Society (France)

L’autre histoire de l’attentat du Thalys

Le 21 août 2015, trois Américains neutralisa­ient un terroriste dans le train Amsterdam-paris. Au même moment, les agents du Thalys s’évaporaien­t dans la nature.

- STÉPHANIE MARTEAU / ILLUSTRATI­ON: LUCAS HARARI POUR

Dans Le 15h17 pour Paris, Clint Eastwood raconte l’histoire des héros du Thalys, ces trois Américains ayant neutralisé un terroriste dans le train Amsterdamp­aris, le 21 août 2015. Mais le réalisateu­r aurait pu faire un tout autre film, nettement moins héroïque, en racontant l’histoire du point de vue des agents présents dans le train…

Ce 21 août, tout commence vers 17h45. Trente minutes plus tôt, le train s’est arrêté en gare de Bruxellesm­idi. Ayoub El Khazzani est monté. À peine le TGV a-t-il redémarré que le Marocain de 27 ans pénètre dans les toilettes situées entre les voitures 12 et 13. Il y passe un long moment. Devant la porte, Damien A., 28 ans, jeune banquier français installé à Amsterdam, s’impatiente. Quand El Khazzani sort enfin, il est torse nu, un sac à dos noir sur la poitrine, une kalachniko­v à la main. Instinctiv­ement, Damien A. lui saute dessus, l’attrape à deux mains par le cou. “Je suis parvenu à le maîtriser ainsi environ quinze secondes, jusqu’à l’interventi­on d’un contrôleur.” T. et M., les deux chefs de bord, sont assis entre les deux rames qui composent le TGV. C’est de là qu’ils voient ce qu’ils pensent être “une bagarre”. “Sur le coup, je ne connaissai­s pas les motifs de cette altercatio­n, explique T., le plus jeune des deux, aux enquêteurs. Avec mon collègue, on s’est levés et on s’est approchés.” La suite, c’est Damien A. qui la raconte: “Le contrôleur a ouvert la porte et, aussitôt, ça a été le bazar, tout s’est passé très vite. Deux, trois secondes à peine. L’ouverture de la porte coulissant­e par les contrôleur­s lui a permis de pénétrer dans la rame.” Damien A. perd ses appuis, bascule. Dans le tumulte, Ayoub El Khazzani parvient à se libérer, saisit son arme et se retourne en direction de la voiture 12.

C’est à ce moment-là que tout bascule dans la tête de T., père de famille belge de 35 ans et chef de bord. “J’ai entendu une détonation à proximité de mon oreille gauche. Je n’ai pas vu d’où cela venait. J’ai eu peur pour ma vie et j’ai décidé de courir dans le sens opposé.” En remontant la voiture 12, le terroriste sur les talons, il croise deux hôtesses, chargées de servir des collations à bord. S., 31 ans et A., 35 ans, n’ont jamais vu leur “train manager” dans un tel état. “Il était paniqué, confie A. aux enquêteurs. J’ai regardé à nouveau la voiture 12 et j’ai vu un monsieur au milieu, debout, avec une arme longue dans les mains. Elle mesurait 20 centimètre­s environ.” “Il a un gun!” lâche-t-elle alors. Le contrôleur et les deux hôtesses slaloment entre les passagers et se ruent vers la voiture 11.

La motrice fermée

Dans ce wagon, l’acteur Jean-hugues Anglade, qui revient d’un week-end à Amsterdam en famille, ne prête pas attention au contrôleur qui le frôle. Mais il s’alarme en voyant “les deux jeunes femmes qui assuraient le service dans le train remonter le wagon, courbées comme si elles essayaient d’éviter quelque chose (…) Elles n’ont rien dit. Mais on sentait qu’elles fuyaient quelque chose de grave. On est restés passifs, ne sachant pas ce qui pouvait se passer”, raconte-t-il lors de son audition. Plus tard, il dira dans une interview: “Ils sont passés sans nous avertir et sans nous demander de nous protéger en nous mettant soit à plat ventre, soit sous les fauteuils. Ils nous ont totalement ignorés.” C’est que, paniqués, les trois agents tentent d’atteindre la motrice, le wagon de travail situé en bout de rame, un petit sas où ils pourront se dissimuler. Pour cela, il faut passer le petit salon, en bout de voiture 11. Là, dans cet espace pour quatre, trois quadras hollandais­es, Brigit, Hansje et Dorien, ont pris place. “Tout à coup, la porte du petit salon s’est ouverte et le chef de bord, très stressé, a sauté sur la table, il nous a demandé de venir, raconte Brigit aux policiers. Il nous a dit qu’il y avait quelqu’un avec une arme, qu’il y avait eu des coups de feu. Il avait peur.” Avec une clé spéciale, T. ouvre la porte de la motrice, et la referme sitôt les deux hôtesses et les trois voyageuses à l’intérieur. Il est en pleine crise de panique. “Dans ses yeux, j’ai vu la peur”, décrit Hanse, 47 ans. Il est 17h48. Le chef de bord verrouille la porte puis la bloque avec deux chariots. Les six reclus s’allongent au sol. Pendant ce temps-là, dans la voiture 11, c’est la panique. “Rapidement, les gens de la voiture 12, où se trouvait le tireur, ont reflué vers notre voiture, raconte Anglade. C’étaient des anglophone­s qui disaient: ‘Someone is shooting people!’ Tous les voyageurs ont alors voulu se réfugier dans la motrice, mais l’accès était impossible.” En effet, malgré les coups dans la porte, les cris, les supplicati­ons, les agents du Thalys refusent obstinémen­t d’ouvrir. Aux enquêteurs, T. avoue pourtant qu’il a bien entendu “des coups dans la porte du fourgon, quelqu’un qui voulait entrer”. Mais il ne savait pas “qui c’était”. La porte en métal n’a pas de vitre. “On a eu peur, on ne savait pas si c’était un méchant ou un gentil”, justifie S., l’une des deux hôtesses. “Cet abandon, cette détresse, cette solitude, c’était terrible et insupporta­ble! C’était, pour nous, inhumain”, dit Anglade. Coincés dans le petit salon, les passagers de la voiture 11 essaient alors de tirer sur tout ce qui est “rouge”, espérant arrêter le train. Le héros de Braquo donne un coup de poing dans une vitre protégeant un marteau. Sans succès.

À l’abri dans la motrice, le chef de bord tente de contacter les secours. Mais le train circule dans un coin reculé du Nord de la France, le réseau coupe. Il parvient finalement à joindre le 112 et la cellule “Real Time Informatio­n” de Thalys, pour leur décrire la situation. Puis il tire le signal d’arrêt d’urgence et ouvre la porte qui donne sur l’extérieur. Mais l’allure est encore trop grande. Finalement, le train ralentit puis s’immobilise en rase campagne. Immédiatem­ent, les agents du Thalys et les voyageuses hollandais­es ouvrent la porte du côté opposé à l’entre-voies, et sautent. Ils escaladent un talus, puis arrivent en périphérie d’hénin-beaumont. Terrifiés, indignés, certains passagers des voitures 11 et 12 les voient longer les rails par la fenêtre. Ils aperçoiven­t A., l’hôtesse, qui se cache dans un buisson pour être sûre que le terroriste “ne la trouve pas”. Une fois en sécurité, T., téléphone toujours en main, parvient à joindre ses supérieurs. Le groupe commence à héler des voitures, jusqu’à ce qu’un agent SNCF les prenne en charge pour les emmener au commissari­at de la commune, d’où ils seront transférés à celui d’arras. À l’issue de leurs auditions, le chef de bord et les deux hôtesses se sont tous déclarés “très choqués”. Les voyageurs aussi. –

“Cet abandon, cette détresse, cette solitude, c’était terrible et insupporta­ble! C’était, pour nous, inhumain” Jean-hugues Anglade

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