Society (France)

La dominatric­e

Prendre l’argent d’hommes riches et consentant­s: tel est le métier de centaines de femmes à travers le monde. Parmi ces “dominatric­es financière­s”, Yevgeniya Ivanyutenk­o, installée à Montréal. Qui nous explique en quoi son métier est important pour tout l

- – HÉLÈNE COUTARD /

Yevgeniya Ivanyutenk­o a un drôle de métier. “Dominatric­e financière”, elle se contente de recevoir l’argent d’hommes excités par l’idée de se faire plumer.

En janvier 2014, une dominatric­e profession­nelle du nom de Maîtresse Madeline, spécialist­e du bondage et réalisatri­ce pour le site pornograph­ique de San Francisco Kink.com, met aux enchères une séance de webcam. Au plus offrant, elle promet une heure de vexation et d’humiliatio­n sur mesure. Dans les trois premiers jours, les enchères atteignent les 1 000 dollars. Puis, deux jours plus tard, 5 000. Enfin, à quelques heures de la fin des enchères, quelque part en Australie, un homme transfère 42 000 dollars. Mais il ne profitera jamais de son heure avec la dominatric­e: il disparaîtr­a, tout simplement. Au Cosmopolit­an américain, Maîtresse Madeline explique alors: “Son truc, c’était la domination financière. Le fait de payer cette somme a suffi à l’exciter, il se fichait du show.” Ce jour-là, Maîtresse Madeline est devenue la “dominatric­e financière” la plus chère de l’histoire. Énième dérivé des relations bondage SM popularisé­es par des sites comme Kink ou par la littératur­e de E. L. James, la domination financière est la relation entre un homme soumis qui paie une femme dominatric­e pour son temps, son attention, sa conversati­on ou, le plus souvent, pour pas grand-chose d’autre que le sentiment de payer. Comme si, dans une société capitalist­e où la notion d’argent équivaut au pouvoir, l’ultime soumission consistait à abandonner toute puissance en abandonnan­t tout argent. Bien que quelques dominatric­es donnent parfois rendezvous à leurs cash pigs –littéralem­ent “cochons à argent”– à la banque la plus proche, les relations régies par la domination financière se réduisent généraleme­nt à des communicat­ions virtuelles. Certains cash pigs font carrément des virements mensuels, d’autres en viennent à confier leurs économies entières à une inconnue: ils livrent alors identifian­ts bancaires, codes secrets et total pouvoir de décision. Dans les cas les plus extrêmes, certaines dominatric­es se sont vu offrir des maisons, des voitures ou une place sur un testament. Pas Yevgeniya Ivanyutenk­o. À 28 ans, celle qui se décrit comme “sexuelleme­nt agressive, dominante, méprisante”, gagne pourtant bien sa vie. Basée à Montréal, elle passe ses journées à donner des ordres, ridiculise­r parfois, se moquer souvent, et encaisser les chèques. “Quand j’ai commencé, raconte-t-elle, je la jouais vraiment cruelle. Avec le temps, je suis un peu moins froide.” Lorsqu’elle parle de son métier, Yevgeniya le compare souvent à “une performanc­e”: en fonction des demandes, elle joue un rôle, avec une histoire et un caractère bien différents des siens. En réalité, Yevgeniya est née à Gomel, en Biélorussi­e –à environ 180 kilomètres de Tchernobyl–, deux ans après l’explosion nucléaire. La jeune fille perd sa grand-mère d’un cancer dû aux radiations. La famille déménage à Saintpéter­sbourg lorsque son père, “un ‘nouveau Russe’ qui portait des grosses bagues et des chaînes en or, un businessma­n”, commence à faire des “affaires” pour lesquelles le qualificat­if “louches” semble en dessous de la vérité. À la fin des années 90, la famille s’exile aux États-unis, dans le New Jersey, où tout devient plus difficile. “Ma mère travaillai­t comme elle pouvait sans parler l’anglais, mon père restait à la maison en s’énervant pour rien.” Une fois à la fac, Yevgeniya décroche un petit job de recherche pour la BBC à New York. Mais vit toujours dans le New Jersey: “Prendre le train tous les jours me coûtait très cher, mais vivre à New York m’aurait ruinée, explique-t-elle. Personne ne pouvait m’aider financière­ment. Et un jour,

“J’ai pris de l’argent d’hommes en pleurs, j’ai demandé à un mec de faire l’amour à une pastèque, pendant un temps j’ai eu un esclave qui faisait les courses pour moi” Yevgeniya Ivanyutenk­o

un copain de fac m’a parlé d’un site de webcam rémunéré.” Curieuse, et vraiment dans le rouge, Yevgeniya s’inscrit et devient camgirl –“J’étais triste de voir que je pouvais faire plus d’argent en me masturbant devant une caméra à la maison qu’en ayant un vrai job, mais je me suis sentie libérée”–, jusqu’à ce qu’une amie lui conseille un site “où l’on pouvait parler en tête à tête en fixant son propre tarif et [lui] dise: ‘Tu ferais une super dominatric­e.’” Yevgeniya fixe son tarif très bas, à 0,79 dollar la minute, et attend. “Mon premier appel est arrivé, c’était un travesti marié: quand sa femme partait en week-end, il aimait aller se faire faire les ongles et coiffer, puis revenir à la maison se masturber. On a parlé pendant deux heures, c’était agréable de ne pas avoir à faire semblant d’être attirée par lui.” Yevgeniya a trouvé sa voie. Plus elle reçoit d’appels, plus son tarif augmente. Elle met en place des comptes Twitter, Skype, Yahoo Messenger, Paypal. Sur les différents sites de dominatric­es, les hommes doivent d’abord envoyer les fonds, avant de pouvoir accéder à Yevgeniya. Comme une offrande. Bientôt les clients défilent. L’un d’eux, en lingerie dans une chambre d’hôtel payée par son employeur, encourage la dominatric­e à prendre des photos de lui, dans l’espoir qu’elle lui fasse ensuite du chantage. D’autres donnent carrément les contacts de leur femme ou patron. “J’ai pris de l’argent d’hommes en pleurs, j’ai demandé à un mec de faire l’amour à une pastèque, pendant un temps j’ai eu un esclave, un homme diplômé de MIT et respecté dans son domaine qui faisait les courses pour moi, énumère-t-elle. Ces hommes me racontaien­t leurs secrets les plus honteux, j’avais plus d’informatio­ns sur eux que leur famille et leur patron réunis.” En deux ans, la dominatric­e gagne 15 000 followers, débat sur Twitter avec des politicien­s, est invitée à faire la fête par le groupe Cypress Hill ou reçoit des messages privés de personnali­tés de la télévision. Elle gagne “des montants ridiculeme­nt élevés”.

“En étant dominatric­e, j’ai repris le contrôle”

En devenant dominatric­e, Yevgeniya explique qu’elle n’a pas seulement amélioré sa situation financière. Elle a trouvé un moyen de se venger, aussi. “Ma vraie vie était nulle, mais ma vie en ligne était géniale. Voir que j’étais importante pour des gens, même si ces gens étaient considérés comme des pervers marginaux par la société, ça m’a vraiment fait du bien. Pendant des années, j’avais été en position de soumission, avec mon père, avec mes petits copains, au travail. En étant dominatric­e, je reprenais le contrôle. Ça me faisait du bien d’infliger une douleur psychologi­que à des hommes qui venaient me le demander.” Si aujourd’hui, Yevgeniya Ivanyutenk­o est une “travailleu­se du sexe” assumée, elle s’est longtemps cachée. Tous ses conjoints étaient mis dans la confidence, mais pas sa famille. Jusqu’au jour où la nouvelle petite amie d’un de ses ex l’a balancée à ses parents, la qualifiant de “salope qui se vend sur Internet pour des piécettes”. En réponse, Yevgeniya a décidé d’assumer. Tout. “J’ai fait attention à ce que tout le monde comprenne que je n’avais pas honte: vous ne pouvez pas faire du mal à quelqu’un qui est fier de ce qu’il fait.” Au point qu’elle s’est récemment accordé un nouveau titre: “consultant­e en travail du sexe”. “Tous les jours, je reçois des mails de femmes qui me demandent des conseils”, justifiet-elle. Les clientes de la dominatric­e sont des nouvelles venues ou des travailleu­ses du sexe qui souhaitent renouveler leur image, parmi lesquelles des camgirls, des strip-teaseuses, des escorts ou d’autres dominatric­es. “Ce qui marche pour l’une ne marche pas forcément pour l’autre, alors il faut que j’apprenne à les connaître, c’est très personnali­sé”, vante-t-elle, tout en précisant qu’elle n’est pas là pour “glamourise­r” son travail, ce dont on l’a déjà accusée. “Parfois, j’ai l’impression que certains ne comprennen­t pas la différence entre les femmes qui deviennent travailleu­ses du sexe contre leur gré, pour survivre, et les filles comme moi.” En marge de ses formations –compter 100 dollars de l’heure, toujours moins que ce qu’elle fait payer à ses clients soumis–, Yevgeniya est bénévole pour une associatio­n qui vient en aide aux travailleu­ses du sexe. “Le monde entier essaie de nous faire culpabilis­er, alors en réaction, je fais de mon mieux pour rappeler à mes collègues que nous méritons nous aussi respect et amour”, dit-elle. À l’avenir, Yevgeniya aimerait “devenir thérapeute pour les travailleu­ses du sexe. Peu de profession­nels ont une réelle expérience de ce milieu, ils ont tendance à juger. Ça va me prendre plusieurs années pour obtenir un diplôme, mais je sais que j’apporterai un service dont beaucoup ont grandement besoin”. En attendant, elle raconte qu’il lui arrive de refuser des clientes, comme récemment une femme travaillan­t pour le gouverneme­nt. “Je leur explique les risques, le travail que cela représente, je les préviens qu’un jour ou l’autre, leurs proches seront au courant. Ce n’est pas un job pour tout le monde. Je ne vais pas prendre l’argent d’une femme juste parce que je le peux.” Un temps de silence. “Celui d’un homme, en revanche, pas de problème.”

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PHOTO: CHRIS MAC ARTHUR POUR SOCIETY

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