Society (France)

Bientôt maman

MAIS PAS TOUT DE SUITE Parce qu’elles n’ont pas envie d’arrêter de travailler, qu’elles n’ont pas rencontré l’homme de la situation ou qu’elles considèren­t que ce n’est simplement pas le moment, elles ont décidé d’attendre avant d’avoir un enfant. Tout en

- PAR NATALIA GALLOIS / PHOTO: REMY ARTIGES POUR SOCIETY

Elles veulent un enfant. Mais pas tout de suite. En France, de plus en plus de femmes anticipent une grossesse future en faisant congeler leurs ovocytes. Et tant pis si la pratique est illégale…

“Je n’ai pas bu depuis un moment, mais là, j’ai besoin de me détendre…” Après une longue journée de travail, Audrey, directrice marketing dans un groupe de luxe, vient de retrouver son duplex du IIE arrondisse­ment de Paris. Elle se sert un verre de vin, avant de s’installer dans un canapé profond. Derrière trois grands Velux, les toits de la capitale s’étendent à perte de vue. C’est vendredi, mais la suite du programme n’est pas festive. Comme tous les soirs pendant dix jours, à 23h précises, Audrey va devoir se piquer avec les seringues qu’elle conserve dans son frigo. “Je m’injecte des hormones directemen­t dans le ventre. Cela provoque une stimulatio­n ovarienne.” Plus tard, ses ovocytes pourront ainsi être “vitrifiés”, autrement dit congelés très rapidement, puis stockés dans de l’azote liquide à -196°C. Ce qui laissera à Audrey la possibilit­é de les utiliser, plus tard, pour une fécondatio­n in vitro. En France, si la pratique est en général réservée aux patientes souffrant de dysfonctio­nnements ou de maladies comme l’endométrio­se ou le cancer, qui affectent leur fertilité, elles sont de plus en plus nombreuses à contourner la loi en allant à l’étranger pour y avoir recours “par précaution”. Les profils sont souvent les mêmes. Âgées entre 35 et 40 ans, parfois célibatair­es, toujours très actives profession­nellement, ces femmes n’envisagent pas de tirer un trait sur la maternité et préfèrent assurer l’avenir. “Ce n’est pas un phénomène médical, c’est un phénomène de société, analyse la sociologue et directrice de recherche au CNRS, Dominique Mehl, qui s’est penchée sur le sujet. Les femmes font leur entrée plus tard dans le monde du travail, elles atteignent des postes plus élevés, sont aussi confrontée­s à la fragilisat­ion du lien conjugal, mais leur désir d’enfanter est toujours aussi fort. Il faut donc trouver des solutions pour compenser ce retard à l’âge de la maternité.”

Gynécologu­es dans l’illégalité

Audrey, 39 ans, a commencé le processus de congélatio­n il y a trois ans, après une relation de plusieurs années avec un homme divorcé, père de trois enfants. “Un matin, il s’est réveillé et m’a dit qu’il n’en voudrait pas d’autre. Je voulais des enfants, je suis partie. J’avais entendu parler de la possibilit­é de congeler ses ovocytes, j’en ai donc parlé à mon gynécologu­e. ‘Vous feriez mieux de vous trouver un mec.’ Voilà ce qu’il m’a répondu.” Audrey part alors se renseigner en Espagne, où la législatio­n, comme en Belgique, en Angleterre ou en Suisse, est beaucoup plus souple sur le sujet. Depuis que la technique a été mise au point, en 2011, elle y est même librement accessible à toutes les femmes. À son retour à Paris, la jeune femme consulte une dizaine de gynécologu­es. Tous refusent de l’accompagne­r dans sa démarche. Audrey revient finalement chez son gynécologu­e d’origine, qui accepte de la suivre. Et d’entrer ainsi dans l’illégalité. Depuis, le docteur Philippe Vignal reçoit les ordonnance­s espagnoles de la clinique Eugin –celle qu’audrey a choisie à Barcelone–, les traduit et les retranscri­t sur ses propres ordonnance­s. “Pour moi, c’est une évidence, dit-il. Je suis au service des femmes, pas au service de la loi. J’ai pratiqué des avortement­s à une époque où c’était interdit. Mon éthique de médecin passe avant mon éthique d’individu. Il n’y a aucune raison que ce ne soit pas autorisé. Et puis la société moderne n’est plus adaptée au temps féminin. La France est en retard.” Ce matin de décembre, justement, Audrey pousse la porte du cabinet du docteur Vignal, dans le XVIE arrondisse­ment. Il est 7h, la consultati­on va durer dix minutes montre en main. Le temps d’observer le nombre et la taille de ses ovocytes grâce à une échographi­e pelvienne. Il en détecte cinq sur l’écran. “C’est pas si mal. À votre âge, on ne peut pas espérer beaucoup plus”, assène-t-il, sur un ton direct. Audrey sourit: “C’est dur d’avoir presque 40 ans, je me sens pourtant

tellement jeune...” C’est la troisième fois qu’audrey se soumet au processus de congélatio­n. La première fois, elle a récolté six ovocytes ; la deuxième fois, neuf. On estime qu’il en faut une quinzaine au moins pour espérer avoir des chances d’avoir un enfant. Et encore, c’est loin d’être une garantie. D’autant que la qualité des ovocytes diminue avec l’âge. “En fait, même la première fois, à 36 ans, je m’y suis prise tard. Il faudrait informer les femmes pour qu’elles puissent le faire dès 30 ans ou même avant, si elles le souhaitent.” Depuis qu’il a accepté de suivre Audrey, le Dr Philippe Vignal a reçu la visite d’amies de sa patiente, ou d’amies d’amies, toutes venues lui demander son aide. Pas de raz de marée, néanmoins: “Ça se compte sur les doigts des mains”, affirmet-il. Difficile d’évaluer aujourd’hui le nombre de femmes suivant le processus de congélatio­n en France, ou le nombre de praticiens les accompagna­nt dans leur démarche. Une chose est sûre, le docteur Vignal n’est pas seul. Début 2016, dans le cadre d’un appel lancé par le gynécologu­e René Frydman, le père du premier bébé éprouvette, plus de 130 médecins et biologiste­s de la reproducti­on reconnaiss­aient ainsi avoir “accompagné des couples et des femmes célibatair­es dans leur projet d’enfant” hors du cadre légal. Ils demandaien­t surtout l’assoupliss­ement des lois encadrant la procréatio­n médicaleme­nt assistée. Parmi leurs revendicat­ions: l’autorisati­on de l’autoconser­vation des ovocytes. En juin dernier, l’académie de médecine s’est prononcée en faveur de l’autoconser­vation “sociétale”, dénonçant les dispositio­ns de la loi bioéthique. Dans la foulée, le Comité consultati­f d’éthique, lui, s’est prononcé contre. “Il n’y a pas de problème éthique fondamenta­l, comme c’est le cas pour la GPA, mais il y a un lourd problème de prise en compte de la santé de celles qui le feraient, justifie l’un des rapporteur­s de l’avis, le philosophe Frédéric Worms. Les risques ne sont pas nuls. Il y a aussi des problèmes sociaux à régler avant une ouverture généralisé­e. On alerte par exemple sur les risques de pression sociale de la part des entreprise­s.” Aux États-unis, Google, Apple et Facebook proposent en effet à leurs employées de prendre en charge la congélatio­n de leurs ovocytes, afin qu’elles repoussent leur maternité. “On veut être sûrs que les entreprise­s ne s’en serviront pas comme un chantage sur les femmes. Il y a des précaution­s majeures à prendre.” Au sujet des risques médicaux, le professeur Grynberg, gynécologu­eobstétric­ien à l’hôpital Jean-verdier à Bondy, spécialist­e de la fertilité et signataire de la pétition, dénonce une “hypocrisie totale”. En effet, le don d’ovocytes est autorisé et même encouragé, la loi permettant aux femmes qui donnent d’en garder pour elles-mêmes. Or, il s’agit du même traitement. “En France, le noeud du problème n’est pas la santé, c’est l’argent. Un homme peut sans aucune difficulté, avec une simple ordonnance, conserver ses gamètes. Mais la société s’en fout, ça ne coûte rien. C’est moins de 100 euros. Pour une femme, c’est minimum 4 000 euros. Et il faudra peut-être le faire plusieurs fois. Mais il y a des solutions. La Sécurité sociale pourrait rembourser celles qui congèlent leurs ovocytes avant 35 ans. Et à ce momentlà dire que derrière on ne rembourse que deux FIV, au lieu de quatre actuelleme­nt...”

Un mouvement de société

Audrey vient de recevoir le coup de téléphone qu’elle attendait. Chaque jour, avant midi, elle a envoyé les résultats de ses analyses sanguines à sa clinique espagnole. Ce dimanche, les ovocytes ont atteint la bonne taille. Audrey doit donc déclencher l’ovulation avec une piqûre, puis se rendre à Barcelone dans les 36 heures. Les billets d’avion de dernière minute sont chers. Mais pas le choix. Audrey réserve le même hôtel que d’habitude, dans le centre. Vingt-quatre heures plus tard, la voilà qui pénètre dans la clinique, installée dans un quartier résidentie­l. À l’accueil, l’hôtesse la salue dans un français parfait. Guère étonnant: entre 2011 et 2016, 65% des femmes qui ont vitrifié leurs ovocytes à Eugin étaient françaises. Audrey sort sa carte magnétique pour s’identifier, puis se dirige vers une salle d’attente privée avec toilettes, fauteuils en cuir et tablettes électroniq­ues. “La première fois, j’avais

“Le sujet ne devrait pas être tabou. Il n’y a aucune honte à vouloir maîtriser le temps et créer son propre schéma familial. Les femmes qui font ça ne sont ni carriérist­es ni d’éternelles célibatair­es”

Audrey

peur d’avoir mal, de saigner, etc. Là, je suis tranquille. Je l’ai fait, plusieurs amies l’ont fait. Et je suis déterminée. Je m’achète du temps, de la sérénité.” Justement, Audrey doit payer avant de passer sur la table d’opération. Le tarif de base s’élève à 2 350 euros pour une vitrificat­ion. Avec les deux précédente­s, Audrey aura dépensé quelque 7 000 euros. Sans compter les voyages, et le traitement d’un montant de trois fois 2 000 euros, qu’elle a pu se faire rembourser par l’assurance maladie grâce au docteur Vignal. À partir de la cinquième année, Audrey devra aussi débourser 250 euros par an pour conserver les ovules au frais.

Trois heures plus tard, Audrey quitte la clinique, soulagée. Son premier réflexe est d’écrire à son médecin et à sa mère. “Maintenant, avec les cinq nouveaux ovocytes, j’en ai 20. Avec ça, je devrais pouvoir avoir au moins un enfant. Et si ça ne marche pas, je me dirai que j’ai tout fait, dit-elle, avant de voir plus loin. Le sujet ne devrait pas être tabou, comme il l’est en France aujourd’hui. Il n’y a aucune honte à vouloir maîtriser le temps et créer son propre schéma familial. Les femmes qui font ça ne sont ni carriérist­es ni d’éternelles célibatair­es cloîtrées chez elle...” La sociologue Dominique Mehl renchérit: “L’image de la fille qui ne pense qu’à elle, à son travail, et qui se réveille à 40 ans est totalement fausse. En début de vie fertile, la contracept­ion permet d’être stérile ; l’autoconser­vation permet, elle, de redevenir fertile quand on devient stérile. Le but est le même: accroître l’autonomie féminine. La différence, c’est que la contracept­ion médicale est arrivée en même temps qu’un mouvement sociétal profond, il y avait des manifestes, une demande. En ce qui concerne la congélatio­n, l’innovation médicale arrive avant que la société ne soit mobilisée. Aujourd’hui, cela ne concerne donc que quelques femmes qui ont les moyens de le faire... Mais les choses pourraient changer.” En attendant, rares sont aujourd’hui les femmes qui utilisent, au bout du compte, les ovocytes qu’elles congèlent, selon les responsabl­es de la clinique catalane Eugin. La plupart finissent par faire un enfant naturellem­ent ou par renoncer à leur projet. Se pose alors la question du devenir de ces gamètes. En Espagne, une femme qui a conservé ses ovocytes peut décider de les donner à une autre, ou à la science. En revanche, elle ne peut pas demander leur destructio­n avant d’avoir atteint l’âge maximum pour les utiliser, fixé dans le pays à 49 ans, soit l’âge moyen de la ménopause. Audrey, elle, n’en est pas encore là. Elle a repris sa vie, comme si de rien n’était. “La pression est retombée.”

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