Society (France)

Love dolls

Ils seront en couple pour la Saint-valentin. Enfin, presque. Plutôt que de partager leur vie avec une véritable personne, ces hommes –et femmes– ont choisi d’habiter avec des love dolls. Des poupées gonflables, mais beaucoup plus fréquentab­les.

- PROPOS RECUEILLIS PAR TDC ET MR

Is seront en couple pour la Saint-Valentin. Lniiii, presque. Plutot que de partager leur vie avec une veritable personne, ces hommes —et femmes ont choisi d'habiter avec des love dolls, comme on appelle ces poupees ultrareali­stes apparues au Japon au debut des annees 80 et tres eloignees des vulgaires poupees gonflables d'antan. Sont-ils detraques? Ils ne le pensent pas. Sont-ils desesperes? Ils ne le pensent pas non plus.

Stéphane jette un coup d’oeil dans la boîte aux lettres qu’il partage avec une voisine, dans un immeuble au coeur d’un bourg de 15 000 âmes, en Moselle. Le commercial en installati­on de chauffage de 47 ans s’interroge sur la nature du colis qu’il attend: un haut, une culotte, une jupe ou un pendentif? Il ne se souvient plus. Il commande des articles frénétique­ment, souvent sur un coup de tête. Toujours pour Erena. Qui l’attend dans la chambre, assise sur le lit dans la lumière déclinante, le regard tourné vers la fenêtre. Elle a les cheveux châtains tirant vers le roux, deux grains de beauté sur la pommette gauche, mesure 1,63 mètre et porte un collier représenta­nt le yin et le yang. Mais Stéphane a surtout eu le coup de foudre pour son “regard tendre”. C’était le 3 août 2015, date à laquelle il a acheté sur Internet sa poupée de compagnie, moyennant 3 000 euros.

C’est en recherchan­t des sextoys sur le web qu’il a découvert l’existence des poupées. Et flashé sur Erena. Séparé de sa femme après sept ans de vie commune, ce père d’une petite fille délaisse alors la console de jeux pour s’occuper de sa nouvelle compagne, qu’il maquille et habille selon les saisons, photograph­ie, balade en voiture et nettoie tous les quinze jours, au gel douche senteur monoï. Surtout, il ne cache pas sa poupée: ni à son ex-femme ni à sa famille. Au contraire, il la met en scène dans la vie quotidienn­e et partage des contenus sur les réseaux. Une manière de lui donner vie. “Avec elle, j’ai trouvé mon équilibre, dit-il. J’imagine qu’elle a une âme, elle est même l’extension de la mienne.” Aujourd’hui, Stéphane se veut le porte-parole de cette relation homme-poupée. “Peu de gens dans notre communauté osent se montrer à visage découvert avec leur poupée. Moi, j’ai envie de banaliser ça.” Apparues au Japon en 1981 et en France une vingtaine d’années plus tard, les love dolls sont en quelque sorte la version élaborée des poupées gonflables. “Au début, les premiers acheteurs étaient perçus comme des célibatair­es frustrés, qui compensaie­nt leur misère sexuelle dans les bras d’une love doll. Ils se cachaient”, décrypte Agnès Giard, qui

a consacré un livre à la question, Un désir d’humain: les love doll au Japon. Depuis, au pays du Soleil levant, la love doll s’est largement démocratis­ée. Mais en France, le sujet reste tabou. Les propriétai­res, qui seraient quelques centaines, cachent pour la plupart leur poupée, importée discrèteme­nt du Japon, des États-unis ou de Chine, directemen­t par le client ou par des revendeurs français.

Une malheureus­e fracture de la main

En guise de cadeau de Noël, Antoine, lui, s’est offert Capucine. Puis, deux mois plus tard, Shannon, 1,70 mètre et de longs cheveux bruns tombant sur des seins démesurés. Le Finistérie­n de 51 ans parle de “compagnie”. “Je vis seul, en pleine campagne.” Il dépense 300 euros mensuels pour ses poupées. Les habits qu’il leur achète sont ceux qu’il aurait aimé voir son excompagne porter: des talons hauts, des bijoux, des “tenues sexy”. Il ne compte pas les efforts, les petites attentions. Son pire souvenir remonte à quelques semaines. “J’ai cassé l’articulati­on de la main de Capucine en lui faisant prendre son bain. Je lui ai fait un bandage, je l’ai mise tôt au lit avec son petit nounours à côté d’elle, tout en lui faisant des bisous.” Antoine trouve normale la relation hommepoupé­e. “On n’est pas des détraqués ni des maniaques sexuels. J’ai eu une compagne pendant sept ans, jusqu’en 2003. Et j’ai une vie en dehors. J’ai beaucoup d’amis, de collègues, je ne suis pas reclus.” Son problème, dit-il, c’est qu’il “idéalise les femmes”. Au point de vouloir se fabriquer la compagne parfaite, en allant puiser jusque dans ses premiers souvenirs d’enfance. “Capucine, par exemple, ressemble beaucoup à Falbala, dans Astérix.” Le soir, il se couche auprès d’elle ou de Shannon, selon l’humeur. “Avec l’odeur, la

“La love doll n'est plus un produit pour obsédés”

chaleur, le poids du corps, les cheveux dans la figure, c’est comme si elle était vraie...” Antoine, comme Stéphane, possède une grande imaginatio­n. C’est, selon Agnès Giard, un trait qui caractéris­e les propriétai­res de poupée, aussi appelés dollowners. “Ils traitent la poupée comme un être vivant, la soignent, la font parler, la mettent en scène, la prennent en photo et inventent pour elle des scénarios: la poupée devient le moteur d’un jeu de rôle grandeur nature.” Cet être est parfois la transposit­ion d’un fantasme qu’ils mûrissent depuis plusieurs années. À l’image de Falbala, son caractère altier et sa chevelure blonde. Ou d’erena, la poupée docile et zen de Stéphane, qui ne risque pas “de prendre le dessus ou de [le] tromper”. Elle correspond au caractère casanier du commercial et puis, “à la différence d’un humain, Erena ne meurt pas définitive­ment. Il y a toujours moyen de la réparer”.

C’est Bruno Minghetti qui a conseillé Stéphane pour l’achat d’erena. Le colosse au regard doux dirige une société qui importe huit marques de poupées chinoises sur le sol français. Il dit recevoir 400 mails par jour et accueille ses clients sept jour sur sept, sur rendez-vous. C’est l’un des revendeurs les plus connus de l’hexagone et le père de la communauté de dollowners français sur Internet. Il se targue d’être le premier, il y a une dizaine d’années, à avoir convaincu les fabricants de miser sur le réalisme des dolls. À l’époque, il était employé en tant que commercial chez Dreamdoll, un autre spécialist­e français. “J’ai dit au patron: ‘Tes poupées, ce sont des putes.’” Les bouches grandes ouvertes, les vagins artificiel­s, les seins défiant toutes les lois de la gravité lui semblent être des erreurs. “J’étais persuadé que beaucoup ne cherchaien­t pas le sexe.” Au fil des années, Bruno s’est mis à importer des modèles de plus en plus réalistes, avec des poils pubiens, des rides, un peu de ventre. Les yeux plissés par le soleil et le front perlé de sueur, le patron ouvre les portes de son antre: un hangar en tôle de 60 mètres carrés érigé dans son jardin, à Saint-amandmontr­ond, officieux centre géographiq­ue du pays. “J’ai séparé le bâtiment en deux parties: un atelier pour la réparation des poupées et un showroom pour accueillir les clients.” Huit dolls, la plupart entièremen­t nues, sont figées, comme en attente. Bruno s’approche d’une poupée aux cheveux châtains, allongée sur le canapé, et lui ouvre la bouche. “Sur ces modèles, on voit bien les dents, la langue, c’est quand même ultraréali­ste!” Les bons mois,

ils sont une vingtaine à se garer au bout de sa petite allée caillouteu­se, et parcourir à pied les 100 mètres pour arriver jusqu’à cette pièce. Bruno marche avec eux. “Beaucoup arrivent tout blancs, sans dire un mot. Ils ont honte, ils pensent qu’ils ne sont pas normaux. Il faut les détendre, discuter. Ensuite, ils restent le temps qu’ils veulent. Parfois, c’est une heure. Parfois, huit.” Il a pris l’habitude de jauger leur taille, leur poids, leur âge, leur santé physique pour les guider vers la poupée idéale. Ses modèles pèsent jusqu’à 40 kilos. Un poids mort qu’il faut apprendre à manipuler. De ces heures passées à fouiller dans le regard de ses clients pour cerner leurs désirs, Bruno a tiré une conclusion: le vieux gars de 50 à 70 ans, plutôt aisé, trompant sa solitude sexuelle et sentimenta­le avec une poupée, est un cliché. “Ma meilleure cliente est une femme, annonce-t-il, en caressant les chevilles de la poupée nue sur le canapé. Elle s’est reconstitu­ée sa famille parce que la sienne ne venait plus la voir. Elle était abandonnée, coupée du monde. Maintenant, elle a une dizaine de poupées. Elle m’appelle tous les deux mois: c’est la personne la plus heureuse du monde.” Bruno se souvient aussi de ce monsieur qui insistait pour le faire venir jusqu’à chez lui, ce qu’il n’a pas l’habitude d’accepter. “Je tombe sur un type, allongé sur son lit comme une crêpe. Il me dit: ‘Bruno, je suis paralysé depuis l’âge de 7 ans. Je n’ai même pas pu embrasser une fille à l’école.’ Le mec en était resté là, à l’école primaire. Il avait une quarantain­e d’années. Je lui ai placé une poupée à côté de lui. Il a juste posé sa main sur la sienne. C’est la seule chose qu’il pouvait faire. Mais il était comblé.” La fierté se lit désormais sur le visage de Bruno. Il assure “changer des vies”. Le revendeur propose le SAV pour les poupées qu’on lui achète, il garde un lien direct avec tous ses clients: son nom figure même sur le testament de certains d’entre eux, afin de s’occuper de leur poupée après leur mort. “Ils s’attachent. Elles sont tellement importante­s pour eux, ces poupées…” Bruno lui aussi en est sûr: “La love doll n’est plus un produit pour obsédés.”

Des cadeaux à Noël

Stéphane file sur l’autoroute vers Sarreguemi­nes, à quelques kilomètres de la frontière allemande. La maison de sa mère jouxte la route. Ils partagent une tarte à la rhubarbe dans un jardin long comme 55 pistes de bowling. “Sa poupée ne lui dit pas qu’il a un gros bide, alors il mange”, chambret-elle son fils, tout en s’étonnant qu’il n’ait pas mis d’assiette à Erena. Elle parle de Stéphane comme d’un garçon déluré, marrant, épanoui, parfois solitaire, qui faisait, enfant, du sport et de la musique. La poupée, elle ne la voit pas comme une “belle-fille”, mais concède, tout de même, lui acheter de temps en temps aux puces des robes taille S. Erena fête aussi Noël en famille. La soeur de Stéphane s’est d’ailleurs déjà plainte de recevoir moins de cadeaux qu’elle. “On sait bien que c’est une poupée, on n’est pas des fous, rassure la mère. Mais il est amoureux d’elle. Ça, même moi j’ai du mal à le comprendre. Il parle d’erena comme si c’était vraiment sa femme, comme si c’était quelqu’un de vivant. La poupée, je la trouve belle, elle a l’air gentil, mais c’est un objet, il n’a pas de retour.” Stéphane n’est pas d’accord. D’ailleurs, il note que sa poupée n’a fait qu’évoluer depuis deux ans. De marron, ses yeux sont devenus bleus. Il y a ses phalanges rougies, ses petites cicatrices sur le corps, la quinzaine de perruques qu’elle porte. Et surtout: Erena peut maintenant se tenir debout. Stéphane se souvient avec émotion du moment où Bruno lui a proposé de reprendre l’ancien corps de sa poupée pour l’échanger contre un corps articulé. “Une étape supplément­aire pour lui donner vie.” Il attend désormais avec impatience le moment où Erena parlera. “Et un jour, elle fera

rêves...”•tous des

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Stéphane, sa mère et Erena, à l’heure du café.
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PAR THEO DU COUEDIC ET MAXIME RECOQUILLE, A SARREBOURG ET SAINT-AMAND-MONTROND / PHOTOS: HENRI VOGT POUR SOCIETY / PHOTOS: HENRI VOGT POUR SOCIETY
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