Silicon prairie
Ils sont jeunes, urbains, travaillent dans le numérique, mais ont monté leur start-up en zone rurale. Audacieux? Utopistes? Révolutionnaires? Ou simples profiteurs? Tandis que, de la Haute-saône à l’auvergne en passant par la Lozère, les collectivités loc
C’est la mode: incités par les collectivités locales, les entrepreneurs nouvelle génération sont de plus en plus nombreux à s’installer en zone rurale. Sauf que cela ne se passe pas forcément toujours comme ils l’espéraient…
C’est bien connu, tout reportage sur une start-up se doit de débuter par une visite de ses bureaux. Ou plutôt de son “espace de vie et de travail”, ses jeunes gens en t-shirt qui jouent au ping-pong en milieu de matinée, ses poufs en guise de salle de réunion, sa cuisine centrale, sans oublier son happiness manager chargé de s’assurer du “bien-être des équipes” et de gérer le stock de café. Comme le confirme un passage à Toaster –le petit nom du bâtiment de 600 mètres carrés à l’épure industrielle où vient chaque matin travailler une trentaine de salariés–, la “néobanque” Morning coche pas mal de ces cases. Un étonnement, toutefois: le paysage que l’on aperçoit derrière ses grandes baies vitrées. “Aujourd’hui, il fait mauvais mais normalement, je vois les Pyrénées depuis ma place”, indique Bénédicte, la DRH. L’accent ne trompe pas non plus: Morning est une entreprise du Sud-ouest. Mais pas toulousaine. Depuis le 3 juin 2016, la startup est installée à Saint-élix-le-château, commune de 900 habitants, à 50 kilomètres de la ville rose. Et même si l’endroit tient plutôt d’une zone d’activités à proximité de la sortie 25 de l’a64, Marine se sent bien comme à la campagne. “Je viens de la région parisienne et j’ai travaillé dans une tour avec vue sur le périph’. C’est plus agréable d’être ici. Par exemple, j’aime bien prendre quelques minutes pour donner à manger aux moutons, ça me détend.” Ce jour-là, les caprinés préfèrent rester au sec dans leur enclos, installé à côté du parking. Il y a même eu dans un passé récent un poulailler. Éric Charpentier, fondateur de Payname en 2013, devenu Morning entre-temps, est l’homme à l’origine de cette basse-cour et de la migration depuis le centre-ville de Toulouse. “On avait des propositions intéressantes pour rester là-bas, mais dès le départ j’avais prévenu mon équipe que l’on quitterait Toulouse. Je n’avais pas envie que l’on soit une énième start-up du centre-ville. Je voulais voir ce que l’on pouvait faire émerger de différent à la campagne”, développe-t-il. Alors Charpentier, qui habitait déjà Saint-élix-le-château, a fait installer la fibre optique, développé son storytelling et, avec le maire, caressé le rêve d’y édifier un campus numérique. Saint-élix, ou le Palo Alto du pays de Volvestre.
Le 13 avril dernier, à quelques jours de devenir président, Emmanuel Macron s’était adressé aux acteurs et actrices de sa “start-up nation” en vantant, à la manière de Kennedy, “le courage d’aller vers des plaines inexplorées, de repousser les frontières”. Peut-être voulait-il parler de frontières intérieures. Selon une étude de janvier 2016 publiée par Nielsen, 44% des Français rêveraient en effet de s’installer à la campagne. Du rêve à la réalité, de plus en plus d’entrepreneurs du numérique franchissent le cap, et comptent parmi les 110 000 néoruraux recensés chaque année. Même pas peur de L’ADSL qui rame ni de l’éloignement de la capitale. “Mais pourquoi les start-up s’installeraient-elles toutes à Paris ou dans les grandes métropoles?” Gérard Lombardi pose la question mais a déjà sa réponse.
Responsable marketing de l’agence régionale de développement des territoires d’auvergne, il cherche à attirer des start-uppers au pays des volcans endormis. “Tout le monde n’a pas envie de vivre en milieu urbain et d’avoir une mauvaise qualité de vie”, dit-il. La région –avant sa fusion avec Rhône-alpes– a mis le paquet pour devenir un eldorado numérique, en investissant notamment 71 millions d’euros pour raccorder tout le territoire au haut débit et en mettant en place le programme New Deal Digital, qui aide tous les ans dix porteurs de projet de moins de 35 ans à s’installer sur place. Les heureux élus bénéficient d’un salaire mensuel de 1 000 euros, d’une aide au logement à hauteur de 500 euros par mois, d’un local, ainsi que d’un accompagnement personnalisé. Difficile de faire plus incitatif. L’auvergne recense aujourd’hui une centaine de start-up et quelques belles réussites, comme celle d’object As a Service, jeune entreprise spécialisée dans les objets connectés installée à Sugères (611 habitants), dans le Puy-de-dôme. “On les a aidés, ils ont une dizaine d’employés désormais et se développent encore, apprécie Lombardi. L’idée derrière tout ça, c’est de redynamiser un territoire qui perd des habitants, trouver des dispositifs pour inciter les gens à s’installer ici et montrer qu’on peut y faire autre chose que paysan.” De quoi donner des idées à d’autres territoires, comme la Lozère, département français le moins peuplé par habitant au kilomètre carré. “Le numérique va être la prochaine façon d’entreprendre, et dans un département peu industrialisé comme le nôtre, on n’a pas envie de rater le bon train”, annonce Sébastien Oziol, directeur de l’agence Lozère Développement, qui soutient depuis 2015 La start-up est dans le pré, un concours organisé sur un week-end pour attirer les porteurs de projet à Mende, Florac et leurs alentours. “On ne cherche pas à faire émerger des boîtes qui vont lever des millions d’euros et ensuite entrer en bourse, calme Oziol. Mais des projets qui s’inscrivent et dynamisent l’économie locale comme Bien-manger.com, qui emploie aujourd’hui 50 personnes. Ils ont mis cinq ans pour y arriver, cela n’a rien de la start-up qui grossit comme un champignon.” À la différence de l’auvergne, la Lozère ne propose pas de salaire de bienvenue. “Nos élus ne soutiennent pas cette démarche, coupe le directeur. On ne va pas payer des gens pour qu’ils viennent chez nous.”
Légumes du jardin et TGV
Originaire de Seine-saint-denis, Lionel Heymans n’a pas eu besoin qu’on lui verse un salaire pour installer 42tea –qui développe un cube connecté pour “ne pas louper son thé comme tout le monde”– à Beauregard l’évêque, dans la campagne clermontoise. “Après mes études, j’en avais marre de la région parisienne, j’ai suivi ma petite copine de l’époque en Auvergne sur un coup de tête, et j’y suis toujours”, explique celui qui a installé ses trois employés à l’étage de sa maison. Actuellement, l’un des amis de l’entrepreneur est courtisé pour y délocaliser sa start-up. “Ils mettent les moyens pour l’attirer. On lui garantit de trouver un travail pour sa femme et pour les conjoint(e)s de ses collaborateurs.” Aucun doute pour lui, il est plus facile aujourd’hui d’installer sa jeune entreprise au pied du Puy-de-dôme qu’en bord de Seine. “En région parisienne, la sélection naturelle est plus importante à cause de la concurrence. Ici, les collectivités vont avoir tendance à soutenir tous les projets, même certains pas forcément viables. Elles veulent tellement faire venir des entrepreneurs…” Ne parlez pas de la Station F de Xavier Niel à Lionel Heymans. “Là-bas, je serais une start-up noyée parmi d’autres. Ici, la cantine, c’est la cuisine, on prépare des plats avec les légumes du jardin. Je crois que mes salariés ne sont pas malheureux. Pas besoin d’une table de ping-pong ou d’un espace de détente. On a 1 000 mètres carrés de terrains arborés. Il faudrait s’appeler Bernard Arnault pour se payer ça à Paris.” L’exemple de Lionel Heymans est archétypal. Au-delà du volontarisme des régions et des départements, qui redoutent de rater la bonne vague, les start-up à la campagne sont en effet le plus souvent l’histoire d’une rencontre entre leur fondateur, un territoire et la qualité de vie qui va avec. C’est le cas d’antoine de Corson, jeune trentenaire à la tête de Group Corner, le premier site français de réservation d’hébergements pour groupe, qui a levé 1,2 million d’euros en septembre 2016. Pour ce Parisien, qui a effectué une partie de sa carrière à Londres dans le groupe Accor,
"AU CONTRAIRE DE LA REVOLUION INDUSTRIELLE, QUI A ENGENDRE L'EXODE RURAL, LE NUMERIQUE EST SOURCE D' EXODE URBAIN" Antoine van den Brock
la campagne bourguignonne n’était qu’une étape provisoire et bon marché au départ. “À mon retour en France, je me suis posé dans la maison de vacances de mes parents à Saint-bonnet-de-joux. Il n’y avait aucune stratégie. C’était gratuit, ma femme était enceinte et comme je travaillais seul, ça n’engageait personne d’autre.” Très vite, il trouve son équilibre familial et professionnel. Et quand il doit recruter et pousser les murs, Antoine reste fidèle à la Saône-et-loire et s’installe 25 kilomètres plus loin, à Cluny, d’abord, dans les bureaux loués par un avocat “pour 100 euros par mois”, puis en 2016 dans la célèbre abbaye, dans l’aile du bâtiment occupé par l’école nationale supérieure des arts et métiers, où il emploie 17 personnes aujourd’hui. “On peut très bien travailler d’ici. Il suffit d’une bonne connexion internet –même si ça pourrait être mieux, mais les murs sont épais– et d’une gare TGV à proximité. Avec celle de Mâcon, je suis à Paris en moins de deux heures. En France, on a la chance d’avoir d’excellentes infrastructures.” Et le chef d’entreprise jure qu’il ne se dit jamais qu’il rate un truc parce qu’il n’est pas sur la capitale. D’ailleurs, personne ne lui a encore suggéré de quitter son abbaye. “On a passé trois ans sans faire de levée de fonds, parce qu’on dégageait déjà de l’argent, mais ça aurait été plus dur à Paris avec le prix de l’immobilier et les salaires, qui y sont plus élevés.” Mais il y a une contrepartie à cette matière grise bon marché. Le recrutement –surtout pour des profils très recherchés comme celui de développeur– est loin d’être évident. “C’est plus compliqué de faire venir puis conserver des jeunes, note Éric Charpentier. Chez Morning, deux juniors en ont eu marre de faire les allers-retours. Quand ils bossaient à Toulouse, ils se levaient à 9h50 pour commencer à 10h. C’était plus compliqué à Saint-élix. Alors que ceux qui ont des enfants se sont davantage installés à proximité.” Lionel Heymans, de 42tea, peine lui à trouver un spécialiste en big data et s’apprête à perdre un collaborateur. Comme quoi la campagne, ça ne gagne pas tout le monde. “Beauregard, c’était vraiment trop petit pour sa femme après Paris. Ils vont s’installer à Lyon bientôt.” S’il n’a pas à se plaindre pour l’instant, Antoine de Corson a déjà prévu “de bouger si ça devient un facteur trop handicapant pour le développement de Group Corner”. Son confrère de Saône-etloire, Florian Maïly, connaît le problème. Installé à Charolles, cet enfant du pays porte le projet de Mon-pain.fr (une plateforme de réservation de pain en ligne pour les dimanches de pénurie, notamment), qui vient d’accueillir dans son capital un certain Arnaud Montebourg. “Ce n’est pas évident de trouver certains profils ici, comme les développeurs. D’ailleurs, Montebourg m’a dit: ‘Prends des gens en télétravail, c’est la solution ici.’” Un conseil suivi par Florian, qui a décidé d’externaliser la partie commerciale
de sa société et vidé les bureaux situés à l’étage de sa maison. À l’entrée de celle-ci, il a fait préciser sur son enseigne: “Nous ne fabriquons rien.” En effet, certains voisins croyaient pouvoir acheter leur baguette chez lui. “Ce n’est pas évident de faire comprendre aux gens ce que l’on fait, avoue-t-il. À Charolles, les boulangers n’ont pas voulu jouer le jeu. Ce n’est pas leur monde. Ils m’ont dit: ‘On ne va quand même pas commander le pain sur Internet.’ C’est dommage, ils ne voient pas que l’on peut leur apporter des nouveaux outils.”
L’envers du décor
Du côté de Saint-élix-le-château, l’installation de Morning n’a pas empêché la fermeture de la boulangerie du village. Plus d’un an après l’inauguration en grande pompe du Toaster par Carole Delga, présidente de la région Occitanie, l’impitoyable loi de la vie des start-up a rattrapé l’entreprise. Éric Charpentier a été écarté par le nouvel actionnaire majoritaire –Edel, la banque du groupe Leclerc–, 20 employés sont partis, les producteurs du village ne viennent plus vendre leurs produits, et le projet de campus a été rangé dans un carton. “C’est le lot de ce type d’entreprise. Tout va beaucoup plus vite dans les deux sens, mais Morning apporte de l’activité au village et un bureau d’études vient de s’installer, en partie grâce à la fibre”, veut positiver le maire François Deprez. Certains dans la commune ne sont pas aussi philosophes que lui. “J’avoue que j’ai une dent contre eux, prévient Stéphane Cadio, conseiller municipal et gérant d’une maison d’hôtes. On leur a déroulé le tapis rouge. Morning bénéficie de l’exonération d’impôt en zone de revitalisation rurale (ZRR, ndlr) qui a été refusée aux autres entreprises, dont la mienne. Pour quel résultat? Je suis juriste à Pôle emploi et il y a une douzaine d’anciens de chez eux qui pointent au chômage.” Éric Charpentier vit, lui, toujours à Saint-élix et prépare un nouveau projet, toujours autour de la banque mobile. Mais cette fois, on ne le reprendra pas à rêver à un campus numérique. “J’explore un autre format, mais toujours à la campagne: c’est l’entreprise décentralisée. On est plusieurs à travailler en réseau depuis chez nous. On peut imaginer installer dans un café un coin de coworking pour se retrouver de temps en temps.” Autrement dit: free-lances du pays, unissez-vous et mettez-vous au vert. C’est aussi l’intuition d’antoine van den Broek. Pionnier de l’espace de travail partagé à Paris avec Mutinerie, dans le XIXE arrondissement, le jeune père de famille a installé sa version campagnarde dans le Perche, à Saint-victor-de-buthon, dans un corps de ferme propriété de sa famille. Ici, on travaille, on dort et on cuisine ensemble, de préférence les légumes du potager du frangin, cultivés “en permaculture”. Une start-up peut louer le lieu pour quelques jours ou plusieurs semaines pour réfléchir au vert, des free-lances dans le numérique –mais pas que, “on a aussi des traducteurs, des écrivains, des graphistes”– goûtent à la vie à la campagne avant d’éventuellement quitter la ville et son fracas. “Il est plus difficile d’attirer des start-up à la campagne que des free-lances, avance Antoine. Le fondateur peut avoir envie de s’y installer pour des raisons précises, mais il sait que ça va être trois fois plus difficile de trouver une équipe. L’autre solution, c’est de travailler en remoot à distance, sans se voir. Là, on parlerait d’une boîte sans locaux, où on se retrouverait trois jours par mois à Paris, par exemple.” Pendant que sa compagne prépare une tournée de crêpes pour coworkers et invités, l’entrepreneur théorise sa vision d’un monde numérique qui serait déjà en train de modifier la géographie du pays. “Au contraire de la révolution industrielle, qui a engendré l’exode rural, le numérique est source d’exode urbain. Avec la fin programmée du salariat, on change de paradigme. Il n’y a plus cette nécessité de regrouper la population dans les villes et à proximité.” Intéressant, mais il s’agira quand même de trouver une boulangerie ouverte dans le coin.