Society (France)

Mourir seul(e)

En Suède, de plus en plus de gens meurent seuls, abandonnés de tous. Et il faudrait y voir une forme de progrès...

- PAR LOU MARILLIER, À STOCKHOLM / PHOTOS: LARS TUNBJÖRK (AGENCE VU)

Un monde débarrassé des pesanteurs de la religion, de la famille, du patriarcat et des relations hiérarchis­ées? Voici la Suède, l’un des États les plus avancés du monde. Mais cette modernité a aussi une face sombre: ainsi libérés, les Suédois sont de plus en plus nombreux à mourir seuls, abandonnés de tous. Bienvenue au pays où personne ne réclame le corps des défunts.

Le corps d’une jeune femme est retrouvé dans les bois en bordure de Stockholm. Son chat mort repose à ses côtés. Dans son sac à main, la police retrouve ses clés, l’équivalent de 1 500 euros et un mot qui indique que l’argent est destiné à ses propres funéraille­s. Personne n’a signalé sa disparitio­n, alors la police contacte Anni Stavling. Une habitude. Quand personne ne vient réclamer le corps d’un défunt, c’est elle que les forces de l’ordre appellent, afin qu’elle tente de retrouver ses proches. Un genre de détective de la mort, en quelque sorte, payée par l’état suédois. Un métier qu’elle exerce depuis près de 35 ans. Pourtant, ce matin-là, “quand [elle a] ouvert la porte de l’appartemen­t de la jeune femme, [elle a] eu un choc. Et [elle est] rarement choquée”. Avec le temps, Anni Stavling s’est en effet habituée à pousser les portes closes. Elle a vu des appartemen­ts sens dessus dessous. A découvert des liasses de billets planquées derrière les tableaux. Scruté les calendrier­s gribouillé­s remplis d’indices. Elle connaît par coeur l’odeur, aussi, celle qui pousse les voisins à alerter la police des semaines, des mois et, depuis que le paiement des factures est automatisé en Suède, parfois des années après un décès. Elle sait que de plus en plus, dans son pays, les morts ne manquent à personne. Elle se croyait donc rodée. Prête à tout. Mais pas à ça: un appartemen­t immaculé, à la propreté clinique. Murs vierges et tiroirs vides, à part un petit clou auquel était accroché un collier. Depuis des années, Anni Stavling avait l’habitude d’entrer sans être invitée. Cette-fois ci, c’était comme si elle était attendue. La jeune défunte avait tout préparé. Elle avait même pris soin d’envoyer une lettre à l’entreprise à qui elle louait sa voiture pour lui dire de passer la récupérer car elle partait en voyage. Puis, elle était allée mourir dans les bois. “Pourquoi dans les bois? Pourquoi comme ça? Pourquoi?” s’est longtemps demandé Anni Stavling. Finalement, elle a trouvé quelques éléments de réponse, pièces d’un puzzle incomplet, fragments d’un mystère qu’elle n’élucidera jamais entièremen­t. Des amis suédois de la jeune femme lui ont expliqué que cette dernière était gravement malade. Elle a également identifié une soeur, au Japon, à qui elle a pu envoyer le collier. “Dans mon imaginatio­n, j’ai pu me dire que c’était culturel, qu’elle était japonaise et qu’elle ne voulait pas encombrer les autres avec sa mort”, se remémore Anni Stavling.

Ces histoires aident à expliquer et à supporter. Mais pas forcément à organiser les funéraille­s. Même lorsque Anni Stavling arrive à localiser des proches, il arrive qu’ils ne se sentent pas concernés. De plus en plus souvent, déplore-t-elle, on lui rétorque cette phrase qui, en dehors de Suède, laisse un peu pantois: “Ce n’est pas ma responsabi­lité, c’est la vôtre!” La relation entre l’état et l’individu est en effet particuliè­rement étroite en Suède. “Si vous demandez à des personnes âgées si elles préfèrent dépendre de l’état ou de leurs enfants, la majorité répondront l’état”, soutient l’historien Lars Tragardh, auteur du livre Les Suédois sont-ils humains?, la référence

“Quand elle est désirée, la solitude permet d’avoir du temps à soi, et c’est une bonne chose. Mais la solitude imposée fait beaucoup de dégâts en Suède” Peter Strang, médecin

en la matière. Il rattache ce phénomène aux réformes sociales des années 70, qui visaient à libérer le citoyen suédois de toute forme de soumission financière à l’autre. L’introducti­on en 1971 de la taxe individuel­le, qui ne prend plus en compte le statut marital dans le calcul de l’impôt, en est l’un des exemples les plus probants. Il en va de même pour les prêts étudiants, dont les taux ne prennent pas en considérat­ion les revenus des familles. Ces réformes ont permis d’affranchir “les pauvres de la charité, les travailleu­rs de leur patron, les femmes de leur mari, les enfants de leurs parents”, écrit Lars Tragardh. Elles ont aussi renforcé le rôle de l’état providence suédois, ou Folkhemmet (“foyer du peuple”, en suédois), un terme utilisé par les sociaux-démocrates depuis 1928 pour désigner une société solidaire, qui transcende les classes. Et en même temps, elles ont fait de l’individu “l’élément fondamenta­l de la société suédoise, contrairem­ent à de nombreux autres pays où la famille ou la communauté religieuse jouent ce rôle”, analyse l’historien.

“Les funéraille­s ne sont plus une priorité”

C’est dans ce contexte que prend forme la “théorie suédoise de l’amour”, inventée par Lars Tragardh, qui la définit ainsi: “Ce n’est pas que les Suédois soient particuliè­rement indifféren­ts ou insensible­s aux autres, mais plutôt qu’ils préfèrent que leurs relations soient volontaire­s et égalitaire­s, plutôt que basées sur des obligation­s hiérarchiq­ues.” La Suède met ainsi en pratique un idéal hérité du siècle des Lumières, et notamment de Rousseau: la transparen­ce dans les relations humaines. Ces réformes ont d’immenses avantages et contribuen­t à faire de la Suède l’un des pays les plus avancés en termes d’égalité

des genres. Mais elles ont aussi un prix. “Entre l’autonomie et la liberté d’une part, et la solitude de l’autre, il n’y a souvent qu’un pas”, analyse Lars Tragardh. Et quand les obligation­s hiérarchiq­ues et financière­s ont disparu, il ne reste parfois plus grand-chose. Exemple parlant: la Suède fait partie des seuls pays au monde, avec les Pays-bas, où plus de la moitié de la population désapprouv­e la propositio­n suivante, qui leur a été soumise dans le cadre d’une étude du World Value Survey: “Nous devons toujours aimer et respecter nos parents, quels que soient leurs qualités et leurs défauts.” Ulf Lerneus, directeur du SBF, le plus grand syndicat suédois de croque-morts, déplore cet individual­isme, qui se reflète selon lui dans la manière dont les Suédois appréhende­nt la mort de leurs proches. “La mort et les funéraille­s ne sont plus une priorité”, explique-t-il, dans son bureau de Stockholm, entre un corbillard miniature et un cercueil taille réelle. Les chiffres confirment: la Suède détient le record du monde du délai entre la mort d’une personne et son enterremen­t –21 jours en moyenne. En guise de comparaiso­n, le délai légal en France est de six jours. Cela tient en partie au fait que les Suédois ne croient pas vraiment en un au-delà: la Suède est le deuxième pays le moins croyant, après la Chine, avec 76% de personnes déclarant ne pas être religieuse­s ou être des athées convaincue­s. Lotte Möller, auteure d’un livre à propos des rites funéraires suédois, résume la situation

d’une triste formule: “On ne laisserait pas un poulet dans le frigo pendant trois semaines, en revanche on y laisse son mari.” Elle précise: “Les Suédois sont de plus en plus détachés concernant les funéraille­s.” De fait, le nombre de présents aux enterremen­ts ne cesse de diminuer, avec une personne en moins par an en moyenne entre 1990 et 2016, passant de 46 à 23. Les Suédois décident aussi, de plus en plus, de carrément abandonner la cérémonie, et ce, notamment depuis l’instaurati­on des funéraille­s en ligne en 2014.

Au-delà des considérat­ions d’emploi du temps, l’on constate une certaine frilosité des Suédois face à la mort. “Une société n’est pas saine si on ne parle pas de la mort, estime Maria Nestorzon, de Funeral, une entreprise de pompes funèbres de Stockholm. La vie est plus simple si on est conscient que l’on va mourir, mais on n’en parle pourtant jamais.” Lotte Möller pense, elle, que les Suédois ne savent pas comment réagir face à un événement aussi tragique: “Ce n’est pas pratique, la mort, ça dérange”, soutient-elle. Seul le directeur de la maison funéraire Fonus, Peter Göransson, offre une voix dissonante. “De plus en plus de personnes organisent des petites cérémonies, ou pas de cérémonie du tout, mais ils sont aussi plus nombreux à choisir de grandes cérémonies, qui font l’écho de leur vie, comme un thème aquatique pour un ancien marin, par exemple”, assure-t-il. Il ne juge ni négatives ni positives les nouvelles habitudes funéraires de son pays, qu’il voit plutôt comme le miroir d’un mode de vie: “Comme les gens vivent de plus en plus seuls, cela se reflète également dans les funéraille­s”, suggère-t-il. Question de perspectiv­e, en effet, mais pas seulement. Peter Strang, docteur en médecine palliative à Stockholm, soutient que la solitude pourrait avoir un effet bien réel sur la perception de la douleur des mourants qu’il accompagne. “Il faut faire la différence entre les solitudes voulue et imposée. Quand elle est désirée, la solitude permet d’avoir du temps à soi, et c’est une bonne chose. Mais la solitude imposée fait beaucoup de dégâts en Suède.” Il appuie ses observatio­ns sur deux études. La première, publiée dans la revue américaine Science en 2003, démontre grâce à des IRM que le rejet social peut entraîner les mêmes réactions neurologiq­ues que la douleur physique. La seconde, exposée en 2010 dans la revue PLOS Medicine, soutient que la solitude aurait des effets sur la santé comparable­s à la cigarette ou l’alcool, et plus nocifs que l’obésité ou le manque d’exercice. “Si les services de santé réalisaien­t l’importance que cela a, ils fonctionne­raient probableme­nt différemme­nt”, assure le docteur. Confrontée chaque jour aux effets directs de cette solitude, Anni Stavling a pris sa retraite fin 2017. Mais elle sait que son métier la suivra bien au-delà des confins de son bureau du sud de Stockholm. “C’est dans ma peau, c’est avec moi à chaque instant”, dit-elle. Elle admet ne pas pouvoir s’empêcher, parfois, d’observer par les fenêtres dans les rues de la ville. Elle guette les signes de vie, remarque certains plis des rideaux, et se dit tout bas: “Celui-là pourrait être pour nous.” Déformatio­n profession­nelle dont Anni Stavling a conscience: “Parfois, je dois me rappeler que tout

seul.”•tous le monde ne meurt pas

La Suède est parmi les seuls pays au monde où plus de la moitié de la population désapprouv­e la propositio­n suivante: “Nous devons toujours aimer et respecter nos parents, quels que soient leurs qualités et leurs défauts”

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