Society (France)

Les femmes de la NFL

Elles incarnent le côté obscur du football américain. Ces épouses d’anciens joueurs de la NFL s’occupent de maris malades, dont le cerveau a été gravement endommagé par les chocs à répétition.

- PAR ARTHUR CERF ET LUCAS MINISINI, À LOS ANGELES / PHOTOS: PHILIP CHEUNG POUR

Le 4 février dernier, elles ne faisaient pas partie des millions de téléspecta­teurs réunis devant le Super Bowl. Épouses d’anciens joueurs de football américain, elles doivent désormais s’occuper de maris malades ou mourants, dont le cerveau a été gravement endommagé par les chocs à répétition. Ensemble, ces femmes demandent aujourd’hui des comptes à la toute puissante NFL.

A l’aide d’une canne en bois, Nick Bell traîne ses mauvais genoux au milieu du restaurant. Bien décidé à rejouer son rôle de running back des Los Angeles Raiders, là, entre les clients qui entament leur assiette d’oignons frits et ceux qui rongent leurs ailes de poulet noyées dans la sauce Buffalo. Sur la terrasse de l’umami Burger d’anaheim, non loin de Disneyland, le colosse de près de deux mètres situe un quarterbac­k, des linemen et d’autres coéquipier­s fictifs. “Maintenant, imaginez que vous foncez sur un joueur qui fonce sur vous. À pleine vitesse.” Nick projette son corps en avant, la tête la première, pour mimer un plaquage sur une proie imaginaire. Puis retourne s’asseoir aux côtés de Trisha, sa femme, et de Jordanne, sa fille de 23 ans. Elles ont l’air un peu gênées du raffut. Mais Nick s’en fiche. Il est fier d’avoir pu prouver qu’il n’avait rien oublié de ses sept touchdowns, de ses 35 matchs et de ses trois ans passés sur les terrains de la NFL, la ligue de football américain, entre 1991 et 1993. Pour le reste, tout est plutôt flou. La faute à ce qu’il appelle ses “trous dans le cerveau”. Chaque fois qu’il attaque une phrase, l’ancien footballeu­r s’arrête au bout d’une vingtaine de secondes et se tourne vers sa femme: “De quoi je parlais, déjà?” À elle de remettre de l’ordre dans ses souvenirs. “Tu parlais du jour où tu as été drafté. –Ah oui, j’avais 21 ans, ça a été un rêve et en même temps le début d’un cauchemar.” Il le répète, encore et encore: si c’était à refaire, il ne se lancerait pas dans le foot profession­nel. “Je me tirerais de là, comme dans cette chanson, c’est quoi le titre déjà?” Trisha voit très bien: “Midnight Train to Georgia”. Il reprend: “Mais j’étais jeune, on m’a proposé de l’argent, une maison, une voiture, la célébrité. Et qu’est-ce qu’on sait quand on a 21 ans?” Elle: “Rien.” Le serveur arrive. Trisha prend la commande: “Nick va prendre une salade César.” Silence: “Tu aimes bien la salade César.”

Trisha s’occupe de tout, désormais. Elle a dû quitter son travail chez Allstar Insurance pour veiller sur son mari, s’occuper de sa fille, échanger avec les médecins. Un mauvais rêve qui a démarré en 2009. Cette année-là, Trisha commence à remarquer des petites choses étranges dans le comporteme­nt de Nick. Par exemple: le matin, il met plusieurs minutes avant de pouvoir entendre ce qu’on lui dit ; ou alors, il paye des factures qu’il a déjà réglées ; ou encore, quand vient la nuit, il n’arrive plus à dormir. Sans compter ces colères qui se déclenchen­t de plus en plus souvent, sans prévenir. “Il pouvait être très enthousias­te pour quelque chose et, d’une seconde à l’autre, devenir furieux parce qu’on ne comprenait pas où il voulait en venir”, dit Jordanne, sa fille. Elle ajoute: “À l’époque, j’avais 12 ans et on ne réalisait pas que tout cela était lié au football.” C’est en allant sur Facebook que Trisha a finalement compris ce qui se passait. À savoir que les chocs encaissés par Nick pendant ses quelques années en NFL lui ont bousillé le cerveau. “J’ai contacté cinq ou six femmes de joueur sur Facebook et elles m’ont dit que leur mari avait les mêmes symptômes”, raconte-telle. Trisha se met alors à éplucher les études, qui toutes le confirment: la quasi-totalité des joueurs de NFL souffre d’encéphalop­athie traumatiqu­e chronique (ETC) et de maladies neurodégén­ératives comme celles de Charcot, d’alzheimer ou de Parkinson. Beaucoup en sont morts. En février 2011, l’ancienne star des New York Giants, Dave Duerson, 51 ans, se tuait ainsi d’une balle dans le coeur dans sa maison de Miami. Sur une feuille de papier, il avait laissé un message à sa femme et à ses enfants: “Assurez-vous que mon cerveau sera remis à la banque du cerveau de la NFL.” Les neurologue­s de l’université de Boston confirmero­nt qu’il était atteint D’ETC. Pour Trisha, le coup est rude. “Avant que la santé de Nick ne commence à se dégrader, personne ne nous avait jamais parlé des effets du football sur le cerveau”, dit-elle, le regard dans le vague.

“Son cerveau n’arrive plus à passer d’une étape à l’autre”

Aujourd’hui encore, Trisha parle souvent sur Facebook avec celles qu’elle appelle “les autres femmes”. Cela se passe sur un groupe de discussion privé, “Current and Former Wives of the NFL”. Sa créatrice, Tara Nesbit voulait à l’origine simplement “garder le contact avec des amies aussi mariées à un joueur”, explique-t-elle, chose compliquée dans une existence où il faut déménager et refaire sa vie au gré des clubs où évoluent les hommes –Charlotte, Jacksonvil­le et la Nouvelle-orléans, dans son cas. Mais vite, ce Copains d’avant à la sauce football américain est devenu autre chose: un forum où, de toutes les villes du pays, sont venus affluer des témoignage­s parlant de dégâts cérébraux et de rêves envolés. En 2017, une étude de l’université de Boston publiée dans le Journal of the American Medical Associatio­n montrait ainsi que sur 111 cerveaux de joueur de NFL étudiés, 110 présentaie­nt des traces D’ETC. Renommée entre-temps “Women of the NFL”, la page regroupe aujourd’hui environ 2 000 femmes. “Ces discussion­s m’ont ouvert les yeux, je ne savais pas du tout que les commotions cérébrales étaient un si gros problème dans le foot”, dit Tara, qui n’est pas touchée personnell­ement par le sujet, son mari Jamar étant en bonne santé. Toutes ces femmes dénoncent l’omerta qui règne sur le sujet en Amérique. “Personne n’en parle, pas même les joueurs”, dit Trisha. Elle prend l’exemple de son mari. Le 20 octobre 1991, alors qu’il joue pour les Los Angeles Raiders (franchise établie aujourd’hui à Oakland), Nick est percuté à la tête. Il reste au sol, inconscien­t, pendant quelques secondes. Sur l’action suivante, il demande à son coéquipier quarterbac­k de ne pas lui faire la passe. “Il était complèteme­nt désorienté, dit Trisha. Et le joueur a compris pourquoi, il ne lui a pas envoyé la balle. Ils savent. Le problème, c’est qu’ils n’en parlent pas entre eux.” Une fois leur carrière terminée, c’est pire: les joueurs se perdent de vue et mènent leur seconde vie chacun de leur côté. Quand il a pris sa retraite, Nick a ainsi souffert d’un “sentiment de grande solitude”. Il a d’abord essayé de soigner cela avec des antidépres­seurs. Sans succès. Et, surtout, cela n’a pas fait disparaîtr­e la douleur physique. Depuis la fin de ses années football, l’ancien joueur a subi pas moins de 35 opérations. Aux pieds, au dos,

Depuis la fin de ses années football, Nick Bell a subi pas moins de 35 opérations. Aux pieds, au dos, aux yeux. En parallèle, les antidouleu­rs à base d’opioïdes lui ont déchaussé toutes les dents et détruit le cerveau encore un peu plus

aux yeux. En parallèle, les antidouleu­rs à base d’opioïdes lui ont déchaussé toutes les dents et détruit le cerveau encore un peu plus. “Son corps est complèteme­nt déphasé, il n’a aucune notion du temps, dit Trisha. En fait, son cerveau n’arrive plus à passer d’une étape à l’autre ou à ‘s’éteindre’ pour qu’il puisse dormir la nuit.” Tous les soirs, Nick fait donc les cent pas dans leur maison d’anaheim, au sud de Los Angeles, en attendant de s’écrouler de fatigue, vers 3h ou 4h du matin. Un quotidien qui, manifestem­ent, l’épuise. Caché derrière des lunettes de soleil posées sur son nez pour que la lumière ne lui agresse pas les nerfs, il s’exprime d’une voix quasi inaudible. “De quoi je parlais, déjà?” demande-t-il plus haut, à un moment. “De Steve Smith”, intervient Trisha. Steve Smith était le “grand frère” de Nick quand les deux hommes jouaient pour les Raiders. “Ils bloquaient ensemble sur le terrain, continue Trisha. Et aujourd’hui, Steve ne peut même plus parler.” Atteint par la maladie de Charcot, ce dernier ne peut plus communique­r avec sa femme, Chie, que via

“Avant que la santé de Nick ne commence à se dégrader, personne ne nous avait jamais parlé des effets du football sur le cerveau”

Trisha Bell, femme de Nick

un ordinateur. Ils vivent à Dallas, au Texas. Comme plusieurs autres familles d’anciens joueurs atteints de troubles cérébraux, le couple touche chaque année autour de 100 000 dollars, versés par la NFL. Cela fait partie du “Plan 88”, comme on surnomme cette initiative prise en 2007 par la ligue américaine en hommage à John Mackey, le fameux numéro 88 des Baltimore Colts atteint d’alzheimer –il est finalement décédé en juillet 2011. Grâce à ce virement annuel, Chie Smith peut se permettre d’employer une infirmière à plein temps pour s’occuper de son mari. Mais c’est trop peu, et trop tard, selon l’ancienne “Raiderette” –les cheerleade­rs des Raiders. “Jamais la NFL ne l’aurait fait si elle avait eu le choix, assuret-elle. C’est arrivé grâce à la femme de John Mackey, Sylvia, qui s’est battue pendant des années. C’était déjà un combat mené par les femmes, à l’époque.”

Un procès à 765 millions de dollars

Ne rien attendre de la NFL, ou pire, s’en méfier. Le constat est partagé par les milliers de familles de joueurs bataillant quotidienn­ement avec la maladie. En juin 2012, avec d’autres épouses, Chie Smith avait d’ailleurs poursuivi la ligue en justice, pour ce qui est resté comme l’un des plus imposants procès collectifs –les fameuses class actions– de l’histoire judiciaire américaine. Au terme de ce “Concussion Settlement”, les deux parties avaient conclu à un accord: les milliers de plaignants devaient recevoir 765 millions de dollars de la NFL. Mais des années plus tard, seule une poignée de familles a touché son dû. Les autres accusent la ligue de tout faire pour ralentir ou annuler le versement de l’argent. Familles, anciens joueurs et médecins impliqués dans le procès subissent une véritable “campagne de discrédita­tion”, dénonce ainsi Alison Owens, dont le mari, l’ancien joueur Terry Owens, est décédé en 2012. Elle cite en exemple les autopsies d’anciens athlètes menées par la docteure Mckee de l’université de Boston. Utilisées comme preuves pendant les audiences, elles sont aujourd’hui remises en cause par les “experts” de la ligue. Entre eux, les anciens joueurs et leurs femmes murmurent leur “peur de la NFL”. Ils parlent aussi, de façon plus ou moins ouverte, de racisme. Les derniers chiffres disponible­s donnaient en 2016 une proportion de 70% d’afro-américains parmi les joueurs de la ligue –quand l’intégralit­é des propriétai­res d’équipe, à quelques rares exceptions près, sont blancs. Pas un hasard, selon eux. Mais plutôt le résultat d’un mécanisme qui fait tout pour les transforme­r en chair à canon. Nick Bell, qui dit pudiquemen­t qu’“être noir n’a jamais été facile”, prend son histoire en exemple. Étudiant au Nevada, il voulait être architecte. Mais les frais de scolarité étaient trop élevés. Et dans son lycée de Las Vegas, quelques sprints sur la piste d’athlétisme ont suffi à décider de son destin. “L’entraîneur m’a vu courir un 100 mètres et il m’a dit: ‘Toi, tu vas jouer au foot.’ Je n’avais même pas le choix.” Bourse à la clé, il intègre une équipe universita­ire et file droit vers la carrière pro qui l’attend à la sortie. Comme des milliers de jeunes Afro-américains originaire­s de tous les États du pays. “Beaucoup de jeunes Noirs n’ont pas la possibilit­é d’étudier correcteme­nt, complète Trisha Bell. Donc, pour ceux qui ont du talent, le football est le seul moyen de gagner de l’argent, de partir de chez eux et d’avoir une vie. C’est un système.” Lorraine Dixon est d’accord. Depuis 2015, le mari de cette avocate au sein de l’agence de protection de l’environnem­ent à Dallas est cloué à un lit d’hôpital. Ancien joueur pro pour les Bengals de Cincinnati, il souffre de la maladie de Charcot. Selon Lorraine, les joueurs afroaméric­ains sont “traités davantage comme du bétail que comme des êtres humains”. Preuve en est, l’affaire mouvementé­e poursuivan­t

“Les joueurs noirs sont traités davantage comme du bétail que comme des êtres humains” Lorraine Dixon, femme de Rickey Dixon, ancien joueur des Bengals de Cincinnati

Colin Kaepernick, ancien quarterbac­k des 49ers de San Francisco devenu un symbole depuis qu’il a posé un genou à terre pendant l’hymne américain fin août 2016, afin de protester contre les violences policières à l’encontre des Noirs. Une image forte pour la communauté afro-américaine. Mais pas autant que la mise au ban du joueur star, traité publiqueme­nt de “fils de pute” par le président Donald Trump, et désormais privé de contrat profession­nel. Comme si un joueur de football américain noir n’avait pas le droit à la parole.

“Regarde-moi”

Les joueurs et leurs familles arriveront-ils un jour à échapper à ce destin maudit? Chaque jour, Tara Nesbit passe des heures et des heures à lire les discussion­s qui s’écrivent sur sa page “Women of the NFL”. “C’est un travail à plein temps”, rit-elle. Selon elle, ces discussion­s permettent déjà, à leur niveau, de régler plusieurs problèmes. “Cela a aidé des femmes à se sentir moins seules face à ça. Il y a moins de femmes de joueurs qui divorcent aujourd’hui, le groupe les a aussi aidées à mieux comprendre les crises et les comporteme­nts erratiques de leur mari, et à se soutenir les unes les autres dans cette situation.” À l’inverse, quand elle passe en revue les discussion­s du groupe, il arrive que Trisha Bell, elle, enrage. “Les plus jeunes femmes se disputent avec celles qui font face aux procès et aux problèmes de santé, raconte-t-elle. Elles ne veulent pas entendre ce qui les attend dans 20 ans.” Parmi les messages qu’elle cite, des “Taistoi!” ou encore “J’adore le foot, moi, je ne veux pas entendre tes histoires de blessures cérébrales”. Nombreuses sont celles qui refusent de croire à ces récits dignes de vétérans de guerre et qui préfèrent échanger des conseils sur la meilleure façon de “vendre une maison à cinq millions de dollars dans la banlieue d’atlanta”, dénonce Trisha. Chez les hommes, aussi, la situation paraît compliquée à renverser. Depuis quelques années, le neveu de Nick Bell, Xavier, 21 ans, étudie en Arizona, dans l’ouest du pays. Il touche une bourse. La contrepart­ie? Jouer pour les Arizona Wildcats, l’équipe de football de son université. Lors des réunions de famille, Nick s’oblige toujours à aller le voir. “Regarde-moi”, lui répète-t-il. “Je lui dis de prendre l’argent, de jouer le moins possible et de se barrer. Il a la réalité du football face à lui.” Mais Xavier ne l’écoute pas. Il sera sur le terrain la saison prochaine.•tous

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La salle à manger des Bell.
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Nick Bell a marqué 7 touchdowns en 35 matchs de NFL.
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