Society (France)

Qui sont les passeurs?

Paolo Campana, docteur en criminolog­ie, a étudié la façon d’opérer des hommes qui font passer les frontières aux migrants.

- – MAXIME JACOB / PHOTO: ÉMILIEN URBANO POUR SOCIETY

Comment les personnes qui migrent payent-elles leurs passeurs? Où va l’argent? Le crime organisé a-t-il la mainmise sur le passage des frontières? Une étude, publiée le 21 janvier dans l’european Journal of Criminolog­y, répond pour la première fois à ces questions dans le détail. Le point avec

Paolo Campana, docteur en criminolog­ie, qui a mené les recherches.

Comment avez-vous procédé pour mener cette étude? Mon travail a débuté en octobre 2013, lorsque 366 personnes ont trouvé la mort dans un naufrage au large de l’île de Lampedusa, en Italie. L’opération ‘Mare Nostrum’ a été lancée et les gardes-côtes italiens se sont focalisés sur la lutte contre les passeurs. Cet événement tragique a aussi occasionné l’ouverture d’une instructio­n, mobilisant l’unité antimafia de Palerme, qui dispose de plus grands pouvoirs d’enquête qu’une unité de police classique et qui est, notamment, très compétente en matière d’écoutes téléphoniq­ues. Mon étude se base sur les données récoltées par ces services en 2014 et 2015. J’ai également pu réaliser des entretiens avec des migrants sur place, en Sicile.

Comment fonctionne­nt ces réseaux de passeurs clandestin­s? L’image d’un ‘parrain’ qui aurait la mainmise sur le business des passeurs est très populaire. Elle a d’ailleurs été relayée dès 2015 dans la presse anglaise, notamment par le Daily Mail ou le Sun. Mais il faut bien comprendre qu’il n’y a pas de ‘tête pensante’ qui contrôlera­it tout le réseau. Celui-ci est constitué d’acteurs indépendan­ts. Les passeurs peuvent coopérer entre eux occasionne­llement, mais aucun n’a le contrôle sur l’ensemble du réseau ni l’exclusivit­é sur un territoire ou une frontière. Un passeur situé en Libye va organiser le passage de la frontière sur laquelle il se trouve, mais n’aura aucun pouvoir sur le passage de la suivante, par exemple. Cela dit, parmi les passeurs, il existe une sorte de hiérarchie. Il y a les organisate­urs et ceux que j’appelle les ‘aides’. Les organisate­urs dirigent les opérations et ont recours à des aides, autrement dit à de la maind’oeuvre, qui, elle, effectue les missions.

Vous comparez les passeurs à des acteurs sur un marché. Oui, parce qu’il existe une véritable concurrenc­e entre les différents passeurs sur un même territoire. Chacun d’entre eux fournit un produit, qui est le passage d’une frontière d’un point A à un point B. Et il se trouve qu’il y a une demande pour ce produit, qui provient des migrants. La structure globale colle véritablem­ent à ce que l’on appelle un marché libre, où aucun contrôle, aucune régulation n’existe, et où la concurrenc­e est totale. Les migrants peuvent être escroqués, on leur ment, on leur promet des services qui n’existent pas, mais il y a aussi des passeurs très réputés. C’est un business particuliè­rement rentable. Il y a très peu d’investisse­ments à prévoir, à part l’achat d’un moteur et d’un canot pneumatiqu­e. Certains vont jusqu’à louer un entrepôt pour abriter leurs clients, mais les loyers dans un pays comme la Libye sont très faibles. Et les services des passeurs sont très chers, entre 400 et 700 euros par personne selon les zones. Les prix ont un peu chuté depuis deux ans. Au plus fort de la demande, un passage pouvait coûter 1 000 euros.

Comment les migrants choisissen­t-ils leurs passeurs? Pour un migrant, choisir le bon passeur est une question de vie ou de mort. Les passeurs proposent tout simplement leurs services via des groupes sur Facebook. Ils y publient des photos, des vidéos qui vantent leur savoir-faire. On parlait des prix, mais les services diffèrent également en fonction du type de demande. Si on prend l’exemple de la Syrie, on se rend compte que les services des passeurs sont plus chers mais aussi plus complets. Ils offrent des garanties, comme des assurances complément­aires ou des systèmes de sûreté. Cette différence s’explique notamment par le fait que la demande est plus exigeante en provenance de Syrie. Les Syriens, avant la guerre, étaient assez riches et bénéficiai­ent souvent d’une bonne éducation et d’un bon accès à l’informatio­n sur Internet. Alors, quand ils décident de partir sur la route, ils font plus attention et détectent mieux les arnaques que les autres migrants. La réputation du passeur est primordial­e pour assurer la pérennité de son commerce. Je suis tombé sur un enregistre­ment intéressan­t: après un naufrage, un passeur basé au Soudan s’est plaint auprès d’un autre passeur établi à Tripoli. Il lui reprochait d’avoir trop rempli son embarcatio­n et lui expliquait que ce n’était pas bon pour les affaires. Le naufrage, expliquait-il, l’a obligé à dédommager les familles des victimes! L’enregistre­ment montre que le passeur soudanais a eu très peur que son image souffre du naufrage, que sa réputation soit ternie.

“Les passeurs proposent tout simplement leurs services via des groupes sur Facebook. Ils y publient des photos, des vidéos qui vantent leur savoir-faire”

Avez-vous pu définir comment se font les paiements entre passeurs et migrants? Tout est fait au noir, selon un système d’échange que l’on appelle ‘hawala’. Ce procédé est très pratique puisque l’argent ne circule pas. Typiquemen­t, une personne qui souhaite migrer prend contact avec un passeur. Au lieu de le payer directemen­t, elle va déposer l’argent dans sa ville d’origine auprès d’un courtier hawala qui lui fournit un code, puis contacte un associé dans le pays où se trouve le passeur. Quand le passeur se présente auprès de l’associé, muni du code, ce dernier lui remet l’équivalent dans la monnaie locale. Le réseau hawala que j’ai pu identifier concerne l’érythrée: un passeur érythréen utilise un intermédia­ire basé en Israël, qui transfère l’argent à un membre de la diaspora érythréenn­e, basé par exemple en Suède. Le transfert s’effectue entre Israël et la Suède, ce qui est très sûr. En Érythrée, il n’y a aucun flux d’argent. C’est vraiment très sophistiqu­é.

Vous disiez plus haut que la mafia sicilienne ne participe pas à ces réseaux de passeurs. Mais pourquoi ne serait-elle pas intéressée par une activité aussi lucrative? Il n’existe aucune preuve matérielle d’une quelconque implicatio­n de la mafia sicilienne parmi les passeurs. D’ailleurs, l’unité antimafia de Palerme exclut cette hypothèse. Pourquoi? On ne peut pas répondre catégoriqu­ement à cette question, bien entendu. Mais il existe plusieurs hypothèses. La plus probable est que la mafia ne dispose pas du réseau nécessaire en Afrique pour exercer une activité de passeur. Les migrants se réfèrent souvent à des passeurs originaire­s du même pays qu’eux, ou partageant la même culture. La mafia ne parvient pas à pénétrer ce milieu. L’autre explicatio­n est que la mafia n’est plus aussi puissante qu’avant. L’île de Lampedusa, par exemple, est sous surveillan­ce militaire. Il y a des forces de police partout… C’est très compliqué d’exercer dans ces conditions. Même pour la mafia.

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Des migrants afghans arrivant sur l’île de Kos, en Grèce, en juin 2015.

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