Society (France)

Mauvaises soeurs

Les Travailleu­ses missionnai­res, une associatio­n de “vierges chrétienne­s”, sont accusées par la justice de travail illégal: à la recherche d’une vie de religieuse­s, des jeunes femmes venues d’afrique ou d’asie se retrouvaie­nt à faire la cuisine et le ména

- PAR SIRINE AZOUAOUI / ILLUSTRATI­ONS: CHARLOTTE DELARUE POUR SOCIETY

Les Travailleu­ses missionnai­res, une associatio­n de “vierges chrétienne­s”, sont accusées par la justice de travail illégal. À la recherche d’une vie de religieuse­s, des jeunes femmes venues d’afrique ou d’asie se retrouvaie­nt à faire la cuisine et le ménage gratuiteme­nt. Sur fond de dérives sectaires.

Sur les hauteurs du rocher de la Bonne Mère, on peut déguster un magret de canard aux mangues ou un boeuf bourguigno­n avec vue sur toute la cité phocéenne. “Atmosphère familiale” et “bon rapport qualité prix”: sur Internet, les avis sont unanimes. Au service, des femmes habillées d’un boubou ou d’une robe traditionn­elle vietnamien­ne, qui entonnent un Ave Maria avant chaque repas. À L’eau Vive, à Marseille, la parole de Dieu est servie avec l’assiette. En coulisses s’agitent les Travailleu­ses missionnai­res, des “vierges chrétienne­s” qui gèrent des restaurant­s et des centres d’accueil de pèlerins en France mais aussi partout dans le monde. En 1947, leur fondateur, le père Roussel, avait écrit: “Les masses paganisées m’attirent. Je voudrais les évangélise­r par l’intermédia­ire de jeunes filles, toutes données à Dieu.” Sauf que l’évangélisa­tion passe par le travail forcé. Recrutées en Afrique ou en Asie, des jeunes femmes se voient promettre une éducation religieuse et une vie dédiée aux pauvres. À l’arrivée, elles se retrouvent esclaves des bonnes soeurs, trimballée­s de l’eau Vive de Rome à celle de Lourdes, entre horaires interminab­les, flicage constant et confiscati­on de leur passeport. Pas de Sécurité sociale, pas de salaire, et surtout pas d’études car “Jésus n’en a pas fait et n’a pas eu de diplôme”, disent ces “bonnes soeurs”. Depuis 2014, huit personnes ont porté plainte pour “traite d’êtres humains aux fins de travail forcé”. À la suite d’un signalemen­t de l’inspection du travail, des enquêtes ont été menées à Marseille, à Lisieux, en Normandie, ou encore à Domrémy-la-pucelle, dans les Vosges, lieu de naissance de Jeanne d’arc. “Les Travailleu­ses missionnai­res affirment qu’elles sont un ordre religieux et qu’il s’agit de bénévolat mais c’est une associatio­n loi 1901, elles sont soumises au droit du travail”, explique le procureur d’épinal, Étienne Manteaux, qui a récupéré l’affaire. Début novembre, les responsabl­es de l’associatio­n ont donc été mis en examen pour “travail dissimulé” et “emploi d’étrangers démunis d’une autorisati­on de travail”. Les Travailleu­ses missionnai­res ne sont en réalité pas de vraies bonnes soeurs, mais membres du tiers-ordre carmélite, autrement dit des laïques catholique­s reconnues par le Vatican mais indépendan­tes du clergé. L’associatio­n a été fondée à Paris en 1950 avec la volonté de venir en aide aux miséricord­ieux, d’abord dans les bordels, les usines ou les hôpitaux. Avec les années, les Travailleu­ses ont fini par s’internatio­naliser et se spécialise­r dans la restaurati­on et l’accueil. Avec pour mot d’ordre, selon l’abbé Roussel: “Prier, c’est bien ; obéir, c’est mieux.”

Domination et humiliatio­ns

“Quand il y a du monde au restaurant, on supprime automatiqu­ement les prières, pour être au travail”, raconte Jeanne Somé, une Burkinabée qui a passé 21 ans chez les Travailleu­ses missionnai­res dans cinq pays différents. Ménage, vaisselle, cuisine, blanchisse­rie, jardinage, service… Et une fois le travail fini, elles doivent danser et chanter en habit traditionn­el de leur pays d’origine. Le tout sept jours sur sept. Les vacances? Un mois par an, dédié au ménage du lieu, et une semaine de retraite spirituell­e toutes ensemble. “Parfois, on nous donne cinq ou dix euros par mois. Mais s’il n’y a pas beaucoup de clients, la première chose que l’on supprime, c’est l’argent de poche.” Nadine* a passé neuf années chez les Travailleu­ses missionnai­res. “Je suis arrivée le lundi soir à Marseille. Le mardi matin, je suis allée à la messe, j’ai pris le petit déjeuner, puis la responsabl­e m’a demandé de préparer le service. Et je n’ai fait que travailler jusqu’à ce que je quitte l’associatio­n. Les premières années, j’ai juste eu quelques heures de cours sur les textes du fondateur.” Pour ces “vierges carmélites”, le travail est le moyen de se rapprocher de Dieu. “La Travailleu­se de l’immaculée vit son travail comme une prière, comme une liturgie”, écrivent-elles sur leur site. Émilienne Sakougri, qui y a oeuvré pendant 20 ans, voit désormais les choses autrement. “On nous a exploitées soi-disant pour Dieu, mais c’était pour du commerce.” À L’eau Vive, les plats sont en effet tarifés pour la plupart au-dessus de dix euros. “Les soeurs me disaient qu’elles évangélisa­ient les pauvres spirituels: les riches qui ne vont pas à l’église”, se souvient Émilienne. Le tout sans salaire, sans pourboires, sans Sécurité sociale et sans permis de travail. Et pour éviter les contrôles, les fausses bonnes soeurs ont leurs petites astuces. “Quand des inspecteur­s du travail tapaient à la porte, on criait ‘banane flambée!’ et tout le monde courait se cacher”, se rappelle Jeanne. Du travail habilement caché, donc, mais aussi des dérives sectaires qui ont attiré l’attention de la Miviludes, l’organisme gouverneme­ntal contre les sectes. Pour Serge Blisko, son président, “l’associatio­n rassemble tous les critères: l’emprise mentale, l’aliénation des libertés fondamenta­les, les déboires financiers”. Sans oublier un culte immodéré du fondateur. Le fameux père Roussel est décrit par l’évêché de Liège, dans un rapport des années 80, comme un personnage aux “zones d’ombres inquiétant­es sur le plan psychologi­que”. Mort en 1984, il aurait exercé un “autoritari­sme excessif joint à un goût prononcé pour la domination”. Les anciennes racontent des épisodes troublants lors desquels l’abbé leur demandait de faire leur gymnastiqu­e et leur ménage à moitié nues, ou encore de s’aligner dans

“Quand des inspecteur­s du travail tapaient à la porte, on criait ‘banane flambée!’ et tout le monde courait se cacher” Jeanne, une ancienne travailleu­se

un couloir, de se déshabille­r et de se frotter pendant qu’il les arrosait avec un tuyau. Pour celles qui en sont sorties, pas de doute: les Travailleu­ses missionnai­res excellent dans l’endoctrine­ment et le lavage de cerveau. “On était coupées de nos familles, du monde, et même des autorités de l’église. On ne pouvait parler qu’à la responsabl­e”, assure une ancienne. Les balades se font collective­ment ou ne se font pas. Les courriers sont lus devant tout le monde. Les coups de fil doivent être rapportés. Quand deux femmes s’entendent trop bien aux yeux de la responsabl­e, l’une d’elle est envoyée sur un autre continent. Un flicage constant qui instaure une ambiance délétère entre les “soeurs”, avec les favorites de la responsabl­e d’un côté, et les autres, de l’autre. Jeanne Somé faisait partie de la deuxième catégorie. “Chaque matin, le sujet pour animer le petit déjeuner, c’était moi. La responsabl­e m’humiliait et tout le monde ricanait.”

Où va l’argent?

Tout est bon pour monter les unes contre les autres, surtout pendant les tâches quotidienn­es. Pas question d’être fatiguée ou malade, au risque d’être traitée de menteuse. “On va te dire que tu joues la comédie ou qu’il n’y a pas d’argent pour aller chez le médecin”, reprend Jeanne. Pareil pour les produits de base: serviettes hygiénique­s, vêtements, chaussures, sont distribuée­s au compte-goutte et au bon vouloir de la responsabl­e. “Même pour une brosse à dent, il faut aller remercier la Sainte Vierge”, s’agace Nadine. Aux repas, pas de crème caramel ni d’entrecôte pour les travailleu­ses, mais les restes du placard, les produits les moins chers. “On n’a jamais mangé ce que l’on préparait pour les clients, sauf si ça allait pourrir”, sourit amèrement Émilienne. Pourtant, il y a bien de l’argent chez les Travailleu­ses missionnai­res. Mais personne ne sait où il va, même celles qui y ont travaillé pendant 20 ans. Quand Jeanne Somé a posé la question, on lui a répondu que les recettes partaient vers leurs missions, dans des pays pauvres. Elle a fini par trouver ça louche. “S’il y a bien un pays pauvre, c’est le Burkina Faso. Mais quand j’y travaillai­s, on envoyait aussi de l’argent à l’étranger. Si même le Burkina envoie de l’argent, qui le reçoit?” Une de ses collègues lui avait répondu: “Ça, c’est le mystère du père Roussel.” Après des années de travail sur l’associatio­n, George Belfort, un militant de l’avref, une associatio­n d’aide aux victimes des dérives de mouvements religieux, n’a pas non plus percé le mystère. “Les pourboires, par exemple, sont de l’argent liquide recyclé on ne sait comment. Il s’agit d’un congloméra­t d’associatio­ns et de sociétés commercial­es, c’est un montage juridicofi­nancier très opaque.” En 2016, après une enquête, le Vatican, qui reconnaît officielle­ment l’associatio­n depuis 1988, a demandé en toute discrétion aux Travailleu­ses missionnai­res de se mettre en conformité avec le droit canon. L’église française affirme, elle, qu’elle mène depuis quatre ans une “opération vérité” à leurs côtés, pour normaliser leur statut et leur fonctionne­ment. L’associatio­n aurait ainsi commencé à distribuer des cartes de Sécurité sociale. Quant aux dérives sectaires, “elles restent à prouver” pour la Conférence des évêques de France. Même son de cloche du côté de la justice, qui retient seulement, pour l’instant, la violation du droit du travail. L’avref veut se porter partie civile pour faire reconnaîtr­e l’emprise mentale de ces fausses bonnes soeurs aux pratiques douteuses. “Ce n’est pas en modifiant des statuts que la situation changera, il faut changer les mentalités”, s’inquiète George Belfort. Le procès devrait s’ouvrir avant l’été 2018 dans les Vosges.

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