Society (France)

LE COMIQUE PREFERE DES COMIQUES

Ils sont tous fous de Monsieur Fraize!

- PAR MAXIME CHAMOUX ET SYLVAIN GOUVERNEUR / PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY

Les yeux de Jean Benguigui pétillent, puis ne pétillent plus. Devant lui, sur le plateau aux couleurs acidulées d’on n’demande qu’à en rire, le télé-crochet pour humoristes de France 2 animé par Laurent Ruquier entre 2010 et 2014, un quidam, engoncé dans un polo rouge boutonné jusqu’au col et un pantalon trop court, tente de dérouler son sketch. Le thème: “Un navigateur sur la Transat Jacques Vabre.” L’homme, souple comme un jean neuf, se dandine, incapable de prononcer la moindre phrase. Deux minutes suspendues dans le malaise, entrecoupé­es par les rires nerveux de l’assemblée, bientôt interrompu­es par un buzz sonore: celui d’anne-sophie Aparis, l’un des trois membres du jury, qui met fin à la prestation silencieus­e du comédien. Une première sanction suivie d’une mise à mort par Laurent Ruquier, qui tance un humoriste “paresseux” et évoque des “petits camarades qui bossent comme des malades” avant de lâcher un définitif: “Désolé, mais ça devient de l’escroqueri­e.” Monsieur Fraize ne prend pourtant pas le jury par surprise. Dix émissions durant, le Bourguigno­n a dévoilé les multiples facettes d’un personnage apeuré, sans âge, sans parole ou presque, débordant du cadre de ce que peut habituelle­ment proposer une émission de télévision. “Monsieur Fraize, c’est un Français moyen, explique l’intéressé. C’est un type enfermé dans un tas de convention­s et d’obligation­s dont il ne sort pas. À commencer par l’éducation.”

Celle de Marc Fraize fut assurée à Saint-cloud par une mère fonctionna­ire à Interpol et un père représenta­nt en cuisines pas forcément à l’aise avec le concept de vie en société. L’enfance, sans hobby, s’écoule dans la plus grande discrétion. Il faut dire que l’attention de la famille est entièremen­t accaparée par un petit frère au parcours tragique, ponctué de séjours en institutio­n psychiatri­que. De cette proximité douloureus­e, le jeune Marc tire une obsession pour les choses bien rangées, ainsi qu’une fascinatio­n pour les faibles, les fragiles, “ceux à qui il manque un doigt ou qui ne sont pas bien dans leur vie”. L’arrivée de la télévision dans le foyer apportera un peu de couleurs. “J’étais fasciné par le fait d’entendre rire mon père devant les sketches de Coluche ou Devos, et de trouver ça drôle moi aussi. Quelque chose nous réunissait!” Comme beaucoup de futurs comiques, l’adolescent comprend que l’humour offre une belle arme pour exister –“surtout quand t’as pas de Chevignon et de gel dans les cheveux”– et s’inscrit dans une troupe du théâtre de Charly, près de Lyon, où la famille a déménagé. Mais l’âge adulte arrive sans prévenir et avec lui, un nouvel impératif: gagner sa vie. Fraize trouve des places de groom puis de concierge dans des hôtels de luxe de la région lyonnaise, où il double son salaire en pourboires. “Je souriais neuf heures à des gens dont je me foutais. Je devenais imbuvable avec ma femme. Je sentais que je n’allais pas tarder à péter un câble.” À 26 ans, Marc pose sa démission et suit le chemin classique: il réalise un bilan de compétence­s. Assise face à lui, la conseillèr­e suit un raisonneme­nt implacable: admiration pour Coluche + aimer faire rire + envie d’une aventure collective = pourquoi ne pas essayer le café-théâtre? Fraize saute sur l’occasion et s’inscrit à Lyon. Malgré les maux de ventre qui le tenaillent des jours entiers avant de monter sur scène, c’est une révélation. Sur les planches de la région, il peaufine rapidement les détails de son premier one-man-show, composé de sketches “assez classiques, plutôt efficaces”, reliés entre eux par l’étrange, infantile et terrorisé Monsieur Fraize. Jusqu’à ce que ce dernier finisse par devenir l’unique personnage. “Parce que c’était le plus fragile”, évidemment.

Escroc ou autiste?

À une époque –le début des années 2010– où la France prend de plein fouet la vague du stand-up avec ses jeunes gens cool en baskets et t-shirt noir, l’homme détonne. Pas d’observatio­n vaguement sociologis­ante, pas de vanne, pas de chute, pas de petite pause juste après pour laisser aux gens le temps d’applaudir. À la place, un grand vertige orchestré par un homme-enfant qui efface et digère dans un même geste des décennies de burlesque, empruntant autant aux clowneries de Jacques Tati qu’au malaise kamikaze d’andy Kaufman, laissant les spectateur­s face à leurs attentes quant à ce qu’est un gag réussi. Quand il se remémore ses premières représenta­tions avec Monsieur Fraize, Marc a les yeux qui brillent: “Les gens serraient les fesses dès le début. Ils se disaient: ‘Oh la soirée qu’on va passer… Oh le mec, la galère…’” D’où l’expression, inventée par Jean Benguigui chez Ruquier, de “comique par exaspérati­on”. Une définition qu’il a toujours trouvé réductrice, lui préférant la notion de “rire invisible”. “Moi, j’aime pas qu’on me dise: ‘Tiens, écoute celle-là, tu vas être plié.’ Ça me fatigue à l’avance.” Le premier spectacle de Monsieur Fraize enchaîne les récompense­s, sa renommée grandit à l’échelle locale puis régionale, une carrière semble lancée. Jusqu’à ce mardi soir de 2009. Sur la scène du Complexe du Rire à Lyon, quelque chose cloche. “Il devait rôder son tout nouveau spectacle. Il avait déjà repoussé sa venue deux fois parce qu’il ne se sentait pas, resitue Cécile Mayet, la directrice de l’endroit. Il monte sur scène et là, s’ensuivent cinq minutes de silence total –aucun échange avec le public. Il m’interpelle dans la salle en me disant qu’il va s’arrêter là. Et il est parti.” La centaine de spectateur­s hésite entre perplexité et indignatio­n. Cécile Mayet, elle, ne sait pas sur quel pied danser: a-t-elle assisté à une escroqueri­e d’avant-garde ou au naufrage d’un homme? “J’ai senti comme quelque chose qui se brisait en moi, se souvient

Fraize. Je n’arrivais plus à penser ou à parler. Ma dépression a vraiment commencé ce soir-là.” Pour l’expliquer, Marc avance plusieurs pistes: une sensation d’isolement après un déménageme­nt à la campagne, le chamboulem­ent qui suit l’arrivée d’une première fille qu’il avait “envie de secouer tellement elle pleurait”, ou des rapports toujours plus déchirants avec un petit frère maudit. La maladie durera deux ans. Deux années à tourner en rond, à se terrer chez soi. “Et après, Ruquier.”

Pour son premier passage sur France 2, Monsieur Fraize décide de traiter le thème “1 900 invités au mariage de Kate et William” et de rester tétanisé sur scène, mettant en abîme son statut d’humoriste-lapin pris dans les phares de la télé grand public. “Sur le moment, je ne sens chez lui aucune angoisse, se souvient Catherine Barma, coproductr­ice de l’émission et membre régulier du jury. J’ai même l’impression qu’il nous défie, un peu comme s’il nous prenait en otage. C’est à qui craquera le premier. Au bout d’un moment, forcément, on rit comme des cons, nerveuseme­nt.” Après 40 secondes de silence à l’antenne, Laurent Ruquier, perplexe, demande: “Vous avez un sketch de prévu, jeune homme?” Lequel répond qu’il attend qu’on lui donne le top. La suite figure parmi les plus grands moments d’humour vus à la télévision ces dix dernières années, partagé des centaines de milliers de fois en quelques jours sur Youtube. “C’était magique, j’étais comme sur un nuage. Si je m’étais arrêté à ce premier passage, j’aurais eu trois ans de boulot derrière.” Mais Fraize entrevoit le risque derrière la fréquence d’un passage hebdomadai­re: celui de ne plus surprendre le public. Il négocie donc une apparition mensuelle auprès de la production. Agacée, l’équipe accepte le deal mais se venge en faisant planer un doute par le biais du jury, émission après émission: et si, sous couvert d’excentrici­té, Monsieur Fraize était en fait un glandeur, un fainéant, voire – le mot est lâché– un escroc? Malgré le soutien du public, les émissions suivantes sont le lieu d’une crispation croissante entre l’équipe et l’humoriste. “Ils me disaient que je ne faisais rien? La fois d’après, je ne faisais vraiment rien. Ils me disaient que je n’écrivais pas? Le sketch d’après, j’écrivais, mais trois mots.” Fraize goûte assez peu l’ambiance de fausse camaraderi­e qui règne dans l’équipe. “Tu sortais de scène, personne ne se parlait, tout le monde était sur son téléphone à regarder ses likes sur Facebook. C’était pas pour moi.” Il dit aussi: “Je ne vais pas commencer à mettre des collants roses pour jouer des trucs avec les autres.” Il n’empêche: les critiques sur son manque de travail supposé le touchent. “Cela fait longtemps que j’entends ça, et ça m’a toujours complexé. Il faut dire que quand on me faisait ces critiques, pendant longtemps, on avait à moitié raison.” Fraize, en effet, vit à son rythme. À Bourgvilai­n, en Saône-et-loire, “un village de Schtroumpf­s où, à part des problèmes de chaudière, les gens ont assez peu de motifs de stress”. Un endroit où le comédien avoue être capable de ne rien faire, sans optimiser son temps d’une quelconque manière: “Il y a des tas de gens que ça ne dérange pas de regarder un feu de cheminée, de promener leur chien ou de jouer à Croque Carotte avec leurs enfants. J’ai le droit de préférer passer trois ou quatre jours à voir mes petits plutôt que de penser à ma carrière.” Un discours qui détonne dans un monde de l’humour qui vit au rythme d’un spectacle tous les deux ans, assorti de l’exigence d’“un rire toutes les sept secondes”. Que l’on n’aille pas croire pour autant que l’acharnemen­t et l’implicatio­n sont exempts du vocabulair­e de Fraize. C’est même tout le contraire: s’il semble travailler “peu”, proposant une seule représenta­tion par semaine au théâtre des Feux de la rampe à Paris (qui affiche complet tous les jeudis soir depuis deux ans), le comédien est un véritable orfèvre du seul-en-scène, élevant la précision du jeu et la maîtrise du corps (le mouvement d’une phalange, le tressaille­ment d’une paupière) à des niveaux rarement vus. Une densité et un art du détail qui devaient forcément taper dans l’oeil d’une corporatio­n à des années-lumière de Bourgvilai­n: le cinéma.

Le comique des deux France

Éric Judor était devant sa télé le jour du quatrième passage de Fraize chez Ruquier. “Il faisait le sketch du salon de coiffure. Et je me suis dit: ‘Mais qui est ce mec? Il tient quatre minutes avec huit mots, c’est complèteme­nt fou.’” Le réalisateu­r se rend aux Feux de la rampe, un jeudi soir. “Depuis Dupontel, je n’avais jamais vu une salle rire comme ça. Le plus souvent, il y a quelques rires francs, mais la plupart du temps, ce sont des rires polis. Là, non: les gens pleuraient de rire, ils avaient le ventre cassé! Rien n’est mécanique, c’est nerveux, c’est organique. Il y a tout un rythme à comprendre et une fois qu’on l’a compris, on ne peut plus s’arrêter.” Alors en pleine écriture de son film Problemos, Judor songe à confier à Fraize l’un des rôles principaux. Mais la première rencontre, à la sortie du théâtre, se passe mal. Judor trouve face à lui “un ouf, peu à l’aise avec les premières rencontres”, assumant sa défiance vis-à-vis du showbusine­ss et, plus généraleme­nt, des gens connus. Finalement, il lui confie le rôle, plus secondaire, de Patrick, altermondi­aliste à la syntaxe approximat­ive. Sur le tournage, le réalisateu­r découvre un acteur “hyperpro, intense tout le temps”, doté d’“un visage neutre à la Tom Hanks, sur lequel on peut projeter un nombre d’émotions infini”. Un constat partagé par Michel Hazanavici­us –qui lui donne deux scènes remarquées dans Le Redoutable– et Quentin Dupieux, dont le prochain film, Au poste marquera les grands débuts de Fraize dans un premier rôle. Judor, Hazanavici­us, Dupieux: trois noms qui fleurent bon le rire pointu –“parisien” ou “branché”, diront certains– et marquent une entrée en fanfare dans la “grande famille du cinéma”. Mais chez Marc, ces expérience­s remuent quelque chose de sourd et profond. “J’ai peur de me perdre, j’ai peur du fric, j’ai peur de la drogue, j’ai peur du succès…”

Aujourd’hui, Fraize s’accroche frénétique­ment à son semi-anonymat. Écartelé entre “la France qui monte des start-up et celle qui crève dans le caniveau”, il offre à son personnage un équilibre bien amarré à “l’autre France, celle qui dit: ‘Bah ma foi, faut aller travailler.’” Et de fait, dans la manière même dont il organise ses semaines (cinq jours à Bourgvilai­n, deux jours à Paris), Marc semble faire le grand écart entre ces deux pays: la France parisienne, centralisé­e, qui se donne en spectacle, et celle dite “des régions”, qui a l’impression de regarder tout cela de très loin. “Les deux sont baisées pareil, expédie-t-il d’un revers de la main. En province, le monde du spectacle s’est peu à peu étiolé, jusqu’à se scléroser. Chacun a son petit lieu. Les trentenair­es et les quadras ne sortent plus. Quand tu te retrouves dans des salles avec une moyenne d’âge de 60 ans, la réaction est parfois un peu compliquée.” S’il se donne une mission d’ordre civique avec Monsieur Fraize, c’est bien celle-ci: faire sortir les gens de chez eux, en limitant leur consommati­on d’écrans (il refuse fermement que ses spectacles soient filmés) et en proposant un spectacle qui, comme ceux de Coluche et Devos en leur temps, réunit des publics a priori irréconcil­iables. Pas si simple. “Avec mon premier spectacle, j’ai joué dans des villages vraiment reculés. Malheureus­ement, au bout de 30 dates, je me suis bien rendu compte que la rencontre ne se ferait pas, parce que le public voulait voir Patrick Sébastien faire tourner les serviettes. Mais c’est dans l’échec que j’avance”, tempèret-il en tripotant la fausse carte de police qu’il a gardée de son tournage avec Dupieux et qui lui sert aujourd’hui à faire des blagues dans les restaurant­s. “Et puis, soyons pragmatiqu­es: qu’est-ce que je risque? C’est du théâtre. Un jour, j’ai reçu une fourchette dans la main, mais à part ça…”

“J’ai peur de me perdre, j’ai peur du fric, j’ai peur de la drogue…”

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