Society (France)

Violences conjugales

Dans Jusqu’à la garde, le cinéaste Xavier Legrand raconte la monstruosi­té d’un homme.

- – AXEL CADIEUX ET RAPHAËL CLAIREFOND / PHOTO: RENAUD BOUCHEZ POUR

Jusqu’à la garde est un film proche du thriller. Sur ce thème-là, on s’attendait plus à une approche sociale, pas à un film de genre… Je suis cinéaste, pas sociologue. Le thriller était vraiment le meilleur moyen de retenir l’attention du spectateur. Je pense que l’émotion, plus que la théorie, permet de comprendre des situations a priori incompréhe­nsibles. Comment un homme en vient-il à vouloir tuer sa femme? Ce n’est pas explicable, ça se ressent. Je ne suis pas là pour rester dans le réalisme pur ou le documentai­re. Je veux apporter du cinéma ; et le cinéma, c’est aussi –je le dis entre guillemets– du ‘divertisse­ment’: il faut avoir peur, rigoler, se faire pipi dessus, ressentir plein de choses. Mes modèles, ce sont Chabrol, Hitchcock ou Haneke. Et puis La Nuit du chasseur ou Shining. C’est ça, ma colonne vertébrale: on part d’un film social pour finir dans l’horreur. On commence dans le bureau du juge, on finit dans une baignoire.

Comment on fait, concrèteme­nt? J’ai tenu à ne pas tomber dans le spectacula­ire de la violence, mais plutôt à montrer la peur. Parce que les deux éléments qui sont ressortis de mes recherches sont la peur et le silence. Et comment filmer ce silence qui enferme les victimes, par exemple? C’est un travail de rythme. Beaucoup de films utilisent un montage très musclé pour amener une tension. Je trouve ça contre-productif, car cela empêche souvent l’émotion. Moi, j’ai choisi de laisser du temps, de l’étirer, de laisser la tension s’installer. Et puis, pas de musique, une proximité très forte avec les personnage­s, dont on ne sait quasiment rien pendant une bonne partie du film. J’aime ça, car ça fait du spectateur un enquêteur, ça l’implique, il se pose des questions sur les uns et les autres.

Vous avez fait beaucoup de recherches? Oui, beaucoup. On vit dans un pays où tous les deux jours et demi, une femme est assassinée par son conjoint. J’ai rencontré plein de gens, des victimes, des auteurs de violence, des psys. Et je me suis heurté à des réflexions du type: ‘Mais pourquoi elle ne part pas à la première gifle? Si elle reste, c’est qu’elle doit aimer ça.’ Il y a énormément d’a priori sur le sujet. Même dans la presse, où on lit des formules comme ‘drame familial’ ou ‘tombée sous les coups de’. On a un lexique qui minimise totalement les actes. Alors que ce sont des assassinat­s. Et dans 95% des cas, c’est parce que la femme demande le divorce ou s’en va. Il s’agit d’hommes qui ne supportent pas d’être dépossédés et qui préfèrent voir leur conjointe morte que vivante sans eux.

Certaines rencontres vous ont-elles marqué? Forcément. Si on avait fait un film de certaines histoires que j’ai entendues, personne n’y aurait cru. On se serait dit: ‘Ils vont trop loin.’ Ces femmes m’ont raconté des thrillers, en fait, et c’est aussi ça qui m’a convaincu de faire un film de genre, avec beaucoup de soin apporté au son, aux bruits du quotidien. Une femme m’a dit: ‘Quand il rentrait le soir, je savais si j’allais m’en prendre une à la manière dont il mettait la clé dans la serrure.’ Ça glace. La façon dont il se gare, dont il ferme la portière… Ces femmes sont en alerte permanente et, pour elles, absolument tout a un sens.

Avez-vous montré le film à des associatio­ns? Il y a eu quelques projection­s organisées par Soroptimis­t Internatio­nal, une associatio­n contre les violences faites aux femmes. Mais je ne suis pas forcément pour montrer le film dans des associatio­ns exclusivem­ent réservées aux femmes ou aux victimes. C’est surtout aux hommes et aux jeunes qu’il faut s’adresser, donc aller par exemple dans les lycées ou les prisons. De même pour les campagnes de sensibilis­ation: pourquoi écrire en gros à destinatio­n des femmes ‘Fuyez, partez’, avec une photo de lèvre fendue et d’oeil au beurre noir? C’est aux hommes qu’il faut parler.

Vous avez d’ailleurs aussi assisté à des groupes de parole pour hommes violents, non? C’était intéressan­t de voir leur déni. Ils sont là, mais il y a quand même 50% de ces hommes qui viennent juste pointer parce ce qu’ils ont des obligation­s de soin alors qu’ils n’en ont rien à foutre. D’autres disent: ‘Oui, c’est vrai, j’ai perdu le contrôle...’ Ils parlent, ils parlent, ils admettent, mais finalement, dans un coin de leur tête, ils se disent encore: ‘Mais bon, elle m’a quand même poussé à bout, hein...’ C’est un long travail. Le déni est cimenté.

Quelles ont été les premières réactions des spectateur­s? J’ai vu des gens sortir dans des états pas possibles. Je me souviens d’une jeune fille qui était en larmes, je l’ai prise dans mes bras, je lui ai dit: ‘Je suis désolé, ça va bien se passer, c’était un film...’ Elle m’a répondu: ‘Vous avez réussi à dire ce que moi, je n’ai jamais réussi à dire.’ Elle avait vécu un divorce très conflictue­l au cours duquel elle avait été prise en otage. À l’opposé, j’ai aussi rencontré des hommes et des femmes qui m’ont dit après avoir vu le film: ‘Quand même, elle est un petit peu responsabl­e de ce qui lui arrive…’ Et ce qui est très intéressan­t, c’est que les réactions sont différente­s selon les pays. Au Canada, par exemple, ils sont scandalisé­s par ce qu’ils découvrent de la société française. Eux, ils ont beaucoup de travail de médiation sur les divorces pour protéger les enfants, et ils ne comprennen­t pas qu’il y ait autant de décès dans notre pays. En Pologne, en revanche, aucun des hommes dans la salle n’a pris la parole. Et les femmes étaient assez timides. Elles ont dit: ‘Oui, c’est bien de faire un film làdessus...’ Ce n’est pas allé plus loin. Sinon, à la conférence de presse de la Mostra de Venise, un journalist­e m’a sorti: ‘Oui, mais en même temps, elle l’a quand même quitté !’ En pleine conférence de presse! Il reste du boulot…

“Même dans la presse, on lit des formules comme ‘drame familial’ ou ‘tombée sous les coups de’. On a un lexique qui minimise totalement les actes. Alors que ce sont des assassinat­s”

Voir: Jusqu’à la garde, de Xavier Legrand, avec Léa Drucker et Denis Ménochet. En salle.

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Ici, un dédoubleme­nt.

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