 160 millions de Bangladais, nous serons capables de nourrir 400 000 personnes supplément­aires.” Elle en avait aussi profité pour appeler au rapatrieme­nt rapide des réfugiés vers leur pays d’origine, comme un aveu des limites du sien à assurer une aide sur le long terme.

Ni eau potable ni latrines

Ramida est loin de la route et de la dimension politique de la crise entre le Bangladesh et la Birmanie. Sa maison est posée sur le sommet d’une colline du camp de Roikhong, l’un des plus au sud de la péninsule. Trente mille personnes qui bénéficien­t d’une aide alimentair­e d’urgence mais c’est à peu près tout. À l’entrée du site, les enfants viennent chercher de l’eau directemen­t entre deux cavités rocheuses, une source naturelle. “On n’a ni eau potable ni latrines”, lâche Ramida, en montrant sa dizaine de mètres carrés recouverts d’une bâche tenue par des troncs de bambou, qui l’abrite de la chaleur étouffante de cette fin d’été. Autour d’elle,

ses huit enfants dont ses deux plus grandes filles, des jumelles, Sofika et Senouara, 18 ans. Elles sont déjà mères. Quand il a fallu fuir, elles se sont relayées pour porter leurs enfants. Au total, dix jours de marche pour rejoindre la frontière, en tentant chaque soir de se cacher et de se reposer dans des maisons abandonnée­s. Dans l’une d’elle, Ramida a récupéré un panneau solaire qu’elle a porté jusqu’au camp. Elle a fini par rejoindre la berge de la rivière Naf. Là, elle a trouvé des pêcheurs qui lui ont demandé 5 000 kyats birmans (l’équivalent de trois euros) par personne pour amener toute sa famille vers l’autre rive, où elle a été prise en charge par la police du Bangladesh. Elle n’a aucune idée des raisons qui ont poussé le gouverneme­nt à envoyer l’armée dans son village. Elle se rappelle juste que les militaires sont arrivés un jour et on dit: “Partez tout de suite, sinon nous allons brûler votre village et tous vous tuer.” Elle a échoué sur cette colline par hasard. “Je ne sais pas où est le reste de ma famille”, dit-elle. Elle ne connaît personne. Dans le chaos de la fuite éperdue pour sauver leur vie, les Rohingyas se sont éparpillés là où ils le pouvaient. Ramida est loin de la route, parce qu’elle est arrivée dans les dernières. Et aussi parce que les terres les plus proches pour s’installer sont les plus chères à louer. Elle n’avait en poche que les 4 000 takas (40 euros) exigés par le propriétai­re terrien pour construire sa maison sur le haut de cette colline. Qui ne résistera pas aux prochaines pluies.

En contrebas, assis devant son abri de fortune, Raman montre l’arrière de sa cuisse. Là où il dit avoir été touché par une balle tirée par un militaire birman. À quelques détails près, il raconte exactement la même scène que d’autres témoins. L’arrivée de l’armée, qui encercle son village de Kiariprang à la recherche des terroriste­s de L’ARSA. Et puis les maisons brûlées et la fuite, malgré la blessure. Il raconte aussi les nuits sans sommeil à se remémorer la peur qui le tenaillait depuis octobre 2016, quand la pression sur la communauté a commencé à se faire plus forte, après les premières attaques de postes-frontières. Il est venu par la route, il a vu “d’autres personnes se faire tuer” sur le chemin du Bangladesh. Le jeune père de famille de 30 ans regarde ses enfants qui souffrent de diarrhées et d’escarres, dues aux problèmes d’accès à l’eau potable. Comme Ramida, Raman n’a pas l’intention de rentrer, parce qu’il n’a “pas confiance” dans le gouverneme­nt birman. S’il fallait des preuves, de la fumée s’échappe encore au loin, au-delà de la frontière. Difficile de savoir si, comme aux premiers jours, il s’agit des villages brûlés par les militaires. Comme Ramida, Raman suspend un aléatoire retour au pays le jour où la Birmanie reconnaîtr­a les Rohingyas en leur donnant une pièce d’identité. Il n’y croit pas pour l’instant. Alors, il tente de reconstrui­re dans l’urgence une nouvelle vie dans le camp de Roikhong.

Celui de Barguna, quelques kilomètres au nord, ressemble à l’idée que l’on peut se faire de la naissance d’une ville champignon au moment de la ruée vers l’or. Une frénésie de mouvements et de dynamiques individuel­les où chacun semble à la recherche de quelque chose. Barguna compte déjà 50 000 habitants et accueille tous les jours des nouveaux arrivants à qui il faut fournir les premiers besoins. Humanitair­es et autres. À l’entrée du camp, abrité du soleil sous un parapluie, Mohamed, un Bangladais de la région, vend ses longs troncs de bambou le long de la route. Il affiche un large sourire pour exprimer l’habituelle satisfacti­on du commerçant qui propose le produit correspond­ant à la demande du moment. Il les vend 300 takas (trois euros) pièce et reconnaît que “les affaires sont bonnes”. Depuis son poste d’observatio­n commercial, il raconte la naissance de Barguna, le comté du Tigre. “Les gens sont venus spontanéme­nt ici. Parce que plus tu es proche de la route, plus tu as une chance de recevoir des rations alimentair­es. En s’établissan­t ici, les gens se disent: ‘Plus D’ONG et plus à manger.’” Il se retourne et montre les confins du camp. “Là-bas, derrière la colline, les gens ont du mal à se nourrir, c’est tellement difficile d’y accéder.” La voie pour y parvenir est un glacier de boue dans lequel les enfants, pieds nus, s’enfoncent jusqu’aux genoux, les camions des ONG calent et les rickshaws remplis de fagots de bois se renversent. Le long du chemin de terre devenu autoroute, des allées et venues de réfugiés, toute une économie de l’urgence qui s’improvise en tentant de profiter des opportunit­és qu’offre l’arrivée de milliers de démunis –seaux, bassines, machettes, eau potable… Il y a même des vendeurs de glaces qui, comme partout, tentent de profiter de la chaleur pour refiler

des esquimaux aux enfants. L’examen des matériaux de constructi­on utilisés montre que le provisoire risque de durer. Les bâches sont peu à peu remplacées par des plaques de tôle, et les premières briques arrivent dans le camp. Au milieu de ce foetus de ville, une vieille femme erre avec un bébé nu dans les bras, une main protectric­e sur son dos brûlant de fièvre. Elle est perdue, tente de savoir où elle peut trouver un docteur ou des médicament­s pour son petit-fils. Elle n’a pas l’argent pour se rendre en rickshaw jusqu’à un hôpital ou un dispensair­e. Alors, elle raconte la mort des deux parents de l’enfant, désormais orphelin. Comme tous les Rohingyas des camps, les mots sont rares et le récit des événements tient en quelques phrases.

À dix kilomètres au nord, dans le centre monté par Action contre la faim pour l’aide d’urgence, Sanchary Privata assure un suivi social et psychologi­que des réfugiés. “L’accès aux ONG, dans une telle situation, est un enjeu bien plus vital pour les femmes, estime-t-elle, parce qu’elles sont plus vulnérable­s. Les membres de toutes les familles ont plus ou moins vécu les mêmes horreurs mais aux femmes, il faut rajouter les abus en tous genres, notamment sexuels. Un certain nombre d’entre elles ont confié avoir été violées.” Pour tenter d’identifier les personnes en situation de syndrome post-traumatiqu­e, des équipes mobiles effectuent des rondes dans les zones les plus reculées des camps. Les ONG en charge de la distributi­on de nourriture font de même pour distribuer des repas préparés plutôt que des sacs de riz ou de lentilles. “C’est pour éviter que l’aide alimentair­e ne soit revendue”, signale une responsabl­e de l’organisati­on. Dans l’un des camps les plus reculés de Kutupalong, une équipe de jeunes volontaire­s bangladais tente de se frayer un chemin en camion au milieu des blocs de maisons. Au sommet de la colline les attendent les leaders communauta­ires rohingyas. Les organisati­ons s’appuient sur ces chefs de village désormais chefs de bloc pour assurer une distributi­on équitable. L’un d’entre eux, Rarmotula, un petit homme moustachu, égraine le nom de la centaine de familles sur laquelle il veille. Il assure le transfert de denrées alimentair­es et d’une bouteille d’eau potable par famille. Une fois la distributi­on et la prière du milieu de journée terminées, il ramène un jeune homme de 16 ans qui porte un énorme pansement sur l’omoplate –des balles de l’armée birmane. Mais Rarmotula préfère ne pas parler de ce qui s’est passé dans son village d’ashurata. “C’est tellement effroyable que nous essayons tous d’oublier. Moins on en parle, mieux c’est.” Deux kilomètres en contrebas, là où l’entrée du camp crée un embouteill­age monstre, une banderole a été installée entre deux piquets de bois. On y voit imprimé le visage volontaire­ment déformé d’aung San Suu Kyi, la conseillèr­e d’état birmane et ancien prix Nobel, sur lequel une paire de tongs s’essuie. Et plutôt que l’oubli, un message de vengeance: “Qu’elle soit pendue.”

Quand il a fallu fuir, Sofika et Senouara se sont relayées pour porter leurs enfants. Au total, dix jours de marche pour rejoindre la frontière, en tentant chaque soir de se cacher et de se reposer dans des maisons abandonnée­s

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 ??  ?? Le camp de Barguna. Depuis quelques semaines, une ville de 50 000 habitants est en train de se construire le long de la route.
Le camp de Barguna. Depuis quelques semaines, une ville de 50 000 habitants est en train de se construire le long de la route.
 ??  ?? Le long de cette même route, les Rohingyas profitent du passage des convois D’ONG pour faire passer des messages politiques.
Le long de cette même route, les Rohingyas profitent du passage des convois D’ONG pour faire passer des messages politiques.
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 ??  ?? Les collines des camps sont rebaptisée­s d’après les noms des villages abandonnés en Birmanie.
Les collines des camps sont rebaptisée­s d’après les noms des villages abandonnés en Birmanie.
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